Crise économique

Ce que disent la grogne politique et les mobilisations en Jordanie

En décembre dernier, la Jordanie a connu une série de manifestations contre la vie chère qui ont été accompagnées de violences inédites contre les forces de sécurité. Les autorités ont cherché à discréditer le mouvement en lui prêtant un caractère djihadiste, et le contrôle des espaces politiques, sociaux et médiatiques a été renforcé.

Route de Maan, 16 décembre 2022. Pneu enflammé lors d’une grève contre la hausse des prix du carburant
Khalil Mazraawi/AFP

Courant décembre, des mouvements de protestation ont une fois de plus secoué le royaume hachémite de Jordanie. Les camionneurs, les conducteurs de bus, les chauffeurs de taxi et autres professions du secteur des transports ont organisé des arrêts de travail, sit-in et manifestations. Cette vague de contestation répondait à une hausse continue des prix des carburants. Le gouvernement jordanien a en effet appliqué les restrictions budgétaires réclamées par le FMI, réduisant d’un côté les subventions sur l’énergie tout en augmentant les taxes à la consommation dans ce secteur.

Les camionneurs et les employés des transports en commun de villes du sud telles que Ma’an et Karak se sont mis en grève pour exiger du gouvernement qu’il mette un terme à la hausse des prix du carburant qui menace leur activité et leurs conditions de vie. Ces augmentations surviennent en effet sur fond d’une crise économique nationale déjà ancienne qui combine un fort taux d’inflation et un chômage élevé, notamment chez les jeunes. Conséquence : la majorité de la population jordanienne se trouve confrontée à un coût de la vie éhontément élevé, notamment pour ce qui concerne l’alimentation, le logement, l’énergie et les et carburants.

Si ces grèves se sont produites récemment, elles s’inscrivent dans un contexte préexistant d’actions protestataires, de griefs sociétaux et de réponses de l’État, qui caractérisent aujourd’hui la situation politique en Jordanie. Les inquiétudes sur le coût de la vie affectent la grande majorité de la population et suscitent depuis des années des plaintes aussi fréquentes que légitimes de la part des citoyens. Les prix de l’énergie sont devenus un sujet particulièrement sensible dans la plupart des foyers du pays. Le problème gagne aujourd’hui en acuité avec le froid hivernal qui s’installe alors qu’augmentent les prix des combustibles pour la cuisine et le chauffage.

Le sud donne le ton

Jusqu’à présent, les employés du secteur des transports issus des communautés les plus pauvres du sud du royaume parvenaient tant bien que mal à tirer de leurs maigres ressources les moyens de faire face, mais leur situation est devenue quasi intenable, ce qui explique la colère générale et les grèves. Comme souvent dans l’histoire contemporaine du pays, la contestation a démarré dans le sud pour bientôt s’étendre ailleurs. Les protestations, marches et manifestations ont touché jusqu’aux villes d’Irbid et de Zarka, ainsi que la capitale, Amman. Dans le sud, de nombreux marchands de Ma’an et de Karak ont fermé boutique à leur tour en solidarité avec les employés des transports en grève, et certains manifestants ont bloqué les routes à l’aide de débris et de pneus enflammés.

Par bien des aspects, on semble suivre actuellement le dernier épisode d’un feuilleton national continu. Les réformes structurelles et les mesures d’austérité réclamées par le FMI sont mises en œuvre par le gouvernement sur fond de crises économiques et budgétaires nationales chroniques, provoquant en retour la colère des catégories de population les plus pauvres qui ont le sentiment d’être les seuls à faire les frais de ces ajustements.

Ce qui est peut-être moins familier en revanche, ce sont les débordements violents qui ont accompagné l’agitation récente. Plusieurs policiers ont en effet été tués. On relève que les faits se sont produits dans le contexte du mouvement social, mais sans que les responsabilités puissent véritablement être établies. Ainsi, le 15 décembre, à Husseiniya dans le nord de Ma’an, le colonel Abdelrazzak Aldalabih, directeur adjoint de la police, a été tué par balle1. La Direction de la sûreté générale de Jordanie a déclaré que la mort du policier était survenue alors que les forces de l’ordre tentaient de contenir les émeutes dans la ville. De leur côté, les organisateurs des manifestations et les militants ont dénoncé les actes de violence et le vandalisme. Ils ont affirmé que les comportements violents n’étaient pas imputables aux manifestants eux-mêmes et ne provenaient pas des grèves organisées.

Quatre jours plus tard, alors que la police jordanienne perquisitionnait le domicile d’un suspect des échanges de coups de feu ont fait quatre nouvelles victimes : trois policiers et le suspect lui-même2. La police a déclaré avoir procédé à neuf arrestations de complices, qualifiés de « takfiris ». Ce terme est souvent utilisé pour désigner les militants djihadistes, devenus ces dernières années une menace croissante pour la Jordanie. Si les grèves ouvrières et les manifestations ne peuvent être assimilées à de l’activisme djihadiste, il est vrai que la ville très pauvre de Ma’an constitue depuis des décennies un foyer multiforme d’opposition à l’État jordanien. Le sud de la Jordanie, dont Ma’an fait partie, est un centre militant et contestataire depuis plusieurs dizaines d’années. Face aux grèves et au mouvement actuel, l’État réagit chaque fois en déployant des forces de sécurité et des véhicules blindés, à Ma’an et ailleurs, et en procédant à des dizaines d’arrestations, voire en suspendant des applications phares des réseaux sociaux comme TikTok, dont il accuse les militants de se servir pour nourrir la discorde.

Les récents événements, notamment la mort tragique de policiers jordaniens, sont évidemment très importants en eux-mêmes. Mais ils révèlent surtout des mouvements de fond.

La contestation et les réponses de l’État en Jordanie

Comme l’a montré la politologue Jillian Schwedler dans son dernier livre, Protesting Jordan, qui offre une analyse exhaustive3 de plus d’un siècle de contestations jordaniennes, le pays a une longue histoire de mouvements protestataires, qui remonte à avant même l’émergence de l’État.

La période de 1989 à 1993 a été marquée par des manifestations massives auxquelles le régime hachémite a réagi en lançant un programme de réformes assez ambitieux. Il a concédé une relative libéralisation, rétabli les élections parlementaires et autorisé la légalisation des partis politiques. La Jordanie a ensuite enchaîné les périodes de réformes et de changements, les phases de libéralisation et de délibéralisation, jusqu’à donner une pesante impression de déjà vu. Ces cycles nationaux répétés en boucle (avec l’enchaînement crise économique, soulèvement, remaniements gouvernementaux et réformes limitées) sont donc bien connus des Jordaniens, voire sans doute trop familiers.

Au cours des trente dernières années, la colère sociale a déjà été provoquée à plusieurs reprises par la fin de subventions sur la nourriture, en particulier sur le pain, comme lors des manifestations massives de 1989 et des émeutes du pain de 19964. Elle a aussi été déclenchée par la suppression des subventions sur le carburant, par exemple lors des manifestations particulièrement tendues de 2012.

Ces flambées sociales, alimentées par des revendications multiples, ont pris une ampleur inédite pendant la version jordanienne du « Printemps arabe » (de 2010 à environ 2013). Le mécontentement s’est alors généralisé jusqu’à aboutir à la formation de vastes coalitions hétéroclites qui ont regroupé des pans traditionnels de l’opposition — comme les partis politiques nationalistes de gauche et panarabes —, des associations professionnelles et des mouvements islamistes, dont le vaste mouvement jordanien des Frères musulmans.

Mais ce qui a le plus caractérisé la contestation durant le Printemps arabe, c’est l’émergence dans tout le pays des mouvements de jeunesse dits du Hirak. Cette mobilisation a commencé comme à l’ordinaire dans le sud avant de s’étendre au reste du pays, chaque ville ou presque déclinant sa version locale. Certains responsables des forces de sécurité jordaniennes ont alors redouté que le Hirak cesse d’être une force géographiquement dispersée pour fusionner en un véritable mouvement national. Une crainte qui ne s’est finalement pas matérialisée, ou du moins pas encore. Mais le fait que ces mouvements, à l’instar des manifestations massives de 1989, aient démarré dans le sud au sein même des communautés fournissant à l’État hachémite son « socle de soutien » a suscité l’inquiétude du régime. Les premiers contestataires du Hirak étaient en effet issus des populations dans lesquelles l’État recrute ses policiers, militaires, membres des services de sécurité et de renseignement.

La Jordanie a connu en 2018 ses plus grandes manifestations de masse depuis son Printemps arabe, à la suite d’une tentative du gouvernement de réformer, voire de simplement appliquer, son régime d’imposition des revenus. Exiger d’une société déjà en tension qu’elle consente encore plus d’efforts en des temps économiques difficiles relevait de l’impossible et a très logiquement abouti à une crise, ponctuée de manifestations nocturnes pendant le mois de Ramadan. Comme cela s’était déjà produit par le passé, ces mobilisations ont conduit à l’éviction du Premier ministre et de son gouvernement. Beaucoup plus massives que celles de 2012, les manifestations de 2018 ont réussi à toucher la plupart des grandes villes de Jordanie, et ont tenu sur la durée, sans perdre dans l’ensemble leur caractère pacifique. Le régime a joué l’apaisement en réaffirmant le droit des Jordaniens à s’exprimer, à se syndiquer et à manifester. Le prince héritier Hussein ben Abdallah s’est rendu personnellement auprès des manifestants de la capitale pour leur exprimer sa sympathie et son soutien.

Mais si l’État hachémite a affiché une apparente compréhension, l’inquiétude a été en réalité extrême dans une partie des milieux jordaniens de la sécurité et du renseignement, essentiellement parce que la contestation avait rassemblé des manifestants par-delà presque tous les clivages sociaux habituels du pays. Ce que d’aucuns avaient pu considérer d’abord comme une révolte de la classe moyenne contre les impôts s’est avéré un phénomène de bien plus grande ampleur. Tout avait commencé avec un arrêt de travail d’une journée, décidé par les associations professionnelles et les organisations syndicales jordaniennes. Mais les organisateurs eux-mêmes ont été surpris par l’ampleur de la participation, bien supérieure aux effectifs cumulés des militants du Hirak, des adhérents des partis, de ceux des associations professionnelles et des syndicats. Les manifestations de 2018 ont en effet rassemblé dans la rue des Jordaniens de tous milieux, indépendamment des classes économiques et sociales, d’origine palestinienne et jordanienne, musulmans et chrétiens, arabes, des tcherkesses et tchétchènes. Alors que les grèves initiales étaient organisées, ces manifestations n’étaient ni particulièrement structurées ni partisanes, mais plutôt spontanées, rassemblant en leur cœur des citoyens innombrables, des familles sur plusieurs générations, nuit après nuit, pendant le ramadan.

Riposte à l’encontre de toute forme de militantisme

Depuis les manifestations du mois de ramadan 2018, l’État a voulu éviter qu’une manifestation nationale d’une telle ampleur puisse se reproduire et déboucher sur un mouvement à l’échelle du pays. En plus de restrictions limitant les espaces autorisés pour manifester, l’État a essayé d’imposer de nouvelles lignes rouges5 destinées à prévenir toute connexion entre mouvements, organisations ou gouvernorats, de manière à empêcher la formation d’un mouvement de contestation véritablement national.

L’État est même allé jusqu’à restreindre l’activité du syndicat national des enseignants, dont la création est considérée par beaucoup comme le principal succès du Printemps arabe jordanien. Ces dernières années, le gouvernement a suspendu l’organisation, arrêté ses dirigeants et incarcéré des militants qui avaient tenté de manifester.

Si ces manifestations à répétition semblent bien suscitées par les mêmes problèmes non résolus — manifestants et militants locaux dénonçant la misère économique, la corruption et l’indifférence des fonctionnaires —, de nombreux responsables de la sécurité de l’État cherchent à accréditer une autre explication. Ils pointent la menace que font peser les mouvements islamistes militants, voire djihadistes, sur la sécurité intérieure. Ils établissent un lien entre les événements récents de Ma’an ayant entraîné la mort de plusieurs officiers dans l’exercice de leurs fonctions et d’autres incidents survenus à Irbid et à Karak en 2016. Des échanges de tir avec des djihadistes de nationalité jordanienne avaient alors provoqué la mort de membres des forces de sécurité. Selon cette lecture, les manifestations de Ma’an devraient être abordées sous l’angle du contre-terrorisme et de la lutte contre le djihadisme, sans tenir compte du fait que la plupart des manifestants ne sont ni militants ni djihadistes, mais simplement des chauffeurs de camion et des conducteurs de bus qui réclament des aides contre la hausse des prix des carburants et essayent de faire survivre leur famille.

À défaut d’entendre et soutenir les communautés locales face aux difficultés quotidiennes auxquelles tant de familles jordaniennes se confrontent actuellement, le pouvoir jordanien fait valoir ses efforts de réforme et de « modernisation »6. Il préfère se focaliser sur la modification, certes nécessaire, des lois régissant les partis politiques et le système électoral. Quant à l’attention internationale, elle se porte surtout, comme toujours, sur les dissensions à l’intérieur de la famille royale7, les intrigues de palais et le rôle de la Jordanie dans les affaires de la région.

La plupart des Jordaniens sont pourtant beaucoup plus préoccupés par les problèmes rencontrés au jour le jour, sur fond de crises économiques sévères encore aggravées par la pandémie de Covid-19, les problèmes des chaînes d’approvisionnement mondiales, et même par l’invasion russe de l’Ukraine8.

Dans ce contexte périlleux, l’État a réagi en renforçant ses alliances au niveau régional et international. Il sollicite l’aide des États du Golfe et des Occidentaux, cherche à attirer des investissements et à obtenir du soutien sur le plan économique. Mais les dernières grèves, manifestations et actions protestataires rappellent qu’il reste encore beaucoup à faire sur le front intérieur : améliorer la gouvernance, lever les restrictions pesant sur la presse et les médias, combattre le fort taux de chômage et réduire les coûts exorbitants de la nourriture, du logement et des carburants. Dans la configuration actuelle, les mobilisations ne font que refléter le sentiment de forte marginalisation économique et politique éprouvé par de nombreux citoyens jordaniens, de plus en plus convaincus que seules les actions protestataires, et non les partis ou les élections, peuvent leur permettre de réellement se faire entendre.

3Jillian Schwedler, Protesting Jordan : Geographies of Power and Dissent, Stanford University Press, 2022.

4Lamis Andoni, Jillian Schwedler, « Bread Riots in Jordan », Middle East Report 201, hiver 1996.

5Curtis Ryan, « Resurgent Protests Confront New and Old Red Lines in Jordan », Middle East Report 292/3 (hiver 2019).

6Curtis Ryan, « A New Cycle of Reform in Jordan », Arab Center Washington DC, 21 octobre 2021.

7Curtis Ryan, « Royal Rifts and Other Challenges in Jordan », Arab Center Washington DC, 14 avril 2022.

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