Bras de fer entre la Turquie et les États-Unis

Sur fond de crise financière · La chute de la livre turque depuis plusieurs mois est le symbole d’une crise économique profonde. Mais elle reflète aussi la détérioration des relations entre Washington et Ankara dont nul ne peut prédire les retombées régionales, voire internationales.

Donald Trump et Recep Tayyip Erdoğan au sommet de l’OTAN à Bruxelles, 11 juillet 2018.

La crise financière turque est à coup sûr sans précédent. Pas tant par son ampleur — l’économie turque est la 17e du monde — que par l’intransigeance de ses deux principaux protagonistes, Recep Tayyip Erdoğan et Donald Trump. Le président turc refuse par tous les moyens de défendre sa monnaie comme le demandent les investisseurs internationaux, et de prendre la décision qui s’impose en pareilles circonstances : relever les taux d’intérêt de sa banque centrale, au nom de considérations politiques et religieuses légitimes, mais hors de propos. Son homologue américain enfonce sous l’eau son plus puissant « allié » militaire, dont l’armée est la plus importante en nombre de l’OTAN après celle des États-Unis. Le vendredi 10 août — jour du Black Friday de la livre turque qui a baissé de plus de 19 % contre le dollar —, il annonce de prochaines sanctions supplémentaires sous forme de droits de douane multipliés par deux sur l’aluminium et surtout l’acier, qui représente 15 % des exportations turques. Raison invoquée : un pasteur américain est emprisonné ou interdit de sortie du territoire turque et assigné à résidence chez lui depuis l’été 2016. En réalité, derrière un contentieux fourni, c’est l’avenir de l’alliance entre les deux pays qui remonte à la seconde guerre mondiale qui se joue.

Un complot américain ?

Certes, Erdoğan n’a pas eu besoin de Trump pour plonger l’économie de son pays dans la tourmente. Depuis au moins cinq ans, le gouvernement mène une politique expansionniste qui lui a valu des taux de croissance respectables, un chômage modeste par rapport à ses voisins du Proche-Orient et un secteur privé florissant. La bulle a été financée par l’endettement des entreprises à l’extérieur où les taux d’intérêt étaient moins élevés et le déficit courant de la balance des paiements s’est aggravé au fil des années (5,6 % du PIB en 2017). La livre turque a payé le prix de cette fuite en avant, le dollar qui valait 1,9 livre turque en 2013 en vaut presque 7 aujourd’hui.

À partir de mai 2018, la banque centrale qu’une réforme opportune a placée depuis cette année dans la main de la présidence n’a pris aucune mesure sérieuse pour réduire l’inflation (16 % actuellement), sinon un relèvement des taux d’intérêt trop tardif et d’une ampleur limitée. Le président était alors en pleine campagne électorale et il n’était pas question de démoraliser ses électeurs, soigneusement entretenus par la télévision officielle et une censure impitoyable contre la presse indépendante dans l’ignorance de la dégradation de l’économie.

Plutôt que d’adopter une politique plus réaliste, le président turc a confié à son gendre, Berat Albayrak, le portefeuille du trésor et des finances, domestiqué la banque centrale, expliqué à son peuple que le pays était la cible d’un complot américain dans la droite ligne du coup d’État raté de l’été 2016. Cette tactique et quelques coups de pouce encore plus contestables lui ont permis de gagner l’élection présidentielle dès le premier tour et d’obtenir une large majorité, avec ses alliés, au Parlement.

L’inaction n’est plus de mise. Plombée par une dette extérieure d’au moins 50 % de son PIB, la Turquie doit au moins rembourser d’ici la fin de l’année entre 50 et 100 milliards de dollars (44 et 87 milliards d’euros) de prêts venus à échéance ou de nouveaux emprunts pour couvrir les déficits « jumeaux », budgétaire et externe. Le plan d’action distillé en trois discours le second week-end d’août par son gendre de ministre suant à grosses gouttes n’a pas fait le poids. Quelques mesures techniques et des promesses de prêts bancaires aux PME touchées par la fin des exportations en franchise vers les États-Unis lui gagneront sans doute un répit, mais il sera de courte durée. Le président Erdoğan n’a pas, comme Abdel Fattah Al-Sissi en Égypte, de riches amis capables de payer ses ardoises.

L’improbable appel au FMI

L’issue classique en pareil cas serait un prêt du Fonds monétaire international (FMI) en contrepartie de l’adoption d’un plan de stabilisation pour augmenter les impôts, réduire la dépense publique, dévaluer la monnaie turque et augmenter les taux d’intérêt à des niveaux records. On comprend que le président turc hésite, d’autant que même cette périlleuse voie n’est pas assurée. Dans un tweet, Donald Trump a averti son voisin pakistanais que Washington pourrait s’y opposer, le contribuable américain refusant de rembourser l’endettement de Karachi auprès des Chinois. Adopterait-il la même attitude vis-à-vis d’Ankara ?

La bataille économique et financière qui oppose les deux pays ne prend pas le chemin de l’apaisement. Jeudi 16 août, le ministre des finances a annoncé que la Turquie n’avait pas l’intention de se tourner vers le FMI. La veille, l’émir du Qatar, en visite à Ankara, a apporté dans ses bagages 15 milliards de dollars (13 milliards d’euros). C’est sans doute plus que ce que les experts du Fonds auraient attribué à la Turquie dans l’immédiat, la quote-part du pays n’autorise pas en effet à lui prêter plus de 25 milliards de dollars (22 milliards d’euros) sur trois ans, soit 12 milliards (10,5 milliards d’euros) la première année assortis de mesures d’austérité fort impopulaires. Grâce à son investissement diplomatique et militaire du côté du petit émirat dans son conflit avec son puissant voisin saoudien, le président Erdoğan échappe au FMI. Mais pour combien de temps ?

Le ministre Albayrak veut ramener l’inflation en dessous de 10 %. Il rejette le contrôle des changes et prône la discipline budgétaire pour faire revenir la confiance dans l’économie turque, sans préciser cependant comment il entend y parvenir. Son discours orthodoxe ne convainc qu’à moitié les milieux financiers internationaux qui attendent une hausse des taux d’intérêt substantielle, la restauration de l’indépendance de la banque centrale et des mesures économiques plus que monétaires, comme l’a indiqué l’agence de notation Fitch dans son rapport du 17 août1 . La banque centrale a bien augmenté le coût de son refinancement des banques de 1,5 % lundi 13 août et resserré son dispositif au grand déplaisir des spéculateurs ; c’est un (petit) geste de bonne volonté, mais cette atteinte à la thèse présidentielle de rejet de principe de toute hausse des taux d’intérêt ne suffira pas. Pour calmer la vague, le gouvernement turc a besoin, en plus de mesures crédibles, d’un accommodement avec Washington. Or celui-ci ne semble pas se dessiner.

Quand Erdoğan se tourne vers l’Europe

Dans le procès Halkbank intenté aux États-Unis à une banque d’État turque accusée d’avoir enfreint les sanctions infligées à l’Iran, un de ses principaux dirigeants est emprisonné outre-Atlantique. Ankara est prêt à expulser le pasteur Andrew Brunson en échange de sa libération. Un tweet vengeur du président Trump a enterré le compromis : « pas question de payer quoi que ce soit… »

La livre turque n’est pas seule à souffrir de la montée du dollar américain, dopé par la hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale américaine. Le rand sud-africain, le peso mexicain ou argentin, le rouble russe, le real brésilien et même l’euro reculent sérieusement devant le billet vert en pleine forme. Les capitaux engagés à court terme dans ces pays se replient en masse vers le dollar et aggravent leurs difficultés, à des degrés divers. Ankara a besoin d’une pause dans ce désinvestissement massif de dollars dans les pays émergents pour stabiliser durablement sa monnaie. On voit mal la Réserve fédérale changer sa politique monétaire pour accommoder la Turquie, qui devra payer plus cher pour séduire les investisseurs internationaux et financer un déficit de sa balance des paiements courants estimé à au moins 7 % du PIB cette année. Reste l’Europe, victime potentielle de la crise de la livre turque, dont les banques sont très engagées dans le pays et qui ne partagent pas l’approche de Donald Trump.

Le président turc s’est entretenu cette semaine avec ses collègues allemand et français. De discrètes libérations de citoyens européens emprisonnés en Turquie sont intervenues et Berlin a condamné les mesures douanières de Washington. Cela suffira-t-il à ramener l’épargne européenne vers Istanbul ?

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