Bahreïn. La Palestine, levier du mécontentement populaire

La retour de l’ambassadeur israélien au Bahreïn, le petit royaume du Golfe, ravive une contestation toujours latente. Malgré la répression, des militants donnent de la voix et s’expriment contre la normalisation avec Israël et pour le retour des libertés dans la monarchie.


Deux hommes en costume discutent assis dans un salon élégant, drapeaux visibles.
Manama, le 4 décembre 2022. Rencontre entre le président israélien Isaac Herzog et le roi de Bahreïn Hamad Ben Issa Al-Khalifa
Amos Ben Gershom / Government Press Office / Wikimedia

« La Palestine est notre cri, Bahreïn est notre douleur », peut-on lire sur un mur. Ici, les graffitis documentent la dissidence, mais aussi la répression : dès leur apparition, les autorités les recouvrent de peinture noire, souvent en pleine nuit. Ce qui n’empêche pas leur réapparition, en nombre. En août 2025, le retour d’un ambassadeur d’Israël à Manama, capitale du Bahreïn, après dix-huit mois d’absence, fait descendre dans la rue les Bahreïniens. Douze personnes sont arrêtées, selon le site Al-Bahreïn Al-Youm.

Pour des questions de sécurité et surtout à la demande de la monarchie qui souhaitait préserver sa stabilité, Israël avait retiré sa représentation diplomatique de l’archipel au lendemain des attaques du Hamas le 7 octobre 2023. L’ambassade avait été inaugurée seulement quelques semaines auparavant, trois années après la signature des accords d’Abraham.

Pour beaucoup de Bahreïniens, la nomination du nouvel ambassadeur, Shmuel Revel, sonne comme une provocation. Comme si la guerre à Gaza, les raids israéliens et l’impunité d’Israël n’avaient rien changé et que le processus de normalisation des relations avec Tel-Aviv pouvait se poursuivre. Dans le village de Diraz, bastion historique de la contestation sur la côte nord-ouest, ainsi que dans la périphérie de Manama, dans les quartiers de Sanabis et d’Abou Saïba, la colère gronde.

Drapeaux palestiniens et banderoles antirégime

Pour l’opposition, la question palestinienne rejoint sa propre lutte contre l’autoritarisme de la famille régnante Al-Khalifa, appartenant à la minorité sunnite du Bahreïn, dans ce pays majoritairement chiite. Depuis le soulèvement issu des « printemps arabes » en 2011, le régime a méthodiquement écrasé toute velléité de changement, impulsée en particulier par la jeunesse chiite, et opéré une transformation des techniques de surveillance.

L’arsenal répressif du pouvoir est bien rodé : arrestations arbitraires, descentes nocturnes dans les quartiers perçus comme hostiles aux Al-Khalifa et censure numérique toujours plus sophistiquée. En 2023, d’après Human Rights Watch, au moins 57 personnes, dont des mineurs, avaient été arrêtées pour avoir participé à des rassemblements en soutien à Gaza ou relayé des images.

Les jeunes organisent des rassemblements éclairs via des canaux numériques pour partager des vidéos de la répression à Gaza. Ils appellent également au boycott des produits israéliens. Comme ailleurs dans les monarchies du Golfe, les enseignes accusées de soutenir la politique de colonisation sont particulièrement ciblées. Sous la pression populaire, le groupe émirien Majid Al Futtaim, détenteur dans plusieurs États de la franchise Carrefour, a choisi de rebaptiser ses magasins HyperMax afin d’apaiser les tensions et de préserver sa position sur le marché moyen-oriental. Malgré les risques, des hashtags en arabe comme #BahreïniensContreLaNormalisation ou #LaPalestineCrieEnNous sont lancés sur les réseaux sociaux.

Loin d’être un phénomène isolé, cette contestation s’inscrit dans une tradition de lutte. Des soulèvements des années 1960, où paysans et ouvriers défiaient l’ordre féodal des Al-Khalifa, aux grèves et manifestations des années 1990, où le peuple réclamait justice sociale et droits politiques, chaque génération a écrit sa propre page. Et nourri l’élan de février 2011, lorsque des milliers de Bahreïniens ont convergé vers le rond-point de la Perle au centre de Manama, dans le sillage des « printemps arabes ». La répression violente de ce mouvement, menée par le Conseil de coopération des États arabes du Golfe, a fait plus de 60 morts et s’est traduite par une vague d’arrestations, plongeant des familles entières dans le deuil ou l’exil.

Entre 1950 et 1954, ses années de naissance et de mort, le magazine Sawt al-Bahrain, a joué un rôle central dans le soutien à la cause palestinienne et dans la formation d’une conscience politique régionale. Fondé par un collectif d’intellectuels nationalistes arabes, dont le syndicaliste Abdel Rahman Mohammed Al-Bakr et le journaliste Ali Sayyar, le périodique était ancré dans une perspective anticoloniale et progressiste. Il publiait également des contributions d’auteurs arabes renommés tels que la poétesse palestinienne Fadwa Touqan dont les textes parlent de justice et de résistance. Ces écrits circulaient largement au sein des milieux éducatifs et intellectuels bahreïniens, participant à une sensibilisation des jeunes générations aux idéaux de solidarité arabe. Parallèlement, dans les écoles, les associations culturelles et les matam (salles de deuil chiites), la question palestinienne devenait un vecteur d’éducation politique et morale, associant la mémoire collective à la lutte contre l’oppression.

Dans les villages et quartiers chiites, la répression systématique a façonné une identité fondée sur la contestation. Les enfants ayant grandi sous le poids des arrestations ont pu façonner leur conscience politique dans les parloirs de prison, devenus des lieux de transmission politique. Les rituels de deuil et de commémorations, organisés dans les villages par les familles, sont également des moments d’apprentissage et de revendication. Cette transmission intergénérationnelle repose sur ce que Luke G. G. Bhatia, maître de conférences en politique internationale à l’université de Manchester, a identifié, dans ses recherches sur le Bahreïn, comme un « capital militant » familial. Celui-ci permet aux jeunes de perpétuer l’engagement politique malgré la répression.

Privés de leurs leaders emprisonnés ou pour certains contraints à l’exil, les Bahreïniens ont déplacé le champ de bataille sur les réseaux sociaux. En 2025, des figures comme le militant pour les droits des prisonniers politiques Ahmed Dawood et son épouse Iman Chaker Al-Mahouzi, tous deux arrêtés, puis incarcérés, incarnent cette mutation vers une mobilisation qui se tient éloignée des organisations1. La diaspora, portée par des voix comme Maryam et Zainab Al-Khawaja, reconnues pour leur défense des droits humains2, ou Sayed Ahmed Alwadaei, directeur depuis Londres de l’organisation Bahrain Institute for Rights and Democracy (BIRD), tente de transformer l’exil en arme de mobilisation transnationale.

Arsenal technologique

Le régime, déjà investi dans le contrôle de la sphère numérique, l’a renforcé en nommant deux hommes clés à sa tête. Le premier est le cheikh Nasser Ben Hamad Al-Khalifa, fils favori du roi Hamad Ben Issa Al-Khalifa et commandant de la garde royale depuis 2011. Le second est son demi-frère ainé, le prince héritier Salman, qui supervise le renseignement numérique. Celui-ci s’opère notamment par la surveillance des messageries en ligne, l’infiltration des groupes militants, et les condamnations de toute parole critique au motif de l’« atteinte à la sécurité nationale ».

Le Bahreïn a doté son appareil sécuritaire d’un arsenal technologique combinant deux approches. D’un côté, le deep packet inspection (DPI) analyse en profondeur le trafic internet, permettant aux autorités de filtrer, bloquer ou surveiller les communications à grande échelle. Contrairement aux logiciels espions, il ne cible pas des individus mais des flux de données, intercepte des échanges et détecte des mots-clés, liens ou applications suspectes. D’après le Citizen Lab, Privacy International et d’autres organisations non gouvernementales (ONG), Bahreïn a intégré ces systèmes au cours des années 2010 pour mater son printemps arabe.

De l’autre, les spywares ou malwares conçus pour l’espionnage. Ils infiltrent smartphones, ordinateurs et tablettes pour en prendre le contrôle total, accéder aux messages, activer caméras et micros, géolocaliser en temps réel. Leur force réside dans leur discrétion. Pegasus, développé par l’entreprise israélienne NSO Group, est le plus connu. Il est utilisé par Bahreïn pour espionner plusieurs opposants en exil. L’enquête du consortium Forbidden Stories avait révélé en 2021 l’espionnage par le pouvoir d’au moins treize personnalités issues de la société civile bahreïnienne, parmi lesquelles des avocats, journalistes ou médecins3.

Des accords qui ouvrent les vannes du cybercontrôle

Depuis les accords d’Abraham signés en septembre 2020, cette surveillance s’appuie aussi sur des technologies importées d’entreprises israéliennes spécialisées dans la cybersécurité et l’espionnage numérique. Dans ce domaine de pointe, le savoir-faire acquis par les Israéliens figure parmi les plus reconnus au monde. La normalisation avec Israël, qui s’inscrit dans une dynamique plus large de rapprochement technologique, renforce les capacités du régime à traquer les voix dissidentes. Le dispositif sécuritaire du régime s’appuie aujourd’hui sur des outils spécialisés, comme Verint Systems, NSO Group, mais aussi XM Cyber, fondé par d’anciens responsables du Mossad, ou encore Cellebrite, expert dans l’extraction et l’analyse de données numériques.

Dans ce marché, la monarchie Al-Khalifa ne se contente pas d’acquérir des outils, elle cherche aussi à accroître son expertise en s’inspirant du savoir-faire technologique israélien. Villages identifiés comme foyers d’opposition, réseaux de télécommunications et institutions publiques sont en permanence surveillés.

Les autorités ne se contentent plus de réprimer, elles anticipent, infiltrent et étouffent la contestation avant même qu’elle ne s’organise, réduisant l’espace de liberté à une poignée de gestes surveillés.

Les Al-Khalifa ont depuis longtemps veillé à s’assurer les faveurs des États-Unis. C’est ainsi que le royaume abrite le commandement général de la cinquième flotte de la marine américaine. L’alliance avec Israël a placé le Bahreïn dans les petits papiers de Donald Trump, tout comme l’annonce au cours de l’été 2025 d’investissements bahreïniens aux États-Unis à hauteur de 17 milliards de dollars (14 milliards d’euros). Les excellentes relations des Al-Khalifa avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite offrent une autre assurance. La monarchie sacrifie sa légitimité populaire, déjà érodée par des décennies de déclin économique et de répression.

Sur la question palestinienne comme sur les enjeux de droits humains, deux Bahreïn se font face. D’un côté, un régime qui mise sur les alliances extérieures pour se maintenir. De l’autre, une société civile dominée par la jeunesse chiite qui refuse de voir sa mémoire collective effacée. Les manifestations d’août qui se sont poursuivies des semaines durant ne sont pas un simple sursaut. Tant que les murs de Diraz porteront les couleurs de la Palestine, malgré les couches de peinture noire, le régime saura que la normalisation reste un processus inachevé et profondément contesté.

1NDLR. Iman Chaker Al-Mahouzi a été libérée sous contrôle administratif tandis qu’Ahmed Dawood est toujours en détention et serait accusé de collaboration avec un État étranger.

2NDLR. Toutes les deux sont exilées à Londres. Maryam l’est depuis 2014 et Zainab depuis 2016.

3«  Pegasus : La nouvelle arme mondiale pour faire taire les journalistes  », Forbidden Stories, 18 juillet 2021.

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