Dès 2020, le rapport annuel d’Amnesty International1 faisait état d’une aggravation de la situation dans le petit État du Golfe. Si les nouvelles restrictions affectent la liberté d’expression déjà muselée, les violations de droits humains ont été particulièrement visibles dans la gestion carcérale du pays. Des mouvements de protestation de prisonniers sévèrement réprimés — couverts par le quotidien britannique The Guardian — montrent que la situation de ces derniers s’est largement détériorée du fait de la pandémie, et la surpopulation, les mauvais traitements, le manque d’hygiène et d’accès aux soins pour les détenus inquiètent les ONG et les instances internationales.
Au nom de la sécurité sanitaire
Le Bahreïn a en effet accru le contrôle des expressions critiques et la surveillance de ses habitants à la faveur de la crise sanitaire, profitant de la nécessité de traçage des mouvements de sa population.
De fait, tout commentaire critique de la gestion de la crise a été criminalisé. Comme il l’avait fait avec la guerre au Yémen, entre autres exemples, invoquant la « sécurité nationale » pour réduire au silence toute voix d’opposition à sa politique, le gouvernement a ainsi saisi le motif de la crise sanitaire pour faire taire toute critique à son égard au motif que « les circonstances actuelles » exigeaient de « soutenir les organes et institutions de l’État », d’après Amnesty International. Ainsi, instrumentalisant la pandémie, le gouvernement bahreïnien a mis en place des moyens de plus en plus importants de surveillance, particulièrement sur les réseaux sociaux, lui permettant de contrôler et de réprimer la publication ou la diffusion de « fausses nouvelles » ou de « rumeurs partiales ».
La directrice régionale adjointe d’Amnesty International, Lyna Maalouf, a dénoncé les stratégies utilisées par le Bahreïn, mais aussi d’autres États du Golfe, « pour faire taire tout débat public, en l’occurrence sur la pandémie ». Fort d’un arsenal législatif sur la lutte contre le terrorisme et la cybersécurité, encore renforcé par l’amendement de la Constitution d’avril 2017 qui permet de juger des civils accusés de menacer la sécurité de l’État dans les tribunaux militaires, Bahreïn en a étendu la portée pour y inclure les prises de parole concernant la gestion de la crise du Covid-19. Amnesty International a ainsi critiqué le harcèlement et les intimidations dont ont été victimes de nombreux Bahreïniens, simplement pour s’être exprimés sur la pandémie.
Ces dernières restrictions s’ajoutent à une longue liste : il n’existe ainsi dans le pays plus aucun média indépendant depuis la fermeture en juin 2017 du journal Al-Wasat, sans compter la dissolution de toutes les associations politiques dites d’opposition. Le gouvernement pratique la censure et la surveillance, soumettant à autorisation toute publication, mais aussi les messages sur les réseaux sociaux. À cela il convient d’ajouter que le royaume interdit, depuis 2014, l’accès à son territoire aux observateurs des droits humains dont Amnesty International, Human Rights Watch, et les organismes de protection des droits humains de l’ONU comme le rapporteur spécial sur les droits de l’homme, qui souhaitent enquêter sur les restrictions de libertés et la répression des militants des droits humains bahreïniens.
La gestion de la crise sanitaire n’a souffert aucune critique. Cela s’inscrit dans le droit fil d’une tolérance quasi nulle à toute voix dissidente : depuis plusieurs années déjà, les condamnations pour propagation de fausses nouvelles sont utilisées pour réprimer les voix dissidentes comme celles de l’avocat Abdullah Hashim, condamné en 2019 pour utilisation abusive des réseaux sociaux et publication de fake news pour des tweets postés entre 2017 et 2019, accusant le régime de corruption ou encore celle du militant Nabeel Rajab, condamné à cinq ans d’emprisonnement en 2018 pour des tweets critiquant l’intervention saoudienne au Yémen.
En plus d’étendre le champ des délits et crimes liés à la sécurité nationale, le gouvernement bahreïnien a également augmenté la surveillance à travers la mise en place d’outils de traçage, officiellement utilisés pour lutter contre la propagation du virus, mais dont l’usage massif inquiète les ONG. Dénoncées par Salam for Democracy and Human Rights (Salam DHR) et Amnesty International, ces applications de traçage sont jugées dangereuses pour le respect de la vie privée et contraires à la législation bahreïnie, qui a vu apparaître une loi sur la protection des données personnelles en 2018. L’application BeAwareBahrain notamment est accusée par Amnesty de compter parmi les applications « les plus intrusives au monde », en raison du recueil des informations personnelles et de l’utilisation des données GPS en temps réel.
Ce dispositif est perçu comme disproportionné eu égard au respect des libertés individuelles, alors que le gouvernement a, peu après le lancement de l’application, mis en circulation un bracelet électronique permettant de suivre les cas actifs et d’alerter le ministère de la santé en cas d’éloignement du porteur de bracelet. La sophistication des techniques de surveillance couplée à un cadre législatif défavorable à la libre expression témoigne d’un contrôle accru du régime à la faveur de la crise sanitaire.
Surpopulation carcérale et dégradation des conditions d’hygiène
Malgré la libération d’environ 1 500 prisonniers toutes prisons confondues, le problème de la surpopulation persiste, ce qui a conduit les ONG de droits humains comme Amnesty International à redoubler leurs efforts pour demander la libération des personnes qui n’auraient jamais dû être en prison, à savoir les prisonniers politiques ou d’opinion. L’insistance des ONG quant à la nécessité de libérer plus de prisonniers s’inscrit dans l’inquiétude grandissante face à la situation dans les prisons du pays. Bien que le gouvernement bahreïnien soit peu transparent sur le sujet — la seule annonce des autorités sur le sujet date de fin mars 2021 et n’évoque que trois cas à la prison de Jau —, la réalité relatée au Guardian par le Bahrain Institute for Rights and Democracy (BIRD), une ONG britannique pour la défense de la démocratie et des droits humains à Bahreïn fait état d’au moins 138 cas de Covid depuis mars dans la seule prison de Jau. D’autre part, et malgré les affirmations du gouvernement, les détenus ont dénoncé le fait de ne pas toujours avoir le choix de leur vaccin, et ne pas tous être vaccinés. La gestion sanitaire dans les prisons (notamment la campagne vaccinale) apparait comme déficiente dans les prisons bahreïniennes et fait encourir des risques pour la santé des détenus, alors que l’un d’entre eux est décédé le 9 juin 2021 des suites de la Covid.
Au problème de la surpopulation s’ajoute une importante dégradation des conditions d’hygiène, que le gouvernement ne s’est pas attaché à résoudre malgré la pandémie. Le rapport du département d’État américain sur la situation des droits humains à Bahreïn en 2020 fait état, d’une part, d’une surpopulation toujours flagrante, et d’autre part, de difficultés d’accès à l’eau et aux soins par les détenus. Malgré les déclarations du gouvernement, de nombreux rapports ont souligné le manque d’accès à l’eau pour se laver, le manque d’installations sanitaires ou leur absence d’hygiène dans les prisons. De même, le BIRD a signalé le début d’une épidémie de gale en 2020 à la prison de Jau, en raison de mauvaises pratiques d’hygiène. Si les mauvaises conditions de détention dans les prisons bahreïniennes avaient déjà fait l’objet de protestations, notamment en 2015 dans la prison de Jau, c’est à présent l’inaction du gouvernement qui inquiète : les mesures sanitaires telles que la distanciation physique n’ont commencé à être appliquées que très tardivement.
En avril 2021 encore, Amnesty International dénonçait l’irrespect des règles sanitaires dans les prisons bahreïnies, indiquant que les détenus ne bénéficiaient pas de masques ou de gels hydroalcooliques. Ainsi, le manque d’hygiène et de mesures sanitaires durant la pandémie ont aggravé la situation, mettant en péril la santé des détenus, parfois âgés ou fragiles.
Pas de soins médicaux pour les prisonniers politiques
Discrimination des prisonniers politiques
Principale cible du régime, les opposants politiques ont également fait les frais de la répression étatique pendant la crise sanitaire. Rappelons que, depuis le soulèvement de 2011 demandant des réformes de fond du système politique, le royaume a condamné et incarcéré de nombreux militants des droits humains, opposants politiques ou avocats, à l’issue de procès inéquitables et fondés sur des aveux imaginaires ou obtenus sous la torture.
Alors qu’environ 1 500 prisonniers ont été libérés conformément aux recommandations internationales visant à lutter contre la propagation du virus dans les lieux clos, ces aménagements de peine ont très peu concerné les prisonniers politiques qui peuplent les prisons depuis 2011 et dont le nombre est estimé à 4 000, selon Nabeel Rajab. En effet, le rapport de Salam DRH2 souligne que seul un petit nombre de prisonniers politiques a été libéré en cette période, à l’instar de Nabeel Rajab, éminent militant des droits humains à Bahreïn et président du Bahrain Center for Human Rights (BHCR), condamné pour incitation à la haine contre le régime et propagation de fausses nouvelles, pour ses tweets contre la guerre au Yémen, et libéré le 9 juin 2020.
Cette discrimination à l’égard des prisonniers politiques s’est poursuivie dans le cadre de la crise sanitaire durant laquelle les conditions de détention se sont particulièrement détériorées. En particulier la contagiosité de la Covid-19 a mis en exergue le problème structurel de la surpopulation carcérale. La prison de Jau, la plus importante du pays, accueillerait 2 700 détenus pour une capacité de seulement 1 201 places, selon Human Rights First, ONG américaine exclue du pays depuis 2012.
Privés de soins médicaux
Mais le manque d’hygiène n’est pas l’unique facteur de la dégradation des conditions de détention. Déjà en septembre 2019, le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire, le rapporteur spécial sur les droits des personnes handicapées et le rapporteur spécial sur le droit de toute personne à jouir du meilleur état de santé physique et moral possible, avaient adressé au gouvernement de Bahreïn leur inquiétude devant son refus présumé d’accorder les soins de santé adéquats et nécessaires pour des problèmes de santé graves concernant des dizaines de détenus de la prison de Jau, d’après le rapport de Salam DRH précité de décembre 2020.
Bien que le gouvernement ait indiqué que les prisons étaient équipées d’un personnel médical expérimenté et d’équipements modernes, les détenus ont dit avoir rencontré des difficultés à accéder aux soins, y compris les détenus atteints de maladies chroniques, nécessitant des soins réguliers, selon le rapport du département d’État américain. Ainsi, un rapport conjoint des ONG Salam DHR et le Bahrain Forum for Human Rights indique que les formes les plus graves de torture et de mauvais traitements détectées ces dernières années dans les prisons sont le refus d’accès aux soins médicaux. En effet, selon ce rapport, « de janvier 2018 au 15 mars 2021, 776 cas de violations du droit de recevoir un traitement médical approprié et nécessaire ont été recensés ».
Cette privation de soins, contraire aux obligations internationales de Bahreïn en matière de droits humains, s’est particulièrement manifestée à l’encontre des figures de l’opposition politique incarcérées, telles que Hassan Mushaima ou Abduljalil Al-Singace, souffrant de diverses pathologies chroniques.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (OHCHR) s’est à son tour saisi de cette question en avril 20213, après la répression violente d’un sit-in pacifique organisé à la prison de Jau suite au décès du prisonnier politique Abbas Mal Allah, le 5 avril 2021, faute d’avoir pu obtenir le traitement médical dont il avait besoin. L’ONU a demandé au gouvernement la réalisation d’une « enquête approfondie et efficace sur la répression violente du sit-in », ainsi que des informations sur le bien-être des détenus et la garantie d’accès aux soins pour les détenus, tandis que le porte-parole du gouvernement continuait d’affirmer qu’il n’y avait aucun cas actif de coronavirus à la prison de Jau et que les détenus avaient accès aux tests et aux vaccinations.
Le décès, le 9 juin 2021, du prisonnier politique Hussein Barakat des suites de complications liées à la Covid a, à son tour, provoqué l’indignation populaire. Des centaines de manifestants se sont réunis dans les rues de Driah, accusant le roi d’être responsable de la mort d’Hussein Barakat, qui avait reçu deux doses du vaccin Sinopharm, mais dont la dégradation de l’état de santé n’a pas été prise en compte par les autorités pénitentiaires. En effet, selon Salam DHR, « malgré le diagnostic d’un manque sévère d’oxygène, Barakat a été renvoyé vers sa cellule où il est resté cinq jours avant que son état ne se détériore rapidement ».
La déclaration officielle du roi Hamed Ben Issa Al-Khalifa à l’occasion de l’anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme mettant en avant les « valeurs démocratiques et le respect des droits de l’homme » comme les « deux ailes qui accompagneront Bahreïn vers l’avenir »4 perd de sa splendeur devant la réalité de la situation sanitaire.
L’État du Golfe, qui s’est toujours montré indifférent aux condamnations internationales, s’enferme dans un schéma de plus en plus répressif et indifférent des droits humains, malgré les alertes des ONG et de la communauté internationale. L’instrumentalisation de la crise sanitaire pour intensifier la répression et la censure, particulièrement à l’encontre des prisonniers politiques, inquiète quant à l’avenir du pays qui s’éloigne un peu plus chaque jour d’une transition démocratique.
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1Amnesty International, Rapport 2020/21, La situation des droits humains dans le monde, 7 avril 2021.
2Salam for Democracy and Human Rights, Briefing : Human Rights Situation in Bahrain November 2020, 26 décembre 2020.
3OHCHR, « Press briefing notes on Bahrain », 30 Avril 2021.
4Ministère des affaires étrangères de Bahrein.