À proximité du stade Al-Rayyan flambant neuf, les chaudes températures du mois d’octobre commencent à baisser en cette fin d’après-midi. Dans cette partie désertique du Qatar, située à l’intérieur des terres à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Doha, les taux d’humidité sont moindres. Au centre du club Al-Rayyan SC, c’est l’heure de l’entrainement. Les grosses cylindrées défilent à l’entrée, les joueurs se présentent pour préparer deux matchs de la plus haute importance. Al-Rayyan SC, l’institution la plus populaire du pays entrainée par le Français Laurent Blanc s’apprête à disputer un match de championnat contre Al-Duhaïl SC, la jeune et puissante équipe de l’armée, avant d’affronter en finale de la Coupe de l’émir l’un de ses rivaux historiques, l’Al-Sadd SC, dans le nouveau stade d’Al-Thumama qui sera inauguré pour l’occasion en présence du souverain.
Du côté d’Al-Rayyan SC, ces dernières semaines, c’est surtout l’arrivée de la star colombienne James Rodriguez qui concentre l’attention des médias du monde entier. Pour James Rodriguez, des dirigeants évoquent en coulisse un salaire hebdomadaire qui avoisine les 230 000 euros nets d’impôts. En interne, c’est le sujet numéro un des discussions avant même une finale de Coupe de l’émir ô combien primordiale pour un club en mal de résultats sportifs.
Une légitimité à prix d’or
Le travail du département média du club s’est d’ailleurs considérablement intensifié ces derniers mois, avec l’arrivée de Laurent Blanc puis celle de James Rodriguez, et il croule sous les demandes d’interviews. Le Qatar achète surtout, avec ces vedettes du football, une forme de légitimité pour un émirat jugé à tort comme n’ayant pas de passé sportif. Pourtant, autour des grandes confrontations qui animent ses stades, c’est bien une culture sportive propre à l’émirat qui apparaît.
La faible démographie qatarie doublée par les effets de la mondialisation du football qui détournent le regard des passionnés.e.s vers leurs clubs européens de cœur tend à laisser croire que le Qatar n’a pas de tradition sportive. Pourtant, la passion pour le football est bien là, la chaîne sportive locale Al-Kass en témoigne. Contrairement aux idées reçues, le sport n’est pas nouveau dans l’histoire de l’émirat, son caractère politique et sa volonté de briller sur le terrain non plus. La nouveauté réside dans la dimension mondiale que le sport revêt dans la politique de l’émirat depuis les années 2000.
À Doha, lors de certaines rencontres, la ferveur de passionné-e-s de football espérant la victoire de leur équipe émane des travées. « Al-klasiko » — mot arabisé faisant référence au « clasico », match opposant le FC Barcelone au Real Madrid CF et qui déchaine les passions mondiales —, « al-derby », les mots parlent d’eux-mêmes : un match Al-Rayyan SC contre Al-Sadd SC, une opposition entre Al-Rayyan SC et Al-Arabi SC ne sont pas anodins, et permettent de distinguer des rivalités bien ancrées. Loin du récit officiel qui promeut l’idée d’une société qatarie homogène autour de la figure de l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani, les rivalités du football qatari traduisent des divisions. Al-klasiko, mettant aux prises Al-Rayyan SC à Al-Sadd SC, s’est imposé ces dernières années comme le match phare.
Ces deux puissantes équipes sont, d’ailleurs, cette année une nouvelle fois à l’affiche de la finale de la Coupe de l’émir tant attendue. La fréquence de ce match au cours de ces dernières années témoigne de la domination d’Al-Rayyan SC et Al-Sadd SC sur le football qatari. Al-Duhaïl SC, la jeune institution de l’armée, est venue se greffer à partir de la fin des années 2000 à cette rivalité. Mais cela ne doit pas faire oublier que les matchs qui concentrent le plus de ferveur restent al-derby, opposant Al-Rayyan SC à Al-Arabi SC et Al-Arabi SC à Al-Sadd SC.
Une histoire de familles et de localités
L’identité d’Al-Arabi s’est forgée dès les années 1950 dans les milieux marchands d’une ville de Doha encore compacte, centrée sur son port et son rivage. « Al-Arabi, ce sont les Al-Jaber » nous explique un responsable, attestant ainsi de la division sociale qui structure les appartenances sportives. Parler des Al-Jaber, c’est évoquer les milieux marchands a’jamî, étrangers (au sens de non arabes). Al-Jaber, Al-Hitmi, Al-Khelaïfi, ces noms de famille se retrouvent dans l’ADN du club : pas tous ’ajam, ils reflètent néanmoins un tissu sociologique tourné vers le port.
« Nous sommes les gens du désert, des Bédouins », disent d’eux les supporters d’Al-Rayyan. À Al-Rayyan, au cœur des terres, les clubs d’Al-Rayyan Al-Qadim et d’Al-Shebab Al-Rayyan fusionnent en 1967. Cette nouvelle formation se regroupe autour des leaders de ces deux équipes, Hamad Abdallah Al-Marri et Majid Aman Al-Abdallah. Le premier prend la tête du nouveau club, le second lui succèdera quelques années plus tard. Al-Marri, Al-Abdallah, Al-Hajri, Al-Thani, Al-Kaabi, Al-Khater sont des noms de famille que l’on retrouve au sein de ses premiers effectifs, et ils traduisent la place qu’occupe Al-Rayyan SC en périphérie de Doha.
Définie comme un lieu de résidence par le cheikh Jassim Ben Mohamed Al-Thani au début du XXe siècle, cette importante palmeraie est considérée comme le fief des Al-Thani, et concentre les grandes familles d’origine bédouine et les lignées guerrières à l’instar des Al-Marri. Au Qatar, qui dit grandes familles dit populations affranchies de l’esclavagisme. L’une des légendes du club, Mansour Muftah Al-Abdallah, porte d’ailleurs cette marque de l’esclavagisme à travers le prénom de son père Muftah, attribué aux esclaves ou aux protégés de grandes familles1.
Cette même ligne de fracture entre grandes familles d’origine bédouine et familles issues de milieux marchands vient nourrir l’opposition entre Al-Arabi SC et Al-Sadd SC. Elle met aux prises ces mêmes familles du port à un club fondé, dans la ville de Doha en voie d’éclosion, autour de jeunes du quartier d’Al-Sadd, issus eux aussi de grandes familles d’origine bédouine, les Al-Attiyah et Al-Ali.
Al-Klasiko, symbole des passions sportives
Lors de la dernière décennie, le nombre d’Al-clasiko entre les clubs d’Al-Rayyan et d’Al-Sadd s’est multiplié à l’occasion de matchs cruciaux. La dernière finale de la Coupe de l’émir disputée le vendredi 22 octobre 2021 dans un stade plein et une ambiance houleuse marquée par de nombreux faits de matchs discutables a été une nouvelle fois l’illustration de la rivalité géographique entre Doha et Al-Rayyan. L’histoire, l’identité footballistique ou encore le prestige des effectifs font pencher la balance pour l’un ou l’autre club. Al-Sadd SC demeure le plus titré, appelé Al-Zaim — le leader. Il est de plus par deux fois champion des clubs d’Asie de football. Outre un palmarès qui tend à séduire les jeunes générations, les grands joueurs dans ses rangs pèsent en sa faveur. Ancien président d’Al-Sadd SC, l’émir le soutient, même si en raison de sa fonction ses apparitions en tribune princière se font plus rares. Cultivant son image de Bédouin, marque d’un lien privilégié entretenu avec la localité d’Al-Rayyan, l’émir père a pour sa part toujours été un fervent supporter de son club tout comme son fils Abdallah Ben Hamad Al-Thani, actuel prince héritier et ancien président du club.
En arrière-plan, derrière le ballon rond, on perçoit depuis la prise de pouvoir d’Hamad Ben Khalifa Al-Thani en juin 1995 une rupture sur le plan sportif. Les affiches se concentrent désormais essentiellement autour des clubs des grandes familles d’origine bédouine et des équipes rattachées à l’armée. Un membre du club d’Al-Rayyan se souvient : « Le dernier grand match entre notre club et Al-Arabi remonte à l’année 2011, nous étions alors à la lutte avec notre adversaire pour remporter un championnat serré, le stade était plein. Ces moments sont aujourd’hui moins fréquents ».
Les formations fondées autour des milieux marchands ont perdu de leur superbe, on les retrouve dans des sports plus périphériques, à l’image d’Al-Arabi et du handball. La tendance semble favorable aux clubs des grandes familles bédouines. Un phénomène qui se lit à travers l’engagement de l’émir Hamad Ben Khalifa Al-Thani en faveur des tribus aux dépens des privilèges octroyés aux familles marchandes, prenant ainsi le contrepied de son père. Cela induit une recomposition du paysage sportif qui tend à faire de l’al-klasiko le match au sommet, mais pour autant la passion pour Al-Arabi ne faiblit pas dans le cœur des supporters, et continue de témoigner de la diversité des identités au Qatar.
L’homogénéisation de la structure sportive locale conduite par des personnalités de la famille régnante et ses réseaux de clientèles ne peut toutefois masquer le caractère hétérogène de la scène sportive qatarie.
Coupe du monde 2022 : Amnesty dénonce des promesses non tenues
Une réforme du droit du travail d’envergure tant attendue et promulguée en août 2020, ou encore l’organisation de premières élections législatives dans l’histoire du pays au mois d’octobre 2021 : ces derniers mois, le Qatar multiplie les gestes. Pourtant, au vu de l’accélération du rythme des travaux à Doha et dans sa métropole à l’approche de la Coupe du monde 2022, la condition des travailleurs étrangers reste toujours une question épineuse.
Dans son dernier rapport, Amnesty International pointe ainsi du doigt le fait que derrière les promesses de lois ambitieuses2, sur le terrain les témoignages recueillis par l’ONG mettent à mal ce discours officiel. En l’occurrence de nombreux travailleurs migrants restent soumis aux différents obstacles du système de la kafala et peuvent se voir contraints de payer des sommes jusqu’à cinq fois leur salaire pour bénéficier de leurs nouveaux droits.
Pour limiter les envies de changement d’entreprise ou de sortie du territoire, la pratique de la retenue sur salaire par les employeurs est courante. En plus de cadences de travail infernales, Amnesty International alerte sur le fait que si le Qatar veut réellement respecter ses engagements, l’émirat doit employer plus de moyens de contrôle de son système du travail et mettre en place une justice plus impartiale pour juger les plaintes des employé.e.s étranger.e.s. L’ONG invite enfin l’émirat à être plus transparent autour des décès constatés de milliers d’employés sur ses chantiers. Mais à un an de la Coupe du monde, entre la recherche de grandeur et la justice sociale, le Qatar semble déjà avoir arbitré et manie la communication pour masquer ses manquements criants.
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1Annie Montigny, L’Afrique oubliée des noirs du Qatar, Le Journal des Africanistes, numéro 72-2, p. 213-225, 2002.
2Fin du certificat de « non-objection » qui imposait aux travailleurs étrangers d’avoir l’aval de leur employeur pour changer d’entreprise, fin du permis de sortie du territoire, garantie d’un salaire minimum de 1000 QAR soit l’équivalent de 242 euros.