Ce que Mohammed Ben Salman cherche à Washington
La visite de Mohammed Ben Salman à Washington, qui commence ce lundi 17 novembre 2025, s’inscrit dans la stratégie du prince héritier saoudien de renforcer à la fois ses relations personnelles avec Donald Trump et l’alliance de son pays avec les États-Unis. De retour de Riyad, la chercheuse Fatiha Dazi-Héni analyse ces choix.
Accompagné d’une impressionnante délégation comptant près d’un millier de personnes, si l’on en croit Bernard Haykel, spécialiste de l’Arabie saoudite et proche de la cour royale, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman (MBS) compte impressionner son hôte. Il en aura l’occasion avec la conférence d’investissement conjointe saoudo-étatsunienne au cours de laquelle une multitude de contrats sera signée dans les domaines de la Tech et de l’Intelligence artificielle (IA), visant à investir massivement dans les semi-conducteurs et à implanter des data centers tant dans le royaume qu’aux États-Unis.
Le président étatsunien Donald Trump est mieux disposé que son prédécesseur à procéder au transfert de technologie dans le secteur de l’intelligence artificielle, comme le prouve l’annonce faite par cheikh Tahnoun Ben Zayed Al Nahyan, conseiller à la sécurité nationale de la fédération des Émirats arabes unis, lors de sa visite, en février 2025. Il y a révélé un investissement record sur dix ans, atteignant 1,4 trillion de dollars, dans la Tech étatsunienne. Le dauphin saoudien veut lui aussi saisir l’occasion de son voyage pour venir réaffirmer que la sécurité du royaume d’Arabie saoudite reste intimement liée aux États-Unis. Il privilégie donc ce partenaire, qui reste l’acteur central de la communauté internationale pour assurer la sécurité au Proche-Orient. Ce point de vue nous a été systématiquement rapporté lors de nos entretiens aussi bien avec des personnels diplomatiques qu’avec des chercheurs et consultants de think tanks saoudiens lors de notre séjour à Riyad en octobre 2025.
Ni la Chine ni la Russie
En faisant des États-Unis la première destination des investissements saoudiens dans le domaine de la Tech, le royaume confirme aussi son absence d’ambigüité vis-à-vis de la Chine. Celle-ci reste un partenaire économique majeur dans les nouvelles technologies de pointe, mais pas dans le domaine de la sécurité. Quant à la Russie, le Dr Saleh Al Khaltan, spécialiste des relations russo-saoudiennes et enseignant à la King Saud university (KSU), estime qu’elle a perdu son influence stratégique dans la région depuis sa guerre en Ukraine en dépit du fait que le président Vladimir Poutine continue de s’enfermer dans un narratif victorieux.
Redevable du soutien que Donald Trump lui avait prodigué lors de son premier mandat alors qu’il était plongé dans la tourmente de la sordide affaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, MBS prend soin de jouer habilement sur l’étroite relation personnelle qui le lie au président étatsunien. Il entend ainsi obtenir pour son pays de solides garanties de protection. L’objectif est de se prémunir contre de nouvelles attaques visant des sites stratégiques vitaux, comme celles revendiquées par les houthistes contre les installations pétrolières saoudiennes de Khuraïs et d’Abqaiq, le 14 septembre 2019. Il s’agit aussi d’éviter que ne se reproduise le scénario traumatique des frappes israéliennes contre le Qatar du 9 septembre 2025. Or, les deux fois, l’administration Trump s’est abstenue de venir à la rescousse de ses partenaires du Golfe.
Ces deux évènements ont durablement ébranlé les dirigeants du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Comme l’explique le Dr Abdallah Al-Tayer, conseiller au ministère des affaires étrangères, à la suite des frappes israéliennes sur Doha, les six pays membres ont convenu de raffermir leur solidarité au sein du pacte régional qui a survécu à la crise de cinq ans avec le Qatar. L’essentiel, poursuit ce diplomate, est de maintenir la cohésion des pays membres du CCG afin d’éviter l’écueil de la fragmentation dans un environnement régional fortement détérioré. Les différences de vues demeurent sur d’autres dossiers régionaux, comme sur le Soudan qui est un point de friction majeur entre Riyad et Abou Dhabi, mais aussi sur le Yémen où les conflits d’intérêts entre l’Arabie saoudite, les EAU et Oman sont connus de tous. Mais tous s’accordent de ne pas s’en ouvrir publiquement et de donner la priorité à la cohésion et à la sécurité au sein.
Une fragilité structurelle du royaume
Si l’Arabie saoudite se satisfait de l’affaiblissement de l’Iran dans la région, le contexte de l’après 7 octobre 2023 ne modifie pas la fragilité structurelle du royaume et des monarchies voisines. Elles restent très dépendantes du dispositif sécuritaire étatsunien mais elles le perçoivent surtout comme étant prioritairement destiné à la protection d’Israël.
Aujourd’hui, c’est davantage la domination militaire écrasante d’Israël que redoutent Riyad et les autres monarchies du Golfe. Elle est perçue comme l’élément le plus déstabilisant dans la région1. Les ambitions expansionnistes d’Israël au Liban et en Syrie, les nombreuses violations du cessez-le-feu à Gaza depuis l’adoption du plan Trump, la recrudescence des violentes attaques commises par les colons contre les Palestiniens de Cisjordanie avec la complicité de l’armée israélienne, sont perçues comme une volonté délibérée de fragmenter la région.
Si le dialogue est de mise avec Téhéran, Riyad considère que l’Iran, bien qu’affaibli, demeure en capacité d’activer ses réseaux dont les milices chiites en Irak ou encore les houthistes au Yémen. Pour résumer, explique Saleh Al-Khaltan, Riyad considère que « l’hégémonie israélienne au Proche-Orient constitue la menace la plus sérieuse dans la région. Dans le même temps, un Iran affaibli, mais résilient, qui n’a pas renoncé à soutenir ses proxys, certes amoindris, demeure un point de vigilance sérieux ».
Cette instabilité régionale persistante explique que, pour le prince héritier, la priorité, bien plus que l’achat d’avions de chasse F-35 est d’obtenir de Washington la signature d’un accord de sécurité mutuelle. Celui-ci prendrait d’abord la forme d’un Ordre exécutif, qui ne nécessite pas l’aval du Congrès, pour se formaliser ensuite en un accord de sécurité engageant et pérenne, dans la continuité des discussions engagées avec le président Joe Biden. Concernant l’accord de sécurité, il s’agit d’obtenir un degré d’engagement plus substantiel que ce que Doha a décroché avec le décret signé le 29 septembre 2025 par le président Trump (qui n’engage que sa parole) et qui stipule que toute attaque contre le Qatar serait considérée comme « une menace pour la paix et la sécurité des États-Unis ».
Concernant les pourparlers relatifs à la coopération sur le nucléaire civil, des rumeurs circulaient à Riyad selon lesquelles les autorités accepteraient de renoncer à l’enrichissement à des fins civiles, si le royaume était assuré de signer un traité garantissant sa protection indépendamment de la coloration politique de l’administration en charge.
Le professeur Hisham Al-Ghannam, directeur du programme sur les études de sécurité nationale à la Nayif University for Security Sciences (Riyad), insiste sur la valeur institutionnelle de la garantie sécuritaire que le prince est venu chercher ; l’Arabie saoudite ne peut se satisfaire de gestes et paroles symboliques. C’est selon lui, précisément ce qui a poussé Riyad et Islamabad à signer un accord de défense mutuelle le 17 septembre 2025, une semaine après les bombardements israéliens sur Doha. L’objectif était d’adresser un signal à Washington, indiquant que le royaume dispose d’autres options pour instaurer un rééquilibrage stratégique des rapports de force.
L’imprévisibilité de Donald Trump
La difficulté qui se pose néanmoins pour MBS est de dépasser la relation transactionnelle qui le lie intimement au président Trump et à sa famille, dans le but de consolider une relation bilatérale institutionnelle. En effet, le prince, pas plus que les diplomates, chercheurs et Saoudiens rencontrés, ne sont dupes de l’imprévisibilité du président Trump. Ils citent notamment le camouflet qu’il a infligé au premier ministre indien Narendra Modi, avec la surtaxe de 50% de droits de douane imposée en août 2025. Le pays jouait pourtant un rôle pivot dans la stratégie étatsunienne de contrer la concurrence chinoise.
Galvanisé par une dynamique économique réelle qui ne se réduit pas à des mégas projets coûteux et peu probants ou à une industrie touristique de luxe dont les retours sur investissements interrogent, le royaume se positionne comme le marché le plus attractif de la région. En témoigne la neuvième session du Future Investment Initiative qui s’est tenue à Riyad du 27 au 30 octobre 20252. Cependant, le développement du pays est fortement contraint par l’environnement géopolitique instable, voire chaotique. L’avenir des projets pour diversifier l’économie du pays conformément au plan Vision 2030 est donc lié à l’impératif de parvenir à stabiliser la région.
Convergence sur la Syrie
Cette visite est l’occasion pour le prince héritier de présenter l’approche saoudienne pour engager un processus de stabilisation. Il souhaite aussi convaincre le président Trump que l’intégration des pays arabes aux accords d’Abraham exige de franchir certaines étapes indispensables. À commencer par l’établissement d’une feuille de route pour mettre en œuvre une solution globale et durable incluant la création d’un État palestinien, seule solution en mesure de stabiliser durablement la scène proche-orientale. Cela implique également de de mettre un terme à l’expansionnisme israélien au Levant.
Le prince héritier s’attachera à souligner au cours de cette visite les points de convergence entre les visions saoudienne et étatsunienne. La Syrie, jugée prioritaire par Riyad car elle constitue la porte d’entrée pour procéder à la dissolution des milices actives dans la région, est le dossier-type où la convergence de vues avec le président Trump est la plus forte. MBS a développé un intense lobbying auprès de Donald Trump qui a conduit celui-ci à lever les sanctions économiques qui pesaient sur la Syrie. Le premier étatsunien a également adoubé Ahmed Al Charaa en l’accueillant à la Maison Blanche, une première pour un président syrien. Ce soutien étatsunien à la Syrie d’Al-Charaa est fondamental pour Riyad, car la déstabilisation du nouveau pouvoir à Damas serait susceptible de profiter à des ingérences iraniennes qu’Israël exploiterait en fragmentant davantage le pays.
Un certain optimisme est perceptible à Riyad compte tenu de l’investissement manifeste mobilisé par l’administration Trump au Proche-Orient. En l’absence de la Russie, de la Chine et dans une moindre mesure de l’Europe, les États-Unis redeviennent l’acteur incontournable de la région et le seul en mesure de faire bouger les lignes.
Le dossier libanais
Riyad se réinvestit également dans le dossier libanais, mais de façon prudente et plutôt alignée sur la position étatsunienne. Celle-ci consiste à insister sur la nécessité de mener les réformes qui s’imposent pour parvenir à un accord avec le FMI, à lutter contre le trafic de drogue et à parvenir au désarmement du Hezbollah. Cependant, Riyad travaille étroitement avec Paris pour stabiliser la situation politique afin de renforcer et soutenir l’armée libanaise. Le royaume s’impatiente toutefois des retards dans le désarmement du Hezbollah. Néanmoins, Riyad a donné son feu vert pour l’envoi d’une délégation d’investisseurs au Liban et d’une mission chargée d’examiner la réautorisation des exportations libanaises vers le royaume. Une évolution récente accueillie positivement à Beyrouth3.
Même si rien n’est réglé concernant la mise en œuvre de la seconde phase du plan Trump à Gaza, Riyad compte agir en concertation étroite avec Paris. La difficulté pour le prince héritier sera de convaincre son hôte d’avancer sur la base de la reconnaissance d’un État palestinien, et non sur celle d’un plan bâclé pour lequel ni Riyad ni les autres monarchies du Golfe ne sont prêtes à payer le prix.
Avec cette visite, MBS espère consolider sa stature internationale et s’imposer comme l’interlocuteur majeur du président Trump pour aboutir à la stabilisation de la région. Il affiche son ambition de faire du royaume un acteur diplomatique soucieux de conduire une politique d’équilibre sur la scène régionale, en discutant avec l’ensemble des acteurs, aussi bien avec la Turquie sur la Syrie qu’avec l’Iran sur le Liban, le Yémen ou l’Irak. Il devrait ainsi inciter Washington à relancer les négociations avec l’Iran sur le dossier nucléaire afin de prévenir toute tentative de nouvelles attaques israéliennes contre l’Iran.
1Fatiha Dazi-Héni, « L’Arabie saoudite : Quels leviers de puissance au Proche-Moyen-Orient ? », Note de recherche 148, Irsem.fr, 16 octobre 2025.
2Miguel Hadchity, « FII9 a ‘turning point’ as tech and global leaders converge in Riyadh, says event chairman », Arab News, 27 octobre 2025.
3Mounir Rabih, « Riyad amorce son retour : une renaissance de Taëf… depuis Beyrouth », L’Orient Le Jour, 15 novembre 2025
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