Le nouveau président du Yémen Abd Rabbo Mansour Hadi a besoin d’argent. À la tête d’un pays en transition politique tumultueuse et quasi désertique de 24 millions d’habitants dont la démographie est beaucoup plus dynamique que l’économie, il a succédé il y a deux ans à Ali Abdallah Saleh, au pouvoir pendant trente-deux ans, après un mouvement populaire où les kalachnikovs ont souvent pris le pas sur les pancartes, entraînant un recul important du PIB (− 12,7 %) et une forte inflation. La seule vraie richesse du pays — en dehors de la pêche et de ses travailleurs qu’il exporte généreusement — est pétrolière.
Déjà, avant la seconde guerre mondiale, les géologues de l’Irak Petroleum Company arpentaient le désert, mais ce n’est qu’à partir de 1986 que des compagnies étrangères sont venues investir, portant la production de brut à plus de 400 000 barils par jour vingt ans plus tard et rapportant au gouvernement 70 % de ses recettes budgétaires, si l’on excepte, bien sûr, les subsides royaux accordés au gré de leurs intérêts politiques et religieux par les monarchies voisines du Golfe. Le principal bailleur, l’Arabie saoudite, n’oublie pas que son turbulent voisin contrôle le détroit de Bab El-Mandeb qui relie l’océan Indien à la Méditerranée via la mer Rouge et le canal de Suez. Français, Américains, Norvégiens, Autrichiens, Canadiens exploitent dans des conditions difficiles des gisements qui vieillissent et dont la production baisse depuis 2005.
Un projet ambitieux
D’où l’ambition de lancer l’exploitation des gisements méridionaux de gaz naturel liquéfié (GNL) de la région de Mareb, où aurait résidé la reine de Saba citée dans la Bible comme dans le Coran. Malgré ce prestigieux patronage, le projet monté en 1993 échoue faute de trouver à qui vendre le gaz. Le groupe français Total reprend l’idée et signe le 29 août 2005 un accord avec le gouvernement de la République du Yémen pour ce qui sera le plus important investissement jamais réalisé dans le pays. Le tour de table qu’il monte l’associe à l’américain Hunt, à deux entreprises sud-coréennes et à deux entités yéménites dont la sécurité sociale locale1. Total est leader, avec près de 40 % du capital de Yemen LNG, et l’opérateur industriel de l’ensemble. Un gazoduc de 320 kilomètres est construit, une usine de liquéfaction géante édifiée sur la côte à Balhaf, un port mis en place et quatre méthaniers commandés aux chantiers navals coréens et indonésiens.
Le 9 novembre 2009, avec un retard d’un an sur le planning et un milliard de dollars de dépenses supplémentaires (4,5 milliards de dollars au total), la première cargaison de GNL quitte Balhaf. Les acheteurs du GNL yéménite sont au nombre de trois : deux sociétés françaises, Suez LNG Trading et Total Gas and Power, plus le coréen Kogas qui se partagent 6,5 millions de tonnes par an de gaz liquéfié. Les deux premiers figurent parmi les plus grands commerçants de GNL de la planète. Ils le revendent à leurs nombreux clients, le dernier étant le principal importateur de GNL de la Corée du Sud qui a besoin de gaz pour alimenter ses centrales électriques. Ils sont liés depuis 2005 à Yemen LNG par un contrat qui porte sur vingt ans, durée de vie escomptée du gisement de gaz naturel de Mareb. Le prix serait, selon la partie yéménite, de 3 dollars par million de British thermal unit (BTU), l’unité de volume en usage dans l’industrie gazière.
Des accords à présent contestés
Dans une déclaration au Yemen Post remontant à décembre 2013, le ministre adjoint de l’énergie, Chaouki Al-Mekhlafi a souligné que « les accords signés par le régime précédent privent le Yémen d’une partie des recettes auxquelles il pourrait prétendre au titre de ses ventes de GNL en le cédant à 9 dollars de moins que les prix du marché ». Sanaa soutient ainsi avoir perdu jusqu’à 700 millions de dollars par an. Le 16 janvier 2014, le premier ministre yéménite Mohammed Salem Basindawa a reçu le patron du groupe Total Christophe de Margerie et lui a proposé un relèvement substantiel du prix pour le porter à 12,60 dollars le million de BTU, prix que Kogas aurait accepté de payer à compter du 1er janvier 2014. Fin janvier, les Yéménites disent n’avoir reçu aucune réponse des Français et menacent de les aligner d’office sur le nouveau prix. Ève Gautier, directrice de la communication de Total Moyen-Orient, reconnaît que des négociations sont en cours mais se refuse à tout commentaire avant leur conclusion.
De fait, le GNL ne rapporte pas grand chose au gouvernement yéménite. Selon les estimations du Fonds monétaire international, en 2012, l’impôt sur le GNL rapportait vingt-deux fois moins que celui sur le pétrole brut, soit une trentaine de millions de dollars. La situation se serait un peu améliorée en 2013. Pour l’instant, les recettes servent d’abord à rembourser la dette contractée pour financer l’investissement. Il est à priori difficile pour Total de s’aligner sur les prix acceptés par son partenaire coréen. Si les prix du GNL sont élevés en Asie, ils le sont beaucoup moins dans d’autres régions du monde où le groupe a des clients importants. Mais la perspective d’une épreuve de force aux conséquences imprévisibles avec l’un des pays les plus pauvres et les plus instables du Proche-Orient2 n’est guère plus attrayante que celle de perdre de l’argent ou des marchés3.
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1Total est l’actionnaire principal de Yemen LNG dont il détient une participation de 39,62 % aux côtés de la compagnie nationale Yemen Gas Company (16,73 %), Hunt Oil Company (17,22 %), SK Energy (9,55 %), Korea Gas Corporation (6 %), Hyundai Corporation (5,88 %) et la General Authority for Social Security and Pensions (GASSP-Yémen) (5 %).
2Une double explosion est survenue le 2 février 2104 dans le voisinage de l’ambassade de France à Sanaa. On ne compte plus, dans l’industrie pétrolière yéménite, les canalisations sabotées et les techniciens étrangers enlevés ou intimidés.
3NDLR Des manifestations ont eu lieu pour dénoncer les contrats entre le Yémen et Total.