Ce n’est pas la première fois que l’on est témoin de l’inconsistance de la politique étrangère turque, plus conjoncturelle que structurelle. La première rupture avait eu lieu au lendemain de la seconde guerre mondiale. Après une politique quasi-isolationniste, la Turquie avait dû choisir son camp. Elle était devenue partie du monde occidental, plus ou moins soumise à la puissance américaine. Un virage — certes timide — s’est opéré dans les années 1960, quand l’unilatéralisme (américain) a commencé à être jugé dangereux et inopérant, Ankara tentant de diversifier ses partenaires, de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) à la Communauté économique européenne (CEE). Mais le cap restait identique : l’Occident, autant en tant qu’objectif stratégique que projet civilisationnel.
Les choses changent à partir des années 1990. Des approches néo-ottomanistes et néo-panturquistes1 réhabilitent le passé ottoman à l’intérieur du pays et dans les relations extérieures. La période de la présidence de Turgut Özal (1989-1993) est celle où les Balkans reviennent dans la ligne de mire d’Ankara. Mais c’est surtout les républiques « turcophones » de l’Asie centrale, fraîchement libérées de l’ex-Union soviétique, qui ont remis au goût du jour la volonté de se poser en leader du monde turcophone. Cependant c’est un échec cinglant. Non seulement la Russie et l’Iran ne laissent pas le terrain libre à la Turquie dans leur hinterland mais de surcroît, ces Républiques centrasiatiques apprécient peu le comportement paternaliste d’Ankara.
À partir de la deuxième moitié des années 1990, avec la montée de l’islam politique en Turquie, le cap a changé à nouveau. Millî Görüş, le mouvement fondé par Necmettin Erbakan dans les années 1970 commence à dominer petit à petit la scène politique, en promouvant l’islam sunnite et surtout en diabolisant cet Occident mécréant. Le pouvoir actuel, issu de la scission de ce mouvement en 2001 a opéré deux accélérations spectaculaires au début des années 2000 : l’une à propos des réformes européennes jusqu’en 2007 ; l’autre dans le réchauffement des relations avec les voisins qui s’est avéré plus idéologique (islam politique) que stratégique. Plus le pouvoir de Recep Tayyip Erdogan se personnalisait, plus les relations étrangères devenaient irrationnelles, avec l’objectif évident de prendre le leadership du monde musulman.
Qu’en est-il de l’Afrique et quelle est la signification de la visite récente du président turc, accompagné par une délégation pléthorique de journalistes et d’hommes d’affaires ? Le sens est à chercher dans la conjugaison de trois différentes faillites politiques de ces dernières années.
Divorce avec l’Union européenne
La première est la rupture quasi sentimentale dans les relations turco-européennes, d’autant plus brutale que les cinq premières années de pouvoir du Parti pour la justice et le développement (AKP) avaient créé des deux côtés un enthousiasme sans précédent. Désormais, les démocrates qui ont soutenu l’AKP durant cette période et les partenaires européens de la Turquie se sentent abusés, constatant que le pouvoir avait utilisé la « carotte » européenne uniquement pour se débarrasser de la tutelle des militaires. Il est vrai que l’attitude ambiguë de ces mêmes partenaires européens vis-à-vis de la Turquie, l’usage d’un double standard concernant les critères d’adhésion, mais surtout les réticences de plus en plus prononcées à l’égare d’un élargissement vers la Turquie, a refroidi l’enthousiasme des Turcs à l’égard de l’intégration européenne, l’Europe affirmant son altérité chrétienne. Quoi qu’il en soit, une fois le pouvoir détenu sans partage — à partir de 2007 mais surtout du référendum de 2011 sur le changement constitutionnel — l’AKP s’est senti pousser des ailes et a rompu avec l’Union européenne (UE) et les démocrates du pays. Comme le discours pro-européen de son leader est devenu résolument anti-européen, l’opinion publique aussi a tourné le dos à l’Europe. Selon un sondage de l’’institut ORC paru en janvier 2015, à la question « Pensez vous que l’intégration de la Turquie à l’Union européenne soit importante », 65 % des sondés ont répondu non et 21,5 % oui. Alors qu’au cours des années 2000, dans les sondages d’opinion similaires, le « oui » dépassait largement les 50 %.
Zéro succès avec les voisins
Le deuxième échec concerne la politique régionale et surtout la doctrine du « zéro problème avec les voisins » développée par Ahmet Davutoğlu, le ministre des affaires étrangères de l’époque désormais premier ministre. Les relations avec la Géorgie ont été quasiment suspendues après l’invasion de l’Ossétie du Sud par la Russie ; celles avec l’Arménie en sont au point mort, avec des protocoles signés mais jamais ratifiés et une frontière toujours fermée. Les relations avec l’Iran sont tendues, d’une part à cause de la crise syrienne et de l’autre parce que la Turquie est devenue une plateforme du blanchiment d’argent de l’Iran soumis à un embargo. Les relations avec l’Irak sont ambiguës car « la ligne rouge » de la Turquie était la partition de l’Irak et la fondation d’un État kurde dans le nord, chose désormais réalisée, du moins de facto car en réalité, les milieux d’affaires turcs se moquent de cette ligne rouge et font des affaires fructueuses dans le Kurdistan irakien. Enfin, last but not least, Ankara a soutenu fermement l’opposition syrienne contre Bachar Al-Assad (après avoir soutenu ce dernier pendant longtemps !), et surtout l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Aujourd’hui, comme Al-Qaida pour les États-Unis, le monstre — désormais l’Organisation de l’État islamique (OEI) — menace son créateur et la Turquie semble extrêmement isolée sur la scène internationale et peu crédible dans ses appels à la lutte contre le « terrorisme ». Bref, les terrains d’influence d’Ankara se réduisent comme peau de chagrin, la Turquie ayant perdu son aura en Asie centrale et au Proche-Orient et épuisé son crédit en Europe.
Évincer les gülénistes
Reste…l’Afrique. Mais l’engouement pour ce continent ne peut s’expliquer uniquement par des considérations diplomatiques. Il y a un troisième fait, qui peut également être qualifié de « faillite ». Entre 2002 et 2013, l’AKP au pouvoir s’est allié avec la confrérie de Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis, qui a soutenu le gouvernement d’Erdogan dans sa lutte contre l’establishment bureaucratique et militaire, et en échange a pu infiltrer l’État à travers la fonction publique. Une fois le gouvernement et la confrérie solidement installés au pouvoir, cette relation contre nature a commencé à se fissurer en 2013, chacun des deux tentant d’évincer l’autre.
Depuis décembre 2014, l’AKP au pouvoir mène une chasse aux sorcières sans précédent à l’intérieur du pays, rappelant les pires moments du maccarthysme. Des milliers de policiers et de magistrats supposés proches du mouvement Hizmet de Gülen ont été exilés, évincés, traînés tous les jours dans la boue par les journaux proches du pouvoir. Or, le point d’ancrage de ce mouvement à l’extérieur de la Turquie est le secteur éducatif. Le mouvement possède des centaines d’écoles, de l’Asie centrale aux États-Unis, qui ont été ouvertes avec le soutien de l’État turc. C’était un échange donnant-donnant, dans la mesure où à travers ces écoles les hommes d’affaires proches du gouvernement ont pu pénétrer des marchés divers dans le monde entier.
Il se trouve qu’une des zones d’implantation de ces écoles est justement…l’Afrique. Ainsi, Recep Tayyip Erdogan, en se rendant dans divers pays africains, tente d’atteindre un objectif double : convaincre les États en question de fermer ces écoles ou de les transférer à l’État turc. La première déclaration du président turc en Éthiopie concernait ces écoles liées à la « structure parallèle », comme le pouvoir a l’habitude d’appeler le mouvement Hizmet pour bien ancrer dans l’opinion publique turque l’idée du danger putschiste qu’il représente. Il s’agit de frapper le mouvement là où il est fort et de montrer que la Turquie peut mener une politique de soft power sans l’aide des gülénistes. Néanmoins, Ankara ne connaît pas l’Afrique et sous-estime le poids des anciennes puissances coloniales comme la France, mais aussi celle des acteurs relativement nouveaux en Afrique telle que la Chine.
Quoi qu’il soit, ce voyage vise indirectement davantage la politique intérieure dans la lutte pour consolider le pouvoir de l’AKP aux dépens de son partenaire de la dernière décennie, que l’Afrique proprement dite. Il vise simplement à « externaliser » sur un terrain neutre les luttes intestines du pouvoir turc.
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1Une vision qui, dans le premier cas, assure que la Turquie doit renouer avec la tradition de l’empire ottoman et dans le second réunir les pays turcophones.