Coupe du monde de football

Au Qatar, les migrants entre réformes timides et abus persistants

L’arrivée de Lionel Messi au PSG ainsi que plusieurs enquêtes pointant du doigt le lourd tribut payé par les ouvriers étrangers sur les chantiers de la Coupe du monde 2022 illustrent la stratégie sportive du Qatar. Hiba Zayadin, chercheuse sur le Golfe à Human Rights Watch s’entretient avec Mouin Rabbani

Doha, 17 sécembre 2019. Ouvriers du bâtiment sur les tribunes du nouveau stade Al-Bayt
Giuseppe Cacace/AFP

Mouin Rabbani. — Qui sont les ouvriers impliqués dans la construction des installations de la Coupe du monde de la FIFA 2022 au Qatar ? Disposons-nous de données fiables sur leur nombre, leur pays d’origine, leur salaire moyen, la durée de leur séjour, leur statut légal au Qatar, ainsi que sur les décès et les blessures des travailleurs ?

Hiba Zayadin. — Le Qatar dépend presque entièrement d’environ deux millions de migrants, qui représentent 95 % de la main-d’œuvre du pays dans des secteurs allant de la construction aux services et au travail domestique. Ils sont originaires principalement d’Inde, du Népal, du Bangladesh, du Sri Lanka, du Kenya et des Philippines.

Ils viennent au Qatar parce qu’ils n’ont pas de possibilités d’emploi stable dans leur pays d’origine ou parce qu’ils pensent pouvoir gagner plus d’argent en travaillant à l’étranger. Beaucoup laissent derrière eux des familles qui dépendent d’eux financièrement. Le Qatar a le ratio migrants/citoyens le plus élevé au monde. Sans ces travailleurs, son économie serait paralysée.

Malheureusement, les données du recensement du Qatar ne ventilent pas la population par origine nationale, et le Qatar ne publie pas de statistiques régulières et vérifiables de manière indépendante sur le salaire moyen, la durée du séjour ou le statut juridique dans le pays d’accueil. En septembre 2020, le Qatar a adopté une loi établissant un salaire minimum de base de 1 000 QAR (230 euros) qui s’applique à tous les travailleurs, indépendamment de leur nationalité ou de leur secteur d’emploi.

Au cours des quatre dernières années, Human Rights Watch a exhorté à plusieurs reprises les autorités qataries à enquêter sur les causes des décès inattendus ou inexpliqués parmi des travailleurs migrants, souvent jeunes et par ailleurs en bonne santé, et à rendre régulièrement publiques ces données ventilées par âge, sexe, profession et cause du décès. L’organisation a également exhorté le Qatar à adopter et à appliquer des restrictions adéquates sur le travail en extérieur afin de protéger les travailleurs des risques potentiellement mortels liés à la chaleur. Malheureusement, Doha a refusé de rendre publiques des données significatives sur les décès de travailleurs migrants, et les réglementations conçues pour protéger les travailleurs des dangers de la chaleur et de l’humidité extrêmes sont encore particulièrement inadéquates.

La survivance de la « kafala »

M R.Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les travailleurs migrants travaillant dans le secteur de la construction au Qatar, notamment en ce qui concerne les installations construites pour la Coupe du monde de la FIFA 2022 ?

H. Z. — Les travailleurs migrants qui se rendent au Qatar et dans d’autres pays de la région du Golfe sont confrontés à des abus tout au long de leur cycle de migration. Cela commence dans leur pays d’origine, où ils paient souvent des frais de recrutement exorbitants uniquement pour obtenir un emploi au Qatar, et s’endettent souvent lourdement au cours du processus. Lorsqu’ils arrivent dans le pays d’accueil, on leur présente parfois des contrats moins rémunérateurs que ce qui leur avait été promis.

Les recherches de Human Rights Watch ont également montré que les violations des droits des travailleurs migrants au Qatar sont graves et systématiques, et que ces violations découlent souvent de son système de gouvernance du travail connu sous le nom de kafala (parrainage), qui lie le statut légal des travailleurs migrants dans le pays à leurs employeurs. Ce système criminalise la « fuite », c’est-à-dire le fait de quitter un employeur sans autorisation, par exemple pour changer d’emploi. Les travailleurs migrants sont également soumis à la confiscation systématique de leurs passeports par leurs employeurs et doivent payer des frais de recrutement pour obtenir un emploi dans le Golfe, ce qui peut les maintenir endettés pendant des années.

Conjugués à l’interdiction des grèves de travailleurs et à l’inefficacité de la mise en œuvre et de l’application des lois destinées à protéger les droits des travailleurs migrants, ces facteurs ont contribué aux abus, à l’exploitation et même au travail forcé. Parmi les griefs les plus courants des travailleurs migrants figurent le non-paiement ou le retard de paiement des salaires, les conditions de vie dans des logements surpeuplés et insalubres, et les heures de travail excessives. Les travailleurs de la construction et les travailleurs migrants du secteur des services, y compris les nettoyeurs et les agents de sécurité, sont les plus indispensables à l’organisation d’une Coupe du monde réussie et sont pourtant parmi les plus vulnérables.

Le Comité suprême pour la livraison et l’héritage (SC) — l’organisme national chargé de superviser l’organisation de la Coupe du monde au Qatar — a mis en place des protections supplémentaires spécialement pour les travailleurs migrants de la construction employés sur les sites des stades, ce qui a permis d’améliorer les conditions de travail. Mais ces protections ne s’appliquent qu’à environ 28 000 travailleurs, soit un peu moins de 1,5 % de la population migrante totale du Qatar. Elles ne s’appliquent pas aux travailleurs qui construisent le réseau de métro, les autoroutes, les parkings, les ponts, les hôtels et d’autres projets d’infrastructure essentiels pour accueillir les millions de visiteurs que la Coupe du monde attirera. Elles excluent également les nettoyeurs, le personnel de restauration, les agents de sécurité, les chauffeurs et les stewards, des hommes et des femmes qui devront assumer les efforts du secteur de l’hôtellerie pour accueillir l’afflux de personnes visitant le pays. Et même sur les sites des stades, les travailleurs ont signalé des violations de la loi et des protections supplémentaires du SC.

Des réformes insuffisantes

M R.Comment le gouvernement du Qatar, la FIFA et les autres acteurs de la Coupe du monde 2022 ont-ils répondu aux diverses critiques sur le traitement des travailleurs migrants participant à la construction des installations de la Coupe du monde, et les mesures qu’ils ont prises ont-elles eu un impact significatif ?

H. Z. — En octobre 2017, après plusieurs années de pression exercée par des organisations de défense des droits humains, des médias et des syndicats internationaux, le Qatar a promis de démanteler le système de la kafala, qui donne aux employeurs un contrôle excessif sur le statut juridique des travailleurs migrants, et de mettre en œuvre d’autres réformes du travail dans le cadre d’un accord de coopération technique de trois ans avec l’Organisation internationale du travail (OIT).

Depuis lors, le Qatar a introduit plusieurs réformes qui réduisent les aspects abusifs du système de kafala et offrent une protection accrue des travailleurs. Les réformes les plus significatives ont été la levée de l’obligation d’autorisation de sortie pour la plupart des travailleurs, qui empêchait les migrants de quitter le pays sans le blanc-seing de leur employeur. L’autorisation pour les migrants souhaitant changer d’emploi avant la fin de leur contrat n’a également plus cours. Une nouvelle loi établissant un salaire minimum de base non discriminatoire pour tous les travailleurs constitue aussi une avancée. Le Qatar a également mis en place des comités de résolution des conflits du travail, afin de donner aux travailleurs un moyen plus efficace et plus rapide de faire valoir leurs griefs à l’encontre de leurs employeurs ; il a adopté une loi portant création d’un fonds de soutien et d’assurance des travailleurs, destiné en partie à garantir que les travailleurs perçoivent les salaires non payés lorsque les entreprises ne les versent pas ; et il a introduit des amendements prévoyant des sanctions plus strictes pour les employeurs mauvais payeurs.

Pourtant, les travailleurs migrants restent vulnérables aux abus et à l’exploitation. La mise en œuvre et le contrôle inadéquats des dispositions légales actuelles font qu’elles se traduisent rarement par des protections effectives pour les travailleurs, et les employeurs ont tout loisir de choisir eux-mêmes quelles protections ils offrent à leurs employés.

D’autres éléments abusifs du système de kafala restent également intacts. Par exemple, le salaire minimum et l’augmentation des sanctions pour les abus salariaux, bien que positifs, ne sont pas allés assez loin pour éliminer les abus salariaux. Un rapport d’août 2020 de Human Rights Watch a révélé que les employeurs du Qatar violaient fréquemment le droit au salaire des travailleurs et que le système de protection des salaires (Wage Protection System, WPS), introduit en 2015 et conçu pour garantir que les travailleurs migrants soient payés correctement et à temps, ne protège pas les travailleurs contre les abus salariaux. Il peut être mieux décrit comme un système de surveillance des salaires présentant des lacunes importantes.

M R.Quelles mesures clés devraient être mises en œuvre pour sauvegarder les droits et la sécurité de ces travailleurs migrants ?

H. Z. — Tant que le Qatar ne démantèlera pas le système de kafala dans son intégralité et ne permettra pas aux travailleurs migrants de s’affilier à des syndicats et de défendre leurs propres droits, les travailleurs continueront probablement à subir des abus et une exploitation. Bien que certaines réformes aient été introduites, des éléments clés qui facilitent les abus subsistent.

Le Qatar continue également d’imposer des sanctions sévères en cas de « fuite », c’est-à-dire lorsqu’un travailleur migrant quitte son employeur sans autorisation ou reste dans le pays au-delà de la période de grâce autorisée après l’expiration ou la révocation de son permis de séjour. Les sanctions comprennent des amendes, la détention, l’expulsion et l’interdiction de revenir sur le territoire.

Ces dispositions peuvent continuer à favoriser les abus, l’exploitation et les pratiques de travail forcé, d’autant plus que les travailleurs, notamment les ouvriers et les employés de maison, dépendent souvent des employeurs non seulement pour leur emploi mais aussi pour le logement et la nourriture. En outre, les confiscations de passeports, les frais de recrutement élevés et les pratiques de recrutement trompeuses se poursuivent et restent largement impunis, et il demeure interdit aux travailleurs d’adhérer à des syndicats ou de faire grève.

Tous les pays du Golfe concernés

M R.Comment la situation des travailleurs migrants du bâtiment au Qatar se compare-t-elle à celle des travailleurs du bâtiment dans d’autres États du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ?

H. Z. — Le Qatar n’est pas le seul pays à utiliser le système de la kafala pour régir sa main-d’œuvre migrante. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Oman, Bahreïn et le Koweït ont également des populations de travailleurs migrants très importantes et imposent diverses formes de ce système. Si le processus de réforme du Qatar a dominé l’actualité internationale, d’autres gouvernements ont eux aussi déclaré leur intention de le restructurer ou de le réformer. Toutefois, ces réformes ne font que du rafistolage et ne contribuent guère à le démanteler.

À l’heure actuelle, les travailleurs migrants des six pays restent liés à leurs employeurs en termes d’entrée dans le pays de destination. La mise en œuvre des réformes déjà adoptées reste inégale dans ces pays. L’une des violations les plus courantes des droits des travailleurs migrants dans les pays du Golfe est le fait que les employeurs ne paient pas les travailleurs à temps et dans leur intégralité, et les travailleurs migrants faiblement rémunérés de toute la région restent extrêmement vulnérables aux violations des droits humains.

Le WPS introduit en 2015 au Qatar a été créé à l’origine par les Émirats arabes unis en 2009. Aujourd’hui tous les pays du CCG, à l’exception de Bahreïn, ont déployé des versions du système de protection de versement des salaires, mais ses limites ont été mises en évidence dans ces pays. Une autre préoccupation dans les six pays du CCG, qui concerne spécialement les travailleurs de la construction et d’autres travailleurs travaillant à l’extérieur, est l’absence de réglementation adéquate en matière de chaleur pour protéger la vie de millions de travailleurs migrants qui effectuent un travail éreintant, jusqu’à douze heures par jour pendant six, voire sept jours par semaine.

Tous les pays du CCG appliquent des interdictions similaires des heures de travail en été, qui ne sont pas liées aux conditions météorologiques et aux températures réelles, mais qui interdisent le travail en plein air à des moments précis de la journée pendant certains mois. Mais les données climatiques montrent que les conditions météorologiques au Qatar et dans d’autres pays du Golfe, en dehors de ces heures et de ces dates, atteignent fréquemment des niveaux qui peuvent entraîner des problèmes de santé liés à la chaleur potentiellement mortels en l’absence de repos approprié. Les six pays doivent faire davantage pour protéger ceux qui construisent leurs infrastructures, font tourner leurs économies et s’occupent de leurs foyers et de leurs enfants. Le point de départ est le démantèlement du système de la kafala et la fin de l’interdiction faite aux travailleurs migrants de se syndiquer.

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