France-Algérie, deux siècles d’histoire

Ce que l’Algérie doit à la lutte d’indépendance de l’Irlande

La guerre livrée par le FLN contre la France coloniale a souvent été tenue pour une révolution à nulle autre pareille. Toutefois, des militants indépendantistes se sont inspirés de bien d’autres histoires, dont celle du conflit anglo-irlandais, qui a été pour eux un instrument de légitimation révolutionnaire, puis de propagande destinée à s’attirer les bonnes grâces de la jeune République d’Irlande.

« Ce qu’il y a de commun entre Joyce, Faulkner et moi, c’est qu’eux étaient irlandais et moi je suis algérien »1, soutient Kateb Yacine au milieu des années 1980. Il est indubitable que ce dernier, éminent pourfendeur de l’idéologie coloniale, prononce ces paroles en ayant en tête l’esprit révolutionnaire et contestataire que les deux peuples ont en commun. Une autre assertion de l’auteur de Nedjma en fait foi : il relate en effet avoir eu une voisine irlandaise avec laquelle il échangeait quotidiennement « des sourires où s’exprimait une vive complicité anti-impérialiste »2. Ces rapprochements sont loin d’être sans précédent : l’Irlande était une « référence obligée »3 du nationalisme algérien, y compris lorsque celui-ci n’était encore qu’à l’état embryonnaire.

Un instrument rhétorique

Peut-être n’est-ce qu’une coïncidence de l’histoire, mais la gestation du nationalisme algérien est plus ou moins concomitante de la signature, en 1921, du traité anglo-irlandais qui sonne le glas d’une guerre d’indépendance longue de deux ans. Ce traité donne naissance à l’État libre d’Irlande et confirme la partition de l’île, sa partie septentrionale demeurant dans le giron britannique. Les vicissitudes du conflit anglo-irlandais ne passent pas inaperçues en France et en Algérie. Dans la droite lignée des indigénophiles du XIXe siècle, à l’instar de Leroy-Beaulieu, l’Ikdam, journal de l’émir Khaled, petit-fils de l’émir Abdel Kader, se sert de l’exemple de l’Irlande afin d’adresser un message comminatoire à la France sur les répercussions qu’aurait la poursuite de sa politique discriminatoire envers les « indigènes » :

Vous désespérez les indigènes, vous les exaspérerez et lorsqu’il sera bien prouvé que, avec vous, il n’y a rien à gagner […] ils ne vous diront plus : « Faites-nous une place auprès de vous », mais bien « Qu’êtes-vous venu faire ici ? Rentrez chez vous ! » Ne vous entêtez pas dans l’oppression. Voyez ce qu’il en est de l’Irlande !4

Si l’émir Khaled oscille entre expression de loyauté à la France et discours protonationaliste, Ahmed Taoufik El-Madani, fils de réfugiés algériens installés en Tunisie, se montre quant à lui moins ambivalent. En 1923, il publie un article d’une vingtaine de pages sur l’Irlande dans la revue Al-Fajr. La ligne de force qui traverse cet article est l’idée selon laquelle l’Irlande a dû verser son sang pour acquérir son indépendance. À partir de ce constat, El-Madani établit une règle : il incombe aux opprimés de comprendre que la liberté ne peut être donnée volontairement par le colonisateur ni s’accomplir par une quelconque œuvre philanthropique et charitable à l’initiative de celui-ci. Elle ne s’obtient qu’au prix de lourds sacrifices. L’auteur appelle alors tous les peuples opprimés à saluer la victoire de l’Irlande, et à prendre conscience qu’aucun obstacle dressé par l’autorité coloniale ne peut indéfiniment entraver la marche irrésistible d’un peuple capable d’abnégation et de résilience vers sa liberté. Ainsi l’Irlande est-elle élevée en exemple destiné à instiller chez les nationalistes anticoloniaux un sentiment de confiance et d’optimisme quant à leurs chances de voir leurs combats aboutir.

Bien que le texte rédigé par El-Madani en hommage à la révolution irlandaise soit inédit et pionnier dans le contexte maghrébin, il paraît improbable qu’il ait impulsé à lui seul la propagation des analogies entre l’Algérie et l’Irlande, lesquelles commencent à poindre dans le discours indépendantiste à compter des années 1920. Plusieurs facteurs indiquent que les nationalistes algériens se sont enquis de l’histoire irlandaise à partir de différents points d’accès, compte tenu de leur maîtrise de la langue française et de leur contiguïté avec les milieux communistes français. Avant même le déclenchement de la révolution d’Octobre, Lénine lui-même cite l’Algérie et l’Irlande parmi les nations opprimées dont il se réjouirait qu’elles s’insurgent contre les puissances coloniales française et anglaise. Dans cette logique, le Parti communiste français (PCF) participe à la formation politique de Messali Hadj, qui devient en 1927 secrétaire de l’Étoile nord-africaine, première organisation à revendiquer l’indépendance de l’Algérie.

Messali Hadj s’imprègne de l’histoire révolutionnaire irlandaise, à telle enseigne qu’il en fait un instrument rhétorique en vue de légitimer le combat qui est le sien à l’échelle internationale, en assimilant la situation de son pays à celle de l’Irlande avant 1921. C’est ce qu’il fait par exemple en juin 1933, lorsqu’il démontre dans son discours comment « sous prétexte de civiliser un peuple déjà “civilisé”, la France accomplit une œuvre de destruction à l’égard des Musulmans »5. L’évocation de l’Irlande n’est pas anodine, car rien de tel qu’une nation européenne pour tenter de dessiller les yeux d’auditoires parfois acquis à l’idéologie coloniale sur l’absurdité du mythe selon lequel les peuples dominés seraient nécessairement dénués de civilisation.

Tirer les leçons de la « débâcle » irlandaise

Dans les années 1940, une nouvelle génération d’indépendantistes algériens émerge. Beaucoup d’entre eux initialement hommes liges de Messali deviendront ses plus irréductibles ennemis. Ils découvrent l’Irlande soit à travers leurs lectures et leurs échanges avec leurs aînés, soit par le truchement d’enseignants engagés tels que François Châtelet et André Nouschi.

Dans la revue Awal, ce dernier raconte une anecdote qui lui est arrivée quand il enseignait au lycée Émile-Félix Gautier d’Alger. Abordant la question irlandaise en cours, Nouschi oriente les discussions de telle sorte qu’un élève l’interpelle : « Mais, monsieur, c’est l’Algérie d’aujourd’hui ! ». « Tu as tout compris ! »6, lui répond sentencieusement le professeur d’histoire. Quant à Sadek Hadjerès7, il exhume ses souvenirs d’élève à l’école coloniale, où les enseignements donnés lui permettent de se passionner, entre autres, pour l’histoire de l’Irlande et de sa longue lutte pour l’indépendance, qui force autant son admiration que celle de ses camarades de classe issus de la population indigène. Rien d’étonnant donc à ce que l’Irlande soit longuement discutée lors du congrès du PPA-MTLD (Parti du peuple algérien de Messali Hadj et le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, fondé un an plus tôt) à Belcourt en 1947, comme le rapporte Hocine Aït Ahmed, militant indépendantiste et futur fondateur du Front des forces socialistes (1963), dans ses mémoires :

On citait en exemple Eamon De Valera, le Sinn Féin [Parti indépendantiste irlandais fondé en 1905.], la pratique du filibustering8. De Valera, pourtant partisan farouche de la poursuite de la lutte armée, n’avait-il pas décidé de participer aux batailles électorales dans le cadre du Home Rule, réforme qu’il condamnait pourtant avec la dernière intransigeance ? Cette référence permettait, pour l’heure, de caser nos cinq malheureux députés dans un « rôle révolutionnaire »9.

La principale leçon qu’Aït Ahmed tire du conflit anglo-irlandais est qu’il est possible de faire la jonction entre lutte armée et obstruction parlementaire. Ainsi, le PPA-MTLD ne contreviendrait en rien à sa propre prescription révolutionnaire en envoyant des députés à l’Assemblée nationale, car des Irlandais l’auraient fait auparavant, sans pour autant trahir leurs idéaux. Nommé à la direction de l’Organisation spéciale (OS), organe militaire créé en aval dudit congrès, Aït Ahmed rédige en 1948 le célèbre rapport Zeddine, dans lequel il expose les problèmes stratégiques et tactiques pour le déclenchement de la révolution algérienne. Il y juge que l’insurrection armée irlandaise de Pâques 1916, opération militaire à laquelle le soutien populaire a fait défaut, est une « débâcle » riche en leçons instructives pour les révolutionnaires algériens. Aït Hocine exhorte ces derniers à se distinguer de leurs prédécesseurs irlandais et à ne pas répéter leurs erreurs en cédant à la tentation du terrorisme aveugle et de l’action spontanée dictés par la frustration ou le désir de vengeance. Seule une forte assise populaire conjuguée à un encadrement militaire compétent pourrait, selon Aït Ahmed, obtenir des résultats probants.

Le 1er novembre 1954, le FLN entame la guerre d’indépendance. Parmi les architectes de la révolution algérienne figurent en bonne place Abane Ramdane et Larbi Ben M’hidi, dont plusieurs compagnons de combat ont témoigné de leur passion pour l’histoire de l’Irlande. Assassinés tous deux à la fleur de l’âge, ni l’un ni l’autre n’ont, à notre connaissance, laissé de documentation sur la façon dont l’Irlande a inspiré leur combat. Sur la base des éléments préliminaires à notre disposition, il n’est toutefois pas déraisonnable de penser que leur connaissance du précédent irlandais n’est peut-être pas tout à fait étranger à leur approche unitaire, et à la structuration du FLN après le congrès de la Soummam. Comme le Sinn Féin lors de la guerre d’indépendance irlandaise, le FLN se dote de ses propres institutions : le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) et le Comité de coordination et d’exécution (CCE), rebaptisé Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), respectivement corps législatif et exécutif du FLN, verront le jour.

Ainsi, l’Irlande est tout autant un modèle en termes de résistance à l’impérialisme qu’un contre-modèle lorsqu’il s’agit d’évoquer le traité anglo-irlandais qui débouche sur une guerre civile encore plus sanglante que celle menée contre les forces britanniques. Aux dires de Redha Malek, porte-parole de la délégation algérienne à Évian en mars 1962, les négociateurs du GPRA avaient alors à l’esprit le marché de dupes conclu par les Irlandais en 1921, et tâchaient de ne pas tomber sciemment dans les écueils qui ont conduit ces derniers dans le précipice de la guerre civile. Les mots de Benyoucef Benkhedda, président du GPRA à l’époque, s’inscrivent dans la même veine. Selon lui, les représentants algériens ont veillé « tout d’abord, [à] l’intégrité territoriale », car

Parmi les grands malheurs qui peuvent frapper une nation, c’est de voir son territoire partagé. L’Irlande dont la longue lutte pour l’indépendance n’est pas sans rappeler parfois notre propre résistance fut amputée de sa partie nord-est. Les négociations de 1921, en lui rendant la souveraineté, ne purent empêcher la perte de l’Ulster. Une guerre civile s’ensuivit qui endeuilla le pays à peine libéré10.

Un outil de propagande diplomatique

Cette logique anti-impérialiste sera également une boussole sur le plan diplomatique. Dans le discours du FLN, les nations formant le bloc occidental à l’ONU sont divisées en deux catégories distinctes : les nations ayant colonisé divers territoires à travers le monde, et celles ayant subi par le passé leurs projets impérialistes. L’effort de persuasion quant au bien-fondé du combat du FLN est surtout dirigé vers cette deuxième catégorie, dont fait partie l’Irlande. Afin de faire basculer ces pays dans le camp favorable à l’indépendance de l’Algérie, des analogies sont établies entre leurs histoires respectives et la situation algérienne. À titre d’exemple, le délégué de la Syrie, pays qui apporte un soutien inconditionnel aux indépendantistes algériens, déclare dans un exposé présenté en février 1957 devant la Première commission de l’ONU : « Voici 125 ans […], la France a envahi l’Algérie, créant ainsi un problème analogue à celui auquel avaient eu à faire, en leur temps, les États qui avaient partagé la Pologne ou dominé l’Irlande »11.

La propension de certains Irlandais à percevoir la guerre d’indépendance algérienne au prisme de leur propre histoire stimule une sorte de circulation à double sens de ces analogies, échangées dans le cadre d’un dialogue anti-impérialiste entre les représentants des deux pays. Le délégué de l’Irlande Frederick Boland puisera lui-même dans l’histoire de son pays afin de préconiser la tenue de négociations entre les belligérants de la guerre d’indépendance. Son intervention, toujours en février 1957, à la commission politique témoigne des sensibilités disparates de l’Irlande : il rejette le principe d’incompétence de l’ONU pour discuter de la question algérienne, réaffirme l’admiration de son pays pour la France, défend l’idéologie nationaliste (en Algérie et ailleurs), condamne les violences commises tant par la France que par le FLN, et enfin, brandit la menace d’une expansion communiste, au cas où l’Algérie deviendrait indépendante. Mais le chef de la délégation du FLN M’hamed Yazid, admirateur des insurgés de Pâques 1916, prend attache avec Boland et le rencontre dans la foulée. Celui-ci lui fait savoir qu’une solution irlandaise au problème algérien impliquerait des concessions de part et d’autre. Les dirigeants du FLN n’étant pas disposés à transiger, Boland concédera plus tard qu’il les tient pour des extrémistes dont le bellicisme entrave l’esquisse d’un accord avec la France. Pourtant, c’est Frank Aiken, ministre des affaires étrangères de fraîche date, qui sera le premier diplomate occidental à défendre publiquement le droit du peuple algérien à l’autodétermination à l’Assemblée générale de l’ONU (septembre 1957).

Ce soutien de façade ne se traduit pas pour autant par des actes concrets : les votes de l’Irlande sur la question algérienne fluctuent au gré de ses intérêts économiques et géostratégiques. Le GPRA ne sera pas reconnu officiellement par le gouvernement irlandais jusqu’à l’indépendance. Le ministère de la justice irlandais a fait obstruction à l’installation d’un bureau du FLN sur le territoire irlandais. Cela n’a pas empêché celui-ci d’y effectuer sa propagande, notamment par l’intermédiaire d’étudiants afro-asiatiques et de personnalités irlandaises, à l’image du député Noël Browne. Cette propagande se manifeste, entre autres, par des analogies entre le FLN et l’IRA dans des lettres envoyées aux rédactions de grands quotidiens. Les colonnes de ces journaux deviennent parfois des lieux de confrontation idéologique, eu égard à la contre-propagande menée par l’ambassade de France à Dublin. Mohamed Kellou, représentant du GPRA au Royaume-Uni, se rendra même à Dublin en mars 1961, où il déclare à un journaliste venu l’accueillir à l’aéroport qu’il était convaincu de recevoir des témoignages de sympathie de la part des Irlandais, tant le combat des Algériens pour leur indépendance est le même que celui livré par les Irlandais quelques décennies auparavant. Si l’on croise les diverses versions de son séjour, il va sans dire que celle d’El Moudjahid qui dépeint l’événement sous l’apparence d’un franc succès demande à être nuancée, notamment au vu des critiques essuyées par le FLN lors de la conférence que tient Kellou à Trinity College.

En un mot, le passé de l’Irlande, qui suscita des attentes parfois déçues, l’incita à avoir une vision des conflits coloniaux distincte de celle de ses voisins européens. Mais sa géographie ne put lui permettre d’aller aussi loin dans son soutien du FLN que les pays formant le bloc afro-asiatique.

Illustration : De gauche à droite : Youcef Zighoud, Abane Ramdane, Larbi Ben M’Hidi, Krim Belkacem et Amar Ouamrane au congrès de la Soumamm, août 1956

POUR ALLER PLUS LOIN

➞ Christophe Gillissen, « Les relations franco-irlandaises et la question algérienne aux Nations unies », in Sylvie Mikowski, Histoire et mémoire en France et en Irlande, Reims, Épure, 2011

➞ Sadek Hadjerès, Culture, indépendance, et révolution en Algérie : 1880-1980, Paris, Temps Actuels, 1981

➞ Mohamed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN : Documents et Histoire 1954-1962, Fayard, 2004

➞ Dónal Hassett, “The Example of Valiant Little Ireland,” in Patrick Mannion & Fearghal McGarry, The Irish Revolution : A Global History, New York University Press, 2022

1Yacine Kateb et Hafid Gafaïti, Kateb Yacine, un homme, une œuvre, un pays, Voix multiples, 1986 ; p. 39.

2Yacine Kateb et Gilles Carpentier, Le poète comme un boxeur. Entretiens, 1958-1989, éditions du Seuil, 1994 ; p. 124.

3Gilbert Meynier, « La “révolution” du FLN (1954-1962) », in Catherine Brun, Guerre d’Algérie : les mots pour la dire, CNRS éditions, 2014.

4A. D. de Beaumont, « Gare la casse !! », L’Ikdam, 4 novembre 1921 ; p. 1-2.

5Cité dans Benjamin Stora, Nationalistes algériens et révolutionnaires français au temps du front populaire, L’Harmattan, 1987 ; p. 32.

6André Nouschi, « Un intellectuel dans la guerre d’Algérie », Awal, No. 30, décembre 2004 ; p. 38.

7Militant indépendantiste, il sera un des dirigeants du Parti communiste algérien (PCA).

8Obstruction parlementaire. C’est une technique visant à retarder le plus possible l’adoption d’une loi à l’aide des moyens réglementaires de la chambre.

9Hocine Aït Ahmed, Mémoire d’un combattant. L’esprit d’indépendance 1942-1952, Paris, Éditions Sylvie Messinger, 1983 ; p. 93.

10Benyoucef Benkhedda, Les accords d’Évian : la fin de la guerre d’Algérie, Alger, Office des publications universitaires, 1998 ; p. 37.

11AMEA, série NUOI, volume 552, Georges Picot, « Au sujet de l’affaire algérienne devant la première Commission (séances du 4 février 1957) », no. 587, New York, 4 février 1957 ; p. 1.

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