Ce que la Russie a gagné de son intervention militaire en Syrie

Voici trois ans que la Russie s’est engagée dans le conflit syrien aux côtés de Damas et de Téhéran. Au cours de cette période, son activité opérationnelle a varié sensiblement au gré des objectifs qu’elle s’est fixés sur le champ de bataille. Aujourd’hui, si la crise est loin d’être réglée, Moscou peut néanmoins déjà revendiquer un certain nombre de succès.

Visite de Vladimir Poutine à la base aérienne russe de Hmeimim, au sud-est de Lattaquié.
en.kremlin.ru, 11 décembre 2017

Tout d’abord, la Russie s’est livrée à une démonstration crédible de sa capacité à projeter un corps expéditionnaire de taille modeste au-delà de l’ex-espace postsoviétique, là où personne ne l’attendait. Par ailleurs, le champ de bataille syrien a offert à l’armée russe des conditions opérationnelles réelles, non seulement pour tester du matériel neuf en vue de leur versement à l’arsenal russe ou de leur vente à l’export, mais aussi et surtout, il a généré une formidable prise d’expérience pour les différents personnels qui ont été déployés. Enfin, en vue de l’entrée dans la phase de stabilisation du pays que Moscou appelle de ses vœux, la Russie mise sur les liens établis ces derniers mois avec les différents chefs de localités rebelles avec qui il a fallu négocier, qui une reddition, qui des échanges de prisonniers, afin d’apparaître comme un interlocuteur crédible, à défaut d’être légitime aux yeux de certains acteurs locaux.

La consolidation du régime syrien devrait rester l’axe de travail des Russes au cours des prochains mois. À ce titre, Moscou compte sur l’intégration au sein de l’armée syrienne des unités paramilitaires qu’elle a équipées et formées afin d’en faire le futur fer-de-lance de cette dernière. L’expérience et la combativité acquises par les forces loyalistes lors de ces années de guerre, sous les auspices du commandement russe et avec du matériel provenant de Russie, pourraient procurer à Moscou des retombées en termes d’image et d’influence qui dépassent le cadre syrien.

Un déluge de feu

Un des outils auquel l’armée russe aura eu recours massivement est celui de la puissance de feu délivrée par les airs, depuis la mer ou à partir des pièces d’artillerie déployées en Syrie même. Depuis le 30 septembre 2015, les forces aériennes russes ont ainsi mené près de 39 000 sorties1. Très intensives lors des premiers mois de l’engagement militaire, ces frappes ont ensuite diminué, la situation sur le terrain ayant été renversée de manière déterminante en faveur des forces loyalistes.

Au cours de la phase dite active de l’opération qui a suivi directement l’entrée en action de la Russie et duré jusque début 2016, les appareils russes effectuaient jusqu’à 100 sorties par jour, soit une moyenne de 3 à 4 sorties par aéronef. Un maximum de 139 sorties a été atteint le 20 novembre 2015. Sur mer, le détachement naval russe a pris part aux opérations en apportant la puissance de feu de ses missiles de croisière Kalibr dont une centaine ont été tirés à ce jour, depuis la mer Caspienne et la Méditerranée orientale. Les systèmes d’artilleries déployés sur terre sont venus compléter le dispositif tandis que les spécialistes russes réparaient ou remettaient en état de marche plus de 4 700 unités de blindés (tanks, BMP, transports légers…) pour l’armée syrienne.

Le déluge de feu a constitué une arme redoutable à plus d’un titre. Les premiers mois d’intervention ont servi à démontrer la détermination de Moscou à recourir aux frappes massives, souvent peu précises et parfois indiscriminées, envers et contre toute critique et indignation internationale. Cette première phase s’est avérée déterminante dans la mesure où elle crée un précédent qui perdure, tout autant qu’elle a permis de jauger la palette de moyens auxquels Moscou se laisse le choix de recourir. La présence de moyens rapidement mobilisables et capables de délivrer cette puissance de feu en un laps de temps relativement court à partir de la base aérienne de Hmeimim fait planer une menace permanente sur les ennemis des forces russes et loyalistes.

Le choix délibéré de ne pas recourir à la puissance de feu revêt quant à lui une dimension de dissuasion conventionnelle qui inhibe les options de l’adversaire. Le choix d’y recourir, mais de manière graduée et pendant une période limitée permet d’envoyer un message d’avertissement. Pris en étau entre, d’une part, les flottements de leurs sponsors occidentaux, arabes du Golfe et turcs avec qui Moscou a maintenu le dialogue au plan diplomatique, et d’autre part le risque que représentait le déluge de feu russe, les ennemis désignés n’ont eu guère d’autre choix que de négocier leur reddition, jeter les armes ou passer au service des forces loyalistes.

L’effet psychologique laissé par la bataille d’Alep-Est a joué un rôle déterminant dans la mesure où les autres poches encerclées plus tard ailleurs en Syrie savaient à quoi ne pas s’attendre (une assistance extérieure de nature à remettre en question la détermination et la supériorité russe sur le champ de bataille) et connaissaient les risques (déluge de feu). Les opérations à Deraa cet été ont confirmé le succès de cette mécanique : les groupes rebelles ont été pratiquement « retournés » les uns après les autres, sans vraiment livrer bataille.

La projection de la guerre littorale

Le rôle joué par le détachement naval russe en Méditerranée est essentiel. Il constitue l’unique axe logistique de ravitaillement entre la Russie et la Syrie sur lequel Moscou peut compter de manière autonome. La liberté de circulation sur la route maritime qui relie les ports syriens de Tartous et Lattaquié aux ports russes de la mer Noire est garantie tant que la Convention de Montreux (1936)2 est appliquée par la Turquie dans ses détroits (Bosphore et Dardanelles) et que l’OTAN ne prétend pas entraver cette liberté de navigation, ce dont elle aurait pleinement les moyens.

L’autre axe logistique est celui de la voie des airs, à travers les ciels iranien et irakien, tandis que la Turquie autorise régulièrement aussi le transit de vols militaires russes au-dessus de son territoire. Toutefois, dans les deux cas, Moscou a par le passé fait les frais de fermetures d’espace aérien de longue durée (Turquie) ou des difficultés temporaires (avec l’Iran, août 2016). Fin août 2018, un Tu-154M de l’armée de l’air russe n’a pas été autorisé à pénétrer dans l’espace aérien irakien et a dû rebrousser chemin vers l’Iran avant de finalement pouvoir repartir pour sa destination en Syrie.

Outre ce rôle logistique clef, la marine de guerre s’est par ailleurs livrée à une démonstration de projection de guerre littorale dans un espace maritime moyennement éloigné des eaux russes. Les unités équipées de missiles de croisière Kalibr déployées au sein de son escadron méditerranéen — frégates, corvettes lance-missiles et sous-marins classiques d’attaque — sont, pour l’essentiel, des bâtiments récents conçus pour opérer idéalement le long ou à proximité des côtes. Sous la couverture de puissants systèmes de défense antisurface (batteries côtières Bastion) et antiaériens (S-400) basés à terre en Syrie, ils forment un outil crédible pour entraver la liberté de manœuvre des flottes et de l’aviation de l’OTAN en créant un rideau défensif au large des côtes syriennes.

Tensions avec Israël

Cette approche russe dite du « caillou dans la chaussure » vis-à-vis de l’OTAN a fonctionné jusqu’à présent. La Russie sait pertinemment ne pouvoir s’opposer frontalement à un groupe aéronaval américain, mais elle sait aussi que la mise en œuvre d’une approche de dénis d’accès et d’interdiction de zone oblige ses adversaires de l’OTAN et les Israéliens à maintenir le contact avec les forces russes afin d’éviter un accident. Ceci n’a toutefois pu empêcher la destruction d’un avion russe de reconnaissance et de renseignement Il-20 le 17 septembre dernier, au large de la Syrie. L’appareil a été pris pour cible par la défense anti-aérienne syrienne qui visait des F-16 israéliens ayant réalisés des frappes dans la région de Lattaquié. Exaspérés par les bombardements à répétition menés par l’aviation israélienne en Syrie, les militaires russes ont fait porter l’entière responsabilité de cet accident à l’État hébreu. Moscou et Tel-Aviv s’entendent néanmoins sur le fait que la Syrie ne doit pas devenir un casernement iranien, et à ce titre, ils ont besoin de maintenir le dialogue.

Autrement dit, la marine russe applique en Syrie un schéma par nature défensif de verrouillage de zone et des approches côtières en mobilisant principalement des unités de tonnage faible ou moyen, aux côtés de quelques imposantes unités ex-soviétiques venues consolider le dispositif. La flotte russe est rompue à ce type de plan qu’elle met en œuvre dans ses espaces maritimes adjacents, à travers la mobilisation de moyens adaptés (péninsule de Kola, Kaliningrad, Crimée…), sauf que dans le cas syrien, elle s’est projetée au-delà de sa zone de confort — les eaux russes — vers la Syrie, prolongeant par la même occasion sa ligne de défense depuis le bassin de la mer Noire vers le Levant.

Ce dispositif a été récemment renforcé par les deux régiments de systèmes S-300 que Moscou a livré à Damas en réponse à la destruction de son avion Il-20. Leur activation contribuera à entraver davantage la liberté d’action de l’aviation israélienne, mais aussi de celle de l’OTAN, en densifiant le maillage anti-aérien au large de la Syrie et du Liban, d’où ont été menées la plupart des frappes contre le régime syrien et les objectifs iraniens.

Une expérience précieuse

Si la Russie s’est abstenue de déployer au sol, en vue de prendre part aux combats, du personnel autre que les forces spéciales et les supplétifs fournis par des compagnies militaires privées, elle a en revanche mobilisé des unités de police militaire. Aisément reconnaissables à leur béret rouge, ces hommes proviennent généralement de formations stationnées dans les républiques musulmanes de Russie (Tchétchénie, Ingouchie…). Au-delà de la sécurisation de périmètres et de la surveillance de zones de désescalades, ces unités ont aussi été mobilisées pour délivrer de l’aide humanitaire — un peu moins de 2 000 opérations de différente ampleur depuis septembre 2015 — et ont participé à des négociations en vue de la reddition de localités ou d’échanges de prisonniers. Peu connu et souvent perçu avec une certaine condescendance par les observateurs de pays de l’OTAN, ce patient et fastidieux travail coordonné par le Centre pour la réconciliation russe en Syrie aurait toutefois permis à quelque 230 chefs de bande ou de formation armée de négocier leur reddition, et aux forces loyalistes de reprendre plus de 2 500 localités sans livrer de combats.

L’état-major russe a par ailleurs tenu à ce qu’un maximum d’unités puissent être projetées sur la base de rotation en Syrie afin d’y acquérir une expérience opérationnelle. Si le nombre de soldats russes basés en permanence en Syrie a pu varier entre 2 500 et 4 000, en trois années, ce seraient plus de 63 000 d’entre eux qui y auraient été envoyés, dont 25 700 officiers. Plus des trois quarts des pilotes et équipages des forces aériennes ont volé en Syrie (appareils de combat, avions de transport, aviation stratégique). L’expérience du combat acquise sur le champ de bataille syrien a vocation à se disséminer au sein des forces armées russes, par exemple à travers la promotion d’anciens commandants du corps expéditionnaire en Syrie. C’est le cas du général Andreï Kartapolov, qui dirigeait les opérations en Syrie de décembre 2016 à mars 2017, et a notamment repris Palmyre à l’organisation de l’État islamique (OEI) la seconde fois. Nommé à son retour en Russie commandant en chef du district militaire ouest, il a été promu vice-ministre de la défense en juillet dernier. Autre manière de disséminer cette expérience : les exercices militaires, dont le dernier d’entre eux, « Vostok-2018 », qui s’est tenu début septembre dans l’extrême-orient russe a permis un partage d’expérience entre différentes unités russes, et avec les soldats chinois venus participer aux manœuvres.

Éviter le scénario irakien

La Russie a déjà commencé à mettre sur pied le noyau dur de la future armée syrienne. Moscou souhaite l’intégration graduelle des unités qu’elle a équipées et formées au sein des forces régulières syriennes, ce qui répond à l’approche de consolidation du régime syrien privilégiée par le Kremlin. Cette absorption des factions armées n’est pas du goût de l’Iran qui souhaiterait plutôt conserver la main sur les différentes milices chiites paramilitaires qu’elle finance, mais qui sont en majorité équipées de matériels russes.

La Russie mise sur la proximité culturelle historique qui existe entre les milieux militaires syriens et russes, d’une part, sur ses livraisons de matériels et son ascendant diplomatique sur Téhéran, d’autre part, pour mener à bien la refonte de l’armée syrienne. Début septembre, huit jeunes Syriens ont ainsi intégré l’Académie militaire pour le service matériel et technique (Saint-Pétersbourg) en vue d’y suivre une formation d’officier.

Ce nouveau partenariat, qui concerne de jeunes adolescents, s’inscrit dans le cadre d’un programme russo-syrien destiné, sur le long terme, à fournir des cadres formés en Russie à l’armée syrienne3.

Tenir le terrain

Sur le terrain, d’autres résultats sont déjà palpables. L’unité dite des « Aigles du désert », qui à l’origine est une formation privée composée d’ex-soldats syriens, a été reprise en main par les Russes qui l’ont équipée. Cette unité, qui s’est avérée être un outil redoutable dans la lutte contre les djihadistes — notamment en milieu désertique — est intégrée à l’armée syrienne depuis janvier 2017. Autre exemple : les « Tigres du désert », du général Souheil Al-Hassan, l’actuel chef des forces spéciales syriennes Quwat Al-Nimr. Il s’agit d’une autre formation affectionnée par les Russes qui misent sur un schéma d’armée resserrée, mais expérimentée et aguerrie pour faire face à une potentielle résurgence de la part des djihadistes depuis les zones désertiques ou en milieu urbain. Vu de Moscou, le contre-exemple est celui de l’armée iraquienne qui, bien que généreusement équipée par Washington, s’était effondrée face à la poussée fulgurante de l’OEI en juin 2014 et encore en 2015.

Après avoir reconquis le terrain, il convient en effet désormais de le tenir. L’alerte est déjà venue du désert, du côté de Palmyre, d’où l’OEI a été chassée début 2016, mais dont elle est parvenue à s’emparer à nouveau alors que le régime triomphait à Alep fin 2016. Il aura fallu près de trois mois aux Russes et aux forces loyalistes pour reprendre l’oasis aux djihadistes en mars 2017. Le futur de l’armée syrienne se joue entre l’effort de centralisation et de coordination russe et la « milicisation » à la libanaise pour laquelle penche Téhéran, alors que le conflit n’est pas encore terminé.

1Chiffres donnés par le ministère russe de la défense, briefing du 22 août 2018.

2NDLR. La convention dite « de Montreux », officiellement Convention concernant le régime des détroits, est un accord international multilatéral signé le 20 juillet 1936 dans la ville suisse de Montreux et toujours en vigueur. Elle détermine l’exercice de la libre circulation dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore, ainsi que dans la mer Noire.

3« Des adolescents syriens ont commencé leur formation dans la classe des cadets de l’Académie militaire pour le service matériel et technique » (en russe), TV Zvezda, 1er septembre 2018.

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