Beyrouth. Les fantômes de la guerre hantent le « Holiday Inn »

Situé sur la corniche face à la Méditerranée, l’hôtel de luxe, l’un des plus beaux du monde à son ouverture, a été une position convoitée de milices et d’armées pendant la guerre civile qui a commencé en 1975. Désormais ruine ouverte à tout vent au beau milieu du centre-ville, le « Holiday Inn » rappelle à la fois un âge d’or du Liban, mais aussi la destruction de la capitale libanaise pendant quinze ans d’un conflit ravageur.

Derrière le Phoenicia, la carcasse du Holiday Inn

Dans la « Suisse du Proche-Orient » d’autrefois, le tourisme battait son plein. Sur les bords de la très branchée riviera de Beyrouth, il n’était alors pas rare d’apercevoir Brigitte Bardot en train de profiter d’un bain de soleil ou Omar Sharif en train de battre les cartes lors d’une partie de bridge dans l’un des derniers salons en vogue. Parmi les hôtels qui jouxtaient la plage et accueillaient ces visiteurs de marque, il en était un, flambant neuf, surpassant de loin le luxe affriolant de ses voisins et offrant une vue panoramique inégalée sur la mer : le Holiday Inn. Ouvert en 1974, soit un an avant le début de la guerre, l’établissement aux 26 étages et 400 chambres toutes plus luxueuses les unes que les autres, doté d’une discothèque et d’un restaurant perché sur son toit avait de quoi faire pâlir toute concurrence.

Le room service ne répond plus

Quarante-cinq ans après le début de la guerre, le paysage et l’ambiance ont changé. Le soleil brûlant est toujours là, Méditerranée oblige, mais les réservations et ballets de voituriers à l’entrée du Holiday Inn ont cessé depuis bien longtemps. En arrivant aux abords de l’édifice sinistré, c’est dans une tout autre ambiance que je suis plongée, militaire cette fois : l’armée campe dans les deux premiers étages. Visiter les lieux n’aura donc pas été une mince affaire, l’accès nécessitant une autorisation préalable de l’armée et le feu vert des moukhabarat (renseignement).

La piscine
© Marguerite Silve-Dautremer

Dans l’ancien lobby situé au rez-de-chaussée, le temps a fait son œuvre. Seuls les murs et de vieilles moulures décrépites subsistent à l’ancien emplacement de lustres à pendeloques, détruits eux aussi ou pillés comme la plupart du mobilier de l’hôtel. Quelques photos d’autrefois m’indiquent que la réception devait être là, entre de larges fauteuils et les va- et-vient de majordomes affairés. Un peu plus loin la piscine extérieure fait grise mine. Asséchée, elle n’est plus qu’un trou béant tapissé de minuscules mosaïques morcelées dont la couleur vert émeraude n’a pas vieilli. « C’était un luxe exceptionnel pour les années 1970 d’avoir ce genre de piscine … C’est un immense gâchis », murmure un militaire un brin nostalgique.

© Marguerite Silve-Dautremer

Entre les murs de béton criblés d’impacts de projectiles tous calibres confondus, un deuxième officier m’interpelle : « Ici c’était une position très stratégique pendant la guerre, il y a eu beaucoup de combats. » Et pour cause. Situé sur l’ancienne ligne de démarcation qui sépare Beyrouth-Est de Beyrouth-Ouest, le Holiday Inn est devenu très vite une position convoitée par les deux camps qui se disputent les hauteurs stratégiques. Les phalangistes sont exaspérés par la présence de groupes armés palestiniens qu’ils souhaitent expulser du pays. Les forces progressistes voient dans la droite chrétienne l’influence israélo-américaine sur le Liban.

Au lendemain du 13 avril 1975, date qui marque l’éclatement des hostilités, le centre-ville de Beyrouth se mue en véritable champ de bataille. Le quartier des grands hôtels qui englobe alors le Saint-Georges, le Phoenicia, le Palm Beach, le Martinez et le Holiday Inn constitue le point d’ancrage chrétien le plus avancé, les hauteurs du Holiday Inn faisant office de nid d’observation et de poste de tir vers les profondeurs des ruelles de Beyrouth-Ouest. Entre octobre 1975 et mars 1976, l’établissement iconique devient le théâtre de l’un des épisodes les plus célèbres de la guerre civile libanaise, celui de la « bataille des hôtels ».

Sur les parois dénudées, des inscriptions en arabe attestent de la présence passée de combattants : «  Al-Mourabitoun (les sentinelles) était là », du nom du mouvement des nasséristes indépendants fondé en 1967 par le politicien libanais Ibrahim Qoleilat.

Un bastion phalangiste à Beyrouth-Ouest

© Marguerite Silve-Dautremer

Dans la pénombre de l’étroit escalier en colimaçon qui mène au toit du Holiday Inn, la lueur de nos téléphones révèle peu à peu les stigmates épars des affrontements. Au 13e étage, une colonne flanquée d’une croix verte évoque cette fois-ci le passage de combattants chrétiens. Des étages et luxuriants couloirs, il n’y a plus que des chambres fantômes ouvertes sur la Méditerranée, dont les vieux encadrements de fenêtres rouillés font siffler le vent tiède de ce mois d’avril. Sur les murs et plafonds qui laissent par endroit entrevoir leurs entrailles, les innombrables impacts de projectiles se lisent comme une partition de musique, mais dont la mélodie meurtrière provoqua à la mi-octobre 1975 l’évacuation précipitée des 200 touristes encore présents par la direction de l’hôtel. Ils furent les derniers clients de l’histoire à occuper ce haut lieu du tourisme de l’époque. Les voitures abandonnées à la hâte dans les parkings firent quant à elles l’affaire des miliciens qui en siphonnèrent les réservoirs pour confectionner des cocktails Molotov.

© Marguerite Silve-Dautremer

Dans le silence qui s’épaissit à mesure que nous nous élevons dans les hauteurs, le récit de l’ancien commandant en chef des Forces libanaises — la milice chrétienne — Fouad Abou Nader, à l’époque chef du « commando B. G. » (initiales du fondateur des Phalanges libanaises (Kataëb), P(B)ierre Gemayel) avec qui je m’entretiens à Beyrouth semble de plus en plus réel. C’est ici qu’avec une poignée d’hommes il parvint à tenir le bâtiment pendant quelques mois, trompant les Palestiniens sur leur nombre en cavalant d’étage en étage, de chambre en chambre, transformant les lucarnes des salles de bain en meurtrières et les suites de luxe en planques de snipers. Parfaitement francophone, celui qui est aussi le neveu de Bachir Gemayel, ancien président de la République libanaise assassiné en 1982, raconte :

Le Holiday Inn était une position qui n’attirait pas beaucoup de combattants, car elle était très isolée par rapport aux régions chrétiennes. Il y avait aussi cette grande route qui séparait les régions Est et Ouest, avec l’hôtel qui était de l’autre côté, tel un îlot en pleine région ennemie. Les gens ne voulaient pas venir, car par exemple s’il y avait un blessé, c’était très difficile de l’évacuer de jour. Donc nous étions une quarantaine dans le meilleur des cas, mais parfois seulement une dizaine.

En nette infériorité numérique, les Kataëb n’ont alors qu’un avantage, celui d’une parfaite connaissance des lieux.

© Marguerite Silve-Dautremer

Il poursuit, revenant sur le contexte explosif qui règne au Liban en ce début de guerre civile :

En octobre 1975 il y avait des incidents récurrents entre chrétiens et Palestiniens dans le quartier des hôtels. La police (les FSI) et l’armée venaient à chaque fois séparer les groupes et cette dernière s’emparait alors des positions de conflits. Une de ces positions était le Phoenicia, nous avons donc cédé l’hôtel sans opposer de résistance. Puis un jour les Palestiniens sont entrés dedans et ont chassé l’armée. Le Saint-Georges est tombé comme ça aussi, c’était en décembre 1975. À ce moment-là nous avons décidé de ne plus garder que le Holiday Inn.

Résolus à défendre le dernier hôtel sous leur contrôle, les Kataëb se replient donc dans un palace ultramoderne entièrement équipé, l’électricité et les réserves de nourriture leur permettant de vivre en autarcie pendant quelque temps : « Nous nous servions des générateurs pour allumer les projecteurs extérieurs, pour éclairer les entrées et les routes qui venaient vers l’hôtel . » Dans les chambres dont certaines n’ont jamais été utilisées, les draps des lits moelleux sont neufs et les télévisions dernier cri diffusent encore des programmes de divertissement qui leur permettent de rares moments de répit. Harcelés par les attaques à répétition, les miliciens doivent redoubler d’imagination pour organiser une riposte efficace et former une ligne de défense hermétique :

Tenir le Holiday Inn était très difficile. L’hôtel avait tellement d’entrées et de sorties, le garage, au premier étage, le lobby … qu’il était très dur de toutes les tenir. Souvent, et cela m’est arrivé, nous descendions d’un étage à pied, car il n’y avait plus d’ascenseur et nous tombions nez à nez avec l’ennemi ! il y avait donc de violents combats sur place. C’est une chose que je n’oublierai jamais, l’adrénaline qui monte de 1 à 100 en deux secondes et le picotement dans les mains… C’était comme un club sandwich : un étage nous, un étage eux, un étage nous …

Pendant des mois les miliciens résistent laborieusement et se barricadent avec les moyens du bord. Dès lors, sacs de sable, bois, restes de meubles et tout ce qu’ils trouvent sur place est bon à prendre. Même les débris sont utilisés, pour paver le sol de pièges sonores qui anéantissent l’effet de surprise voulu par leur adversaire. Mais la récurrence des attaques doublée d’un profond déséquilibre des forces en présence rattrape peu à peu les Kataëb, désormais acculés à défendre un mastodonte de béton transformé en véritable gruyère. Quant au ravitaillement il est devenu une mission-suicide, la ligne de démarcation surexposée aux francs-tireurs planqués au Phoenicia constituant l’unique passage vers le Holiday Inn. Beaucoup d’hommes y laisseront la vie ; le commandant Fouad Abou Nader en réchappe, mais est blessé quatre fois sur le front.

© Marguerite Silve-Dautremer

Ultime épisode de la « bataille des hôtels »

Après quelques minutes d’ascension sans marquer de pause, nous parvenons enfin au sommet de l’immeuble. Culminant à 26 étages au-dessus de la ville, c’est dans cet endroit jadis unique au Liban qu’était niché l’incontournable restaurant Le Pinacle et sa vue à couper le souffle sur la capitale. Mais une fois sur place, difficile d’imaginer le décor de ce qui fut l’une des tables les plus réputées de Beyrouth, garnies de riches clients qui faisaient couler le champagne à flots. Du fastueux établissement il ne reste plus rien, que des flaques d’eau croupie et de vieux tuyaux en plastique qui encombrent le sol graveleux. Le paysage aussi a changé, passé du littoral idyllique des années 1970 à une forêt de béton dans laquelle se noient les dernières maisons traditionnelles rescapées.

En observant les environs, je demande à l’un des officiers qui m’accompagnent de me décrire un ensemble de bâtiments non loin de là : « Là-bas c’est la tour Murr. C’était une position palestinienne. D’ici à là-bas il y a 500 mètres environ, on peut tirer avec une mitrailleuse 12.7 pour atteindre une cible ». À quelques mètres sous nos pieds, l’étage inférieur laisse déborder une végétation foisonnante suspendue au-dessus du vide qui me donne le vertige. C’est sur ce toit que se joue en mars 1976 l’un des derniers épisodes, et certainement le plus tragique, de la « bataille des hôtels ».

En janvier 1976, les combats dans le quartier des hôtels dégénèrent brusquement. Désormais acculés dans l’hôtel en nombre très réduit, les miliciens multiplient les ruses pour leurrer un adversaire plus que jamais déterminé à les y déloger : « Pour les Palestiniens c’était vraiment un point d’honneur de faire chuter l’hôtel, ils voulaient absolument le prendre », explique Fouad Abou Nader.

Puis tout s’accélère. En mars, après des semaines d’affrontements, la cocotte-minute que constitue le quartier des hôtels explose violemment durant la nuit du 19 mars 1976. Sur le Holiday Inn s’abat une pluie de projectiles venus du Phoenicia et des positions d’artillerie de Beyrouth-Ouest. Forts de leur supériorité numérique et d’une logistique parfaitement rodée, les combattants propalestiniens lancent l’assaut final et se déploient autour de l’hôtel et dans les rues avoisinantes. S’ensuivent d’âpres combats à l’intérieur de l’édifice, et les centaines de roquettes projetées contre l’immeuble déclenchent de nombreux incendies dont la fumée noire est visible depuis les montagnes les plus éloignées de Beyrouth.

Ce pilonnage infernal dure trois jours et trois nuits et aura raison des Kataëb qui finissent par battre en retraite. Une contre-attaque est lancée dès le lendemain à l’aube sur ordre du chef de milice William Hawi. Fouad Abou Nader ayant été blessé un mois auparavant, c’est son second qui pénètre dans l’hôtel avec les hommes du commando B. G. Grâce à leur parfaite connaissance des lieux et ragaillardis par des volontaires venus d’autres régions chrétiennes, une cinquantaine d’hommes parviennent à reprendre le bâtiment … pour quelques heures seulement.

En cette fin du mois de mars 1976, la ligne de défense chrétienne recule à quelques centaines de mètres de là, au niveau de la place des Martyrs et du quartier populaire d’Ain el-Remmeneh. Ce qui reste de l’hôtel, vaisselle, couteaux, télévisions, moquette … est pillé puis revendu au plus offrant sur les marchés de rue de Beyrouth-Ouest.

Le Holiday Inn devenu une place forte se retrouvera à nouveau au cœur des combats jusqu’à la fin de la guerre. Les accords de Taëf en 1990 mettent alors fin à 15 ans de conflit et consacrent l’autorité de la Syrie sur le Liban, la « Pax Syriana », qui inaugure un nouveau cycle de quinze années d’occupation. L’armée syrienne occupera les lieux jusqu’en 2005, date à laquelle elle évacue le pays sous la pression internationale et celle de milliers de Libanais qui occupent le centre-ville et appellent à la libération du Liban.

Aujourd’hui détenu par différents actionnaires qui peinent à s’entendre sur une éventuelle réhabilitation, la carcasse du Holiday Inn reste figée, comme fossilisée dans un centre-ville à l’urbanisme transformé par des « starchitectes » de renommée internationale, comme Jean Nouvel, Norman Foster ou Renzo Piano.

  • Le Holiday Inn en 1974

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