Journal de bord de Gaza 69

« Avant de reconstruire Gaza, il nous faudra nous reconstruire nous-mêmes »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un escalier en colimaçon partiellement détruit, avec des débris éparpillés autour. Le plafond a subi d'importants dégâts, laissant apparaître un trou par lequel la lumière pénètre. Un individu, utilisant des béquilles, se déplace prudemment sur les marches. L'ambiance générale évoque des conditions de délabrement et de désolation, probablement à la suite d'un événement catastrophique.
Gaza, 11 décembre 2024. Une enfant marche à travers des débris vers un escalier en colimaçon au centre culturel Rashad al-Shawa de la municipalité de Gaza, qui a été lourdement endommagé par les bombardements israéliens.
Omar AL-QATTAA / AFP

Jeudi 9 janvier 2025

Aujourd’hui, 70 camions chargés de matériel médical, de médicaments et de fioul sont entrés dans la bande de Gaza et ont été livrés directement à l’hôpital de campagne jordanien. Celui-ci est géré par le gouvernement jordanien, mais plusieurs autres ont été installés, avec l’autorisation d’Israël, par des ONG internationales : Médecins sans frontières, Médecins du monde, International Medical Corps, l’hôpital britannique... D’autres points médicaux sont gérés par des ONG plus petites. Tous ces établissements sont des structures provisoires abritées sous des tentes, prévues pour les terrains de guerre et les catastrophes naturelles. C’est la preuve que les Israéliens peuvent très bien faire passer de l’aide humanitaire s’ils le veulent, sans qu’elle ne soit pillée ni détournée.

Tous ces camions peuvent entrer dans Gaza pour aider un seul établissement étranger, un hôpital provisoire, alors que nos hôpitaux, les hôpitaux palestiniens de Gaza, surtout ceux du Nord, sont anéantis et inutilisables, comme l’hôpital Kamal Adwan ou l’hôpital indonésien. Le directeur de Kamal Adwan, le pédiatre Houssam Abou Safiya, a été enlevé le 27 décembre par l’armée israélienne en même temps que plusieurs membres du personnel médical. Les Israéliens nient ces enlèvements, ce qui fait craindre le pire. À l’heure où j’écris, on est sans nouvelles de ces soignants courageux.

Occupés, encerclés, bombardés

Dans la moitié nord, il reste un seul petit établissement, Al-Awda, pour servir les quelque 50 000 personnes qui y restent encore. Un chirurgien orthopédiste, Dr Adnan Al-Bourch, y a été enlevé en avril dernier par l’armée d’occupation. Il est mort sous la torture dans une prison israélienne.

Dans la moitié sud, la situation est également critique. Au moment où les 70 camions entraient sur le territoire, le ministère de la santé de Gaza lançait un appel au secours : les hôpitaux qui restent dans la moitié sud vont bientôt être mis hors service, par manque de carburant. Il n’y a plus d’électricité depuis le premier jour de la guerre, les Israéliens ayant bombardé les infrastructures, arrêté la centrale électrique et coupé les trois lignes à haute tension qui alimentaient Gaza à partir d’Israël. Les hôpitaux dépendent de groupes électrogènes ou de panneaux solaires, mais ces derniers sont très insuffisants pour faire fonctionner un établissement entier. Pour l’oxygène, les soins intensifs, les maternités, les couveuses, il faut un gros générateur. Au moment où était lancé cet appel à l’aide, une femme en dialyse a perdu la vie à cause d’une coupure d’électricité.

Tout cela éclaire la stratégie israélienne : mettre fin à tout le système de santé publique de la bande de Gaza. Les deux ou trois hôpitaux qui restent dans la moitié sud, l’hôpital Chouhada Al-Aqsa à Deir-el-Balah et l’hôpital Nasser ont été plusieurs fois pris pour cible par l’armée d’occupation. Ils ont été occupés, encerclés, bombardés plusieurs fois. Ils fonctionnent de nouveau, en mode réduit, mais sous la direction d’une ONG, plus comme des hôpitaux publics. Pareil pour l’hôpital européen, à Rafah. Il a été visé et mis hors service. On essaye maintenant de le refaire fonctionner. Ces hôpitaux manquent de tout, de matériel, de carburant, de médicaments. Mais les Israéliens ne laissent rien passer pour fournir ces établissements-là.

Le secteur de la santé n’est qu’un exemple. C’est la même chose pour le ministère des affaires sociales. Normalement, c’est lui qui doit gérer l’aide humanitaire, les allocations familiales, les subventions pour les plus pauvres. Maintenant, tout cela est également pris en charge par des ONG internationales. Pareil aussi pour l’éducation. Aucune école ne fonctionne. D’après l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), 70 à 75 écoles ont été détruites, partiellement ou complètement, et celles qui subsistent servent de refuges aux déplacés, qui n’ont pas d’autre endroit où aller. Ces écoles et ces hôpitaux pleins de réfugiés sont régulièrement bombardés par l’armée israélienne. Plusieurs massacres d’hommes, de femmes et d’enfants y ont eu lieu.

Soignés, éduqués et secourus sous la tente

On commence à voir quelques initiatives pour essayer de continuer l’éducation, souvent soutenues par l’Unicef, mais ce ne sont pas de vraies écoles. Ces écoles informelles, comme les hôpitaux, ou les centres de distribution d’aide humanitaire sont installés sous des tentes. On aurait pu les mettre dans des bâtiments en dur. Mais nous vivons déjà sous des tentes, et les Israéliens veulent habituer nos yeux à ne voir que cela, partout. Nous devrons accepter d’être pour toujours soignés sous la tente, éduqués sous la tente, secourus sous la tente. Il faut nous habituer à vivre de l’aide distribuée par des acteurs non-étatiques. Il faut que notre vie soit une vie d’humiliation de A à Z, loin de toute modernité. Même si la guerre s’arrête maintenant, la reconstruction ne sera pas pour demain. Entre 70 et 75 % de la population dépend déjà de l’aide humanitaire.

J’appelle cela l’internationalisation de Gaza. Nous allons tous dépendre de l’aide internationale. Si à ce moment-là la guerre n’est pas finie et qu’on est toujours à Gaza, ma femme, Sabah, accouchera dans un hôpital de campagne. Les enfants de Sabah et notre fils Walid feront leurs études sous une tente.

C’est cela, la guerre psychologique israélienne. La guerre, ce n’est pas seulement des israéleries, des massacres, des milliers de morts, c’est aussi massacrer les êtres humains à l’intérieur. Nous nous résignons à des choses que nous refusions catégoriquement il n’y a pas si longtemps. Au bout de quinze mois de guerre, avant d’avoir besoin de reconstruire Gaza, nous avons besoin de reconstruire l’être humain, de nous reconstruire nous-mêmes. Mais c’est le plus fort qui décide, et le plus fort a décidé de privilégier tout ce qui vient de l’étranger, tout ce qui peut contribuer à modifier le psychisme des Palestiniens. Nétanyahou a dit qu’il allait ramener Gaza 60 ans en arrière : en réalité, il nous a fait reculer beaucoup plus loin.

Nous sommes plongés dans un état d’instabilité permanente. Instabilité géographique, à cause des déplacements continuels. Sous les ordres de l’armée et la menace des bombardements, il faut démonter les tentes, rassembler ses affaires, prendre les enfants, chercher une charrette pour tout transporter, trouver un autre endroit, un bout de terre pour s’installer. Instabilité sécuritaire, alimentaire, sanitaire. Et tout ça pour mourir sous les bombardements à la fin, ou bien perdre toute humanité. Ne plus sentir la douleur. En arriver au point où, le jour où ils nous diront « il faut partir », on ne partira pas, même si on sait qu’on va être bombardés. Et cela arrive de plus en plus souvent. Il y a des gens, maintenant, qui n’ont plus envie de se déplacer une fois de plus, une fois de trop. Ils sont en train de perdre leur humanité.

Nous sommes dans une cage. Nous nous transportons vers un coin plus tranquille de la cage. Mais un couteau vient nous y frapper, alors on bouge. À la fin, certains ne bougent plus parce qu’ils ne sentent plus le couteau qui les frappe. Ou parce qu’ils sont morts.

C’est ça, la guerre à Gaza. Là, on est en train de parler de négociations, de cessez-le-feu, etc. Les gens sont contents parce qu’on va sans doute arriver à un cessez-le-feu, parce que tout cela va peut-être s’arrêter. Mais la vraie guerre, ce sera l’après-guerre. Il faudra reconstruire les humains et les relations sociales. Reconstruire nos pensées, notre façon de vivre. Cela prendra beaucoup de temps. Si on le leur permet, beaucoup de gens quitteront Gaza. Mais l’ampleur des problèmes psychologiques sera énorme. Ils toucheront aussi bien ceux qui partent que ceux qui restent.

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