— Quels sont selon vous les principaux intérêts que la France doit défendre en Afrique du Nord et au Proche-Orient ?
Ces intérêts s’inscrivent dans le cadre diplomatique global que propose notre programme l’Avenir en commun, précisé le 31 mars par Jean-Luc Mélenchon lors de la présentation du livret de la France insoumise Une France indépendante au service de la paix. L’intérêt premier de la France est que les conditions de la paix soient réunies. Notre intérêt rencontre ici le devoir d’humanité de la République. La France ne peut s’enfermer dans une forteresse ignorant les vallées de larmes qui l’entourent. Les guerres, a fortiori dans notre aire régionale proche, finissent toujours par avoir un impact sur notre propre sécurité. Or l’avènement d’une mondialisation multipolaire ne nous protège pas plus de la guerre que la période d’hégémonisme unilatéral des États-Unis. La crise écologique risque d’exacerber les conflits liés à l’appropriation des ressources, à la raréfaction de la biodiversité, au changement climatique. À ces bifurcations s’ajoutent les effets de décennies de négation des droits élémentaires des peuples, de libéralisation sauvage et de prédation économique qui ont fragilisé les sociétés. On assiste donc à une exacerbation des tensions entre nations et à l’intérieur d’elles-mêmes, comme en atteste la vigueur des fractures identitaires. La France peut apporter une contribution essentielle à la paix. La condition est qu’elle parle de sa propre voix et refuse le piège tendu par des ennemis complémentaires qui continuent à manipuler l’idée d’un « choc de civilisations », entre l’« Occident » et l’« Islam » par exemple. Voilà pourquoi elle doit en premier lieu mettre un terme à l’inféodation de sa politique extérieure à celle des États-Unis.
Le Proche-Orient est le triste théâtre d’une conjonction explosive de l’ensemble de ces tensions. S’y enchevêtrent rivalités géopolitiques, notamment pour l’appropriation des matières premières et le contrôle des routes énergétiques, et replis identitaires favorisés par la fragilisation des États et des sociétés. En Afrique du Nord, la guerre de 2011 en Libye a été une erreur historique. En outrepassant le mandat du Conseil de sécurité, elle a fragilisé les capacités d’action de l’ONU. Et la Libye est devenue un foyer durable de déstabilisation.
Face à ces constats, le candidat de la France Insoumise propose de nouveaux choix stratégiques dans ces deux régions pour favoriser une paix durable. La France doit sortir des interventions militaires sans vision politique, donc sans fin. Elle doit revoir ses alliances. Elle doit rompre avec l’affairisme qui obère ses capacités politiques.
— Considérez-vous que la France a commis des erreurs dans ces régions au cours des dernières années ? Si oui, quelles sont les plus importantes ?
Ce n’est pas tant la France qui a commis des erreurs que les monarques républicains et leurs « experts » en charge de sa politique étrangère ! Cette précision faite, nous déplorons que l’action extérieure de la France dans ces régions se soit réduite à un entremêlement d’indignations sélectives, d’affairisme et d’interventions militaires sans vision politique. Les indignations sélectives sont graves, car elles affaiblissent la parole de la France. On ne peut pas dénoncer, à juste titre, le martyre des populations syriennes tout en fermant les yeux sur le sort fait aux civils yéménites par des alliés actuels de la France, ou en se résignant au sabotage du processus de paix par Israël, pour s’en tenir à ces exemples.
Il faut redonner à la France une politique extérieure indépendante. Notre pays a été enfermé dans des alliances restreignant son horizon. Il en est ainsi de l’alignement sur les États-Unis, pourtant comptables avec l’invasion de l’Irak d’une part importante de l’état actuel du Proche-Orient. Leur Président actuel, erratique et belliqueux, ne peut que renforcer notre conviction de la nécessité absolue que la France parle de sa propre voix. Il en va de même des alliances avec les monarchies du Golfe. La France a repris à son compte une « fracture chiites-sunnites » présentée comme l’alpha et l’oméga des dynamiques de la région. Alors que les fractures religieuses, devenues réelles dans certaines têtes à force d’être attisées, ne forment que l’écueil d’enjeux (géo)politiques profanes. Et notre pays n’a en outre pas à rentrer dans ces considérations ! Imbibée d’un néoconservatisme mêlant croisade démocratique et lecture ethnique et confessionnelle des conflits, notre politique étrangère, en Syrie comme ailleurs, s’est en définitive condamnée à alterner entre velléités militaristes et postures moralisatrices. D’où des postures déconnectées de la réalité, tel le refus de toute négociation avant le départ préalable de Bachar Al-Assad que personne n’avait les moyens d’imposer. Ces choix ont rendu la France inaudible. En Afrique du Nord, depuis une intervention désastreuse en Libye en 2011 notre pays s’escrime, avec les États-Unis et l’Union européenne, à mener une politique qui ne fait que renforcer la fragmentation du pays. Ailleurs la France n’a pas tenu compte des aspirations des peuples là où elles avaient réussi à émerger pacifiquement, comme en Tunisie. Comment accepter qu’aucun geste significatif n’ait été fait pour alléger le fardeau de la dette qui hypothèque les possibilités de répondre aux attentes exprimées lors de la révolution ? Nous avons pour notre part proposé des solutions tout à fait réalistes en ce sens, en lien avec nos amis du Front populaire tunisien.
— Pensez-vous que la France a une action propre à mener dans ces régions ? Doit-elle agir dans le cadre d’alliances spécifiques ? Lesquelles ?
La France doit à l’évidence avoir une politique indépendante et cohérente dans ces régions stratégiques pour elles.
Au Proche-Orient, en Syrie et au Yémen notamment, elle doit sortir de ses alliances isolantes et mettre tout son poids au service de solutions politiques. C’est aussi le cas en Palestine et Israël, où il faut reconnaître la Palestine, réaffirmer la légalité internationale et la légitimité du plus faible à voir ses droits reconnus. La France doit renouer avec l’art de la négociation, en priorité au sein de l’ONU. Ceci implique de regarder au-delà de l’Occident, un des principes directeurs de notre programme international. Dire cela n’est évidemment pas céder quoi que ce soit sur le terrain de la lutte antiterroriste, que nous concevons néanmoins d’abord comme un enjeu de sécurité intérieur (voir le livret programmatique Sécurité : retour à la raison). Le volet international de cette lutte doit être mis en œuvre via l’ONU dans le cadre d’une stratégie globale contre les organisations terroristes comportant un volet militaire, mais reposant prioritairement sur l’assèchement de leurs ressources économiques, de leurs soutiens internationaux et de leurs bases sociales.
À terme l’intérêt de la France est de repenser ses relations avec cette région du monde victime d’une certaine « malédiction des ressources naturelles ». Notre vision des relations renouvelées dans ces régions rencontre ici nos propositions en matière de planification écologique. Il faut apprendre à nous passer de gaz et de pétrole, tout comme les pays exportateurs sont désormais contraints de penser à la sortie des énergies fossiles.
La philosophie est similaire pour ce qui concerne le renouveau des relations que nous souhaitons avec l’Afrique du Nord. L’espace méditerranéen, interpénétré avec la France, est une zone prioritaire d’action et de coopération internationale. Il faut rediscuter les accords inégaux et le fardeau de la dette avec la Tunisie notamment. Il est par ailleurs insupportable que la Méditerranée soit réduite à un cimetière de migrants. Nous devons en finir avec l’Europe « forteresse » et la stigmatisation des étrangers non-communautaires, avec pour objectif principal de refonder la politique européenne de contrôle des frontières extérieures en refusant sa militarisation et son externalisation. Tout en luttant contre les causes des migrations qui sont toujours un déracinement pour ceux qui y sont contraints, la France doit contribuer à l’union du bassin méditerranéen autour d’objectifs communs de progrès. Plutôt que de reproduire les erreurs des organisations paralysées par les clivages entre certains États méditerranéens, nous proposons la réalisation de projets concrets, comme la mise en place d’une structure commune de lutte contre les pollutions et de gestion de l’écosystème de la mer Méditerranée, la création d’une chaîne de télévision méditerranéenne émettant en plusieurs langues, la création d’un organisme méditerranéen de sécurité civile, l’organisation d’un réseau d’universités méditerranéennes.
Sur ces bases, des échanges bilatéraux seront évidemment nécessaires avec chaque pays concerné, tout comme des alliances ad hoc autour de tel ou tel enjeu. Mais le cadre global de cette action sera toujours l’ONU qui est, en dépit de toutes ses imperfections, la seule organisation universelle reconnaissant l’égalité entre tous les États, donc la seule instance légitime à assurer la sécurité collective.
— Les groupes djihadistes sont plus nombreux et davantage disséminés aujourd’hui qu’au 11 septembre 2001, que ce soit au Proche-Orient, en Afrique du Nord et dans le Sahel. Comment expliquez-vous qu’aucune des opérations militaires lancées depuis contre les organisations djihadistes, que ce soit par les États-Unis ou la France, n’ait réussi à les éliminer ? Pourquoi, selon vous, l’effet contraire est-il même observé ?
Les « guerres aux terrorismes » sont un échec terrible. Sauf pour les complexes militaro-industriels, en particulier étasuniens, et tous ceux pour qui l’enjeu réel est moins d’éliminer les terroristes que de rester présent militairement dans les régions concernées. Du point de vue militaire ces guerres sont une absurdité, car on ne combat pas un concept, mais des ennemis concrets situés dans un espace-temps précis. Sinon c’est la guerre sans but précis, donc sans fin. Donc l’échec assuré face à un adversaire qui a le temps pour lui. Nous n’oublions pas aussi le poids déterminant dans la recrudescence du terrorisme de l’invasion de l’Irak. La légende étasunienne reprise à leur compte par nos dirigeants veut que l’organisation de l’État islamique (OEI) ait été le produit de la crise syrienne, voire une création du régime syrien. Si ce dernier a pu un temps profiter de la confessionnalisation des forces en Syrie, force est de constater que ses ennemis la lui ont servie sur un plateau. Surtout, cette organisation djihadiste est bien initialement née dans un État irakien détruit par ses agresseurs puis livré aux clivages ethniques et confessionnels renforcés par une nouvelle constitution réactionnaire. Les cadres aguerris de l’OEI sont le produit de cette histoire. Aucune leçon n’en a été tirée. Les interventions extérieures continuent avec les mêmes travers. Elles font écho à la propagande des terroristes, promus de criminels en soldats défenseurs d’une cause du seul fait qu’ils sont la cible désignée des plus grandes puissances du monde. Le recours aux bombardements massifs multiplie les victimes civiles. La dislocation des sociétés concernées va de pair avec l’absence d’agenda politique. Le tout explique qu’aucun règlement durable du problème ne soit en vue, au-delà de quelques victoires tactiques.
— Quelles sont, selon vous, les principales racines du djihadisme ? Voyez-vous un lien entre notre politique étrangère ou notre politique intérieure d’une part, et le fait qu’il y ait des attentats en France d’autre part ?
Pour en rester au passé récent, les racines en sont selon nous multiples : idéologiques — plutôt que strictement religieuses —, sociales, économiques, (géo)politiques. Le volet idéologique du djihadisme repose sur un usage identitaire, donc politique, du religieux. Le djihadisme est par ailleurs le produit de dynamiques globales et en aucun cas un phénomène strictement endogène au monde musulman. Même si les responsabilités internes aux pays des régions concernées sont certes fortes. On pense évidemment aux monarchies du Golfe et à leur prosélytisme réactionnaire inconséquent, ou à certaines autres dictatures qui en dépit de leurs prétentions laïques ont beaucoup usé des clivages ethniques et confessionnels. Mais le djihadisme n’aurait jamais pris une telle ampleur sans les guerres menées le plus souvent sous la houlette des États-Unis. Les djihadistes n’auraient par exemple jamais acquis un tel savoir-faire organisationnel et militaire sans l’aide initiale reçue pendant la guerre froide dans le cadre de la lutte contre le communisme. Les conflits qui ont suivi en Afghanistan et Irak ont aguerri des cadres aujourd’hui indispensables à ces organisations.
De tout ceci on peut déduire qu’il y a un lien entre certains choix de notre politique extérieure et le fait que la France ait été visée aussi durement. Concernant la politique intérieure, si l’on entend par là par exemple notre système de laïcité régulièrement dénoncé dans la propagande djihadiste, nous réaffirmons que toute concession aux réactionnaires de tous types serait une défaite. Pour le reste, on doit à l’évidence questionner notre société quand on sait qu’une majorité des acteurs impliqués dans ces attaques en étaient issus. Mais cela renvoie à des enjeux d’une telle complexité qu’il serait hasardeux de prétendre les évoquer en quelques lignes. L’essentiel à rappeler est que le succès de la lutte contre les actes terroristes implique le refus de toute forme de division dans notre pays entre musulmans et non-musulmans, que les djihadistes essaient d’exacerber. Et il suppose une politique de sécurité intérieure remettant le renseignement humain appuyé sur des enquêtes judiciaires au cœur de notre stratégie. Jean-Luc Mélenchon sera en la matière le président de l’efficacité et de la paix civile, pas celui du spectacle et de la peur.
— Appliquerez-vous le principe de la realpolitik dans l’action de la France en Afrique du Nord et au Proche-Orient ? Lui instaurez-vous des limites ? Quelles valeurs la France doit-elle défendre dans ces pays ?
Qu’entend-on par « realpolitik » ? S’il s’agit de partir des réalités du monde pour aller à l’idéal, alors oui. Mais s’il s’agit de continuer vers les mêmes impasses, en inféodant notre diplomatie à tel ou tel enjeu énergétique ou à la signature de tel ou tel contrat d’armement, les moyens que propose l’Avenir en commun pour sortir de ces impasses sont clairs. Il faut retrouver notre indépendance énergétique par la transition écologique. Et nous devons assurer la survie autonome de notre industrie de l’armement en créant un pôle public renforçant la diversification grâce aux synergies entre industries civiles et militaires, afin que ce dernier secteur ne dépende plus des exportations qui orientent actuellement la politique extérieure de la France.
Pour ce qui concerne les principes, commençons par rompre avec un moralisme aveugle et belliciste qui réduit les droits humains à un étendard identitaire au nom de valeurs dites « occidentales ». La France ne doit plus être définie comme « occidentale », sa devise est par principe internationaliste et universelle. Partant du constat qu’existent de nombreuses aspirations universellement partagées, nous engagerons un redéploiement de notre action internationale qui ne se basera plus sur des valeurs floues ou des convergences d’intérêts oligarchiques, mais sur des coopérations renforçant la paix et la solidarité. Sachant que, en tout état de cause, c’est aux peuples concernés de choisir souverainement ce qui est bon pour eux.
— L’armée israélienne offre la possibilité, à la seule condition d’être juif, à ceux qui ne possèdent pas la nationalité israélienne et qui souhaitent néanmoins s’enrôler sans devenir israélien, de servir pendant 18 mois dans ses rangs, y compris dans des unités combattantes (programme nommé « Mahal »). Des jeunes Français se portent régulièrement volontaires dans ce cadre. Quel est votre avis sur la question ? Qu’en est-il s’ils participent sur le terrain à des actions contraires au droit international et que la France réprouve officiellement ?
Au-delà de la désapprobation morale que peut inspirer le fait qu’un jeune Français serve dans une armée étrangère, rappelons qu’un étranger engagé dans notre Légion étrangère n’a pas obligation de devenir français. Le rétablissement du service civique à dimension militaire ou de sécurité civile que nous proposons impliquera certainement de revoir les conditions d’engagement d’un jeune citoyen français dans une armée étrangère. Mais à cette heure il n’y a pas, sur le principe, de spécificité israélienne sur ce point précis. Il est toutefois inacceptable que, dans la pratique, ces Français combattant pour l’armée israélienne puissent mener des actions contraires au droit international. Le principe de la responsabilité individuelle doit ici s’appliquer, et ces soldats doivent le cas échéant être jugés en France pour de tels actes.
(Ces réponses sont signées de Charlotte Girard, coresponsable du programme « L’avenir en commun » de la France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon).
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