Batailles autour de la Constitution en Égypte

Les Frères musulmans exclus du débat · Depuis la chute de Hosni Moubarak, c’est d’abord sur le terrain constitutionnel que se sont livrées les principales batailles pour l’élargissement des pouvoirs exécutif et législatif. Une assemblée constituante, le « comité des Cinquante » révise à nouveau la Constitution. Parmi ses cinquante membres se trouvent des représentants des institutions religieuses, de la société civile, de l’armée et de la police. Mais les Frères musulmans, jugés responsables des dérives autoritaires du texte précédent en sont exclus.

« Non à une nouvelle Constitution sous l’autorité militaire », Le Caire, janvier 2013.
Photo Hani Gresh.

Depuis la chute du président Hosni Moubarak en février 2011, le processus de transition en Égypte s’est cristallisé autour de la référence constitutionnelle. Parée de toutes les vertus, la Constitution est devenue le symbole auquel recourent les différents acteurs politiques pour construire ou renforcer leur légitimité politique. La transition constitutionnelle, tributaire de ce rapport de forces est marquée par une forte instabilité qui se caractérise par de nombreux amendements, successivement adoptés par le Conseil suprême des forces armées (CSFA) puis par le président Mohamed Morsi pour accroître leurs pouvoirs respectifs. Deux déclarations constitutionnelles provisoires ont été faites, l’une le 30 mars 2011 par les forces armées et l’autre le 8 juillet 2013 par le président par intérim Adly Mansour.

Dérives autoritaires successives

Entretemps, le 17 juin 2012, le CSFA a promulgué une déclaration constitutionnelle complémentaire dans laquelle il s’attribuait le pouvoir législatif jusqu’à l’élection d’une nouvelle Chambre basse, celle précédemment élue ayant été dissoute suite à une décision de la Haute Cour constitutionnelle. Il se réservait également la possibilité d’intervenir dans la procédure d’élaboration de la nouvelle Constitution et s’accordait d’avance un droit de veto sur tout article qu’il estimerait contraire aux intérêts suprêmes du pays. Cette déclaration privait le futur président élu de tout contrôle sur les forces militaires jusqu’à l’adoption d’une nouvelle Constitution.

Le 12 août 2012, le président Morsi abrogeait la déclaration constitutionnelle du 17 juin 2012 et s’attribuait les pleins pouvoirs (exécutif et législatif), jusque là exercés par les forces armées. Puis, le 22 novembre 2012, il adoptait un décret dans lequel il révoquait le procureur général — pourtant inamovible — et interdisait à la Haute Cour constitutionnelle de juger des recours contre l’Assemblée constituante et la Chambre haute du parlement. Il s’attribuait en outre le droit de prendre les mesures nécessaires pour protéger la révolution et plaçait ses décisions à l’abri de tout recours en justice.

Face à l’ampleur des réactions et des manifestations de protestation, Morsi a fini par abroger ce texte le 9 décembre 2012, mais cette dérive autoritaire est considérée comme l’une des principales raisons de son éviction le 3 juillet 2013. L’adoption de la Constitution par référendum se fit dans l’urgence, en décembre 20121. Suspendue six mois plus tard, elle est actuellement à nouveau révisée par une commission nommée par le président par intérim Adly Mansour.

La composition de l’Assemblée constituante en cause

Destinée à structurer durablement l’espace normatif et à stabiliser les évolutions sociales, la Constitution doit en principe reposer sur l’accord des différentes forces de la nation et permettre d’éviter toute contestation immédiate après son application. Or, l’une des principales critiques formulées par l’opposition envers celle de 2012 était d’avoir été élaborée par une assemblée dominée à 70 % par des islamistes. De leur côté, les Frères musulmans dénient toute légitimité à ce « comité des Cinquante » chargé d’amender le texte, estimant que la Constitution de 2012 est toujours valable. Ils l’accusent par ailleurs d’être entièrement dominée par les forces anti-islamistes. Il est vrai que seulement deux des cinquante sièges ont été réservés aux partis islamistes. L’un est occupé par un salafiste du parti Al-Nour — qui a soutenu l’éviction de l’ex-président Morsi — et l’autre par un membre démissionnaire des Frères musulmans.

Ainsi, ayant tenu à l’écart un courant important du pays, le nouveau texte risque donc d’être à nouveau contesté dès son entrée en vigueur.

Adhésion au modèle démocratique

Bien que rédigée par une constituante à majorité islamiste, la Constitution de 2012 opérait une ouverture substantielle vers les valeurs de l’opposition libérale. Elle plaçait la souveraineté dans le peuple, « source de tous les pouvoirs » (article 5), et faisait reposer le pouvoir politique « sur les principes de la démocratie et de la consultation, de la citoyenneté (selon lesquels tous les citoyens sont égaux en droits et en devoirs), du multipartisme, de l’alternance politique, de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs et du respect des droits de l’homme et des libertés, conformément à la Constitution » (article 6).

Le fait même d’avoir une Constitution témoignait de l’adhésion des partis islamistes au modèle démocratique de l’État moderne, produit de la pensée politique européenne, et à des catégories du politique inconnues du droit islamique traditionnel. Pour la pensée islamique classique, en effet, la loi ne peut être que l’expression de la volonté de Dieu, telle qu’elle s’est exprimée dans le Coran et dans la tradition prophétique et telle qu’elle a été interprétée dans des traités médiévaux par les juristes théologiens (le fiqh), qui ont transformé en normes les commandements d’origine divine. Pourtant, même les salafistes, qui rejetaient jusqu’alors le modèle étatique occidental ont fini par participer eux aussi au processus politique.

L’« islamisation » du texte constitutionnel

La place de la religion au sein de la structure de l’État dans le texte de 2012 n’était pas aussi importante qu’on aurait pu l’attendre de la première Constitution jamais rédigée par des partis islamistes. En effet, plusieurs dispositions en ce sens figuraient déjà dans des textes constitutionnels ou législatifs antérieurs :

  • l’article 2, selon lequel l’islam est la religion de l’État et les principes de la charia islamique la source principale de la législation (repris de la Constitution de 1971 telle qu’amendée en 1980). Un consensus semble d’ailleurs s’être dessiné au sein du comité des Cinquante pour conserver la formulation de l’article 2, marqueur identitaire d’une société égyptienne pieuse et conservatrice. L’interprétation restrictive et libérale qui en a été donnée par la Haute Cour constitutionnelle a certainement contribué à rassurer la majorité plutôt « séculariste » de ce comité ;
  • l’article 3, soumettant les Égyptiens chrétiens et juifs à la loi de leur communauté religieuse en matière de droit de la famille (déjà en vigueur à l’époque ottomane) ;
  • l’article 43, limitant la liberté de pratiquer sa religion et de construire des lieux de culte aux seuls musulmans, chrétiens et juifs2 ;
  • l’interdiction d’insulter les prophètes3.

D’autres dispositions visant à renforcer la place de la religion au sein du système juridique et politique furent finalement interprétés de façon très restrictive par les institutions amenées à en juger pendant les six mois de leur application. Ainsi, lors de la discussion d’un projet de loi sur la finance islamique, la Chambre haute du parlement, pourtant dominée par les Frères musulmans ne s’était soumise que de mauvaise grâce à la nouvelle obligation constitutionnelle de consulter Al-Azhar pour toute question concernant la charia (article 4). Ce rôle consultatif devrait disparaître, l’institution religieuse revendiquant un rôle d’autorité morale suprême mais ne souhaitant pas exercer de rôle politique.

De même, amenée à vérifier la conformité à la Constitution de 2012 d’une loi accusée d’avoir violé la charia, la Haute Cour constitutionnelle n’a rien changé à son interprétation antérieure de l’article 2, ne prêtant aucune attention au nouvel article 219, pourtant adopté dans le but de mettre fin à l’interprétation moderniste du concept de « principes de la charia islamique »4. Notons que ces deux dispositions avaient été adoptées sous la pression des salafistes.

Quels que soient les reproches qui peuvent être adressés à la gestion du pouvoir par l’ex-président Morsi et les Frères musulmans, l’entrée des partis islamistes dans la sphère publique les avait manifestement plus changés qu’elle n’avait modifié la sphère publique elle-même. Délaissant les discours purement religieux et doctrinaires, ils avaient fait des compromis de l’ordre du politique lors de la rédaction du texte constitutionnel. Or, leur exclusion de toute participation au débat politique depuis la destitution de Mohamed Morsi le 3 juillet risque non seulement de stopper ce mouvement de modernisation, mais également d’entraîner une radicalisation de certains d’entre eux, à qui on avait loué les vertus de cette démocratie dont on les a finalement privés. 

S’il a été reproché aux Frères de monopoliser l’exercice du pouvoir, l’exemple donné par le régime actuel, notamment à travers la composition de sa commission constituante n’aidera sans doute pas à leur faire apprécier les vertus du compromis et de l’ouverture politique.

1Alors même que le décret constitutionnel du 22 novembre avait donné à l’Assemblée constituante un délai supplémentaire de deux mois pour terminer ses travaux, la Constitution fut adoptée au cours d’une séance marathon qui se terminait le 30 novembre à l’aube, soit deux jours avant la date fixée par la Haute Cour constitutionnelle pour examiner le recours en inconstitutionnalité déposé contre l’Assemblée constituante.

2L’article 3 et l’article 43 devraient être repris sans être étendus comme plusieurs membres du Comité l’avaient initialement proposé. Les représentants des institutions religieuses, tant musulmanes que chrétiennes invoquent en effet des risques de troubles à l’ordre public pour s’opposer à cette généralisation.

3Cet article devrait disparaître du texte des amendements mais l’interdiction de l’offense à la religion sanctionnée par le code pénal reste en vigueur.

4L’article 219 devrait disparaître du corps de la Constitution mais pourrait figurer dans le préambule.

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