Ce que révèle la « marche du retour » de Gaza

Les massacres du 14 mai commis par l’armée israélienne ont marqué le point culminant et dramatique de la « marche du retour » à Gaza. Les mobilisations ont confirmé la prise de distance des Palestiniens à l’égard de leurs directions, et notamment à l’égard de Mahmoud Abbas. Selon la journaliste palestinienne, ils posent les bases d’une nouvelle étape de la lutte nationale.

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Maintenant que la tempête est passée et que la poussière est retombée sur l’apogée sanglant du lundi 14 mai à Gaza, les Palestiniens n’ont plus qu’à pleurer les 110 morts (depuis le début de la « marche du retour »), et à venir en aide aux quelque 3 000 blessés par balles réelles, balles en caoutchouc ou agent de gaz lacrymogène.

Beaucoup de ces manifestants étaient des gens ordinaires, sans affiliation à aucun parti ou faction, ce qui a posé un problème particulier pour les dirigeants palestiniens. Les manifestations, tout en se concentrant sur les griefs historiques, sur le vol de leur terre il y a 70 ans par les Israéliens, ainsi que sur les effets du blocus imposé par Israël depuis dix ans, sont aussi une mise en accusation des politiciens palestiniens de tous bords. Conscients de ce rejet, ces politiciens se sont couverts et ont essayé de se positionner de manière à pouvoir, en fonction du résultat des protestations, réclamer soit un crédit pour son succès soit un crédit pour avoir prédit l’échec.

Les drapeaux en berne à Ramallah

Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne (AP) basé en Cisjordanie a d’abord parlé de la valeur de la marche. Toutefois, lors d’une réunion du Conseil national palestinien, à Ramallah le 30 avril, il a conseillé aux manifestants de Gaza « d’éloigner les enfants des balles », ajoutant : « nous ne voulons pas devenir un peuple handicapé ». Cependant, après les massacres du lundi 14 mai, il s’est vu contraint de déclarer une journée de deuil le 15 mai, les drapeaux de tous les bâtiments du gouvernement étant mis en berne. Le peuple de Gaza l’avait effectivement contraint à cette volte-face. Les militants des médias sociaux avaient passé une bonne partie de la journée de lundi à critiquer le fait qu’il se trouvait dans l’avion, de retour de Cuba, par un jour aussi symbolique, alors que des dizaines de personnes étaient tuées à la frontière. Cela a été interprété comme une fuite.

Le Hamas, le parti qui dirige la bande de Gaza, avait pour sa part essayé de renforcer l’importance des protestations — comme s’il s’agissait de la dernière chance d’une solution pacifique au conflit avant une conflagration imminente. Le 9 avril, Ismaïl Haniyeh, le chef du bureau politique du parti, a prononcé un discours à partir d’une tribune arborant les slogans de la marche du retour. « Gaza entre dans une nouvelle étape de résistance pacifique et populaire », a-t-il déclaré, appelant à la participation la plus large possible. Pourtant, lors d’une conférence de presse, Yehya Sinwar, le leader du Hamas à Gaza, avait ajouté à cela les menaces voilées habituelles : « Quel est le problème avec des centaines de milliers de personnes paradant à travers une clôture qui n’est pas une frontière ? » À bien des égards cependant, le Hamas savait que ce n’était pas sa bataille. Haniyeh avait essayé d’en tirer un capital politique pendant le week-end du 12-13 mai, prenant ostensiblement un avion militaire pour Le Caire (du jamais vu publiquement auparavant) afin de recevoir directement les menaces de représailles de la bouche du principal messager d’Israël, le gouvernement égyptien. C’était juste pour faire croire qu’il ne restait pas inactif, et prétendre que le Hamas était aux commandes.

En réalité, le Hamas n’a pas été à l’initiative de la marche et n’a pas eu d’influence sur ce que les manifestants ont fait. S’il se souciait vraiment des 60 personnes tuées le 14 mai, il aurait répondu, comme à son habitude, par des tirs de roquettes. Mais il a cherché quand même à s’en attribuer le mérite. Le 16 mai, le responsable du Hamas Salah Al-Bardawil a déclaré à la chaîne d’information palestinienne Baladna que 50 des 62 Palestiniens tués au cours des deux derniers jours de la marche étaient des membres du Hamas. Une affirmation ridicule, mais qui confortait non seulement le récit du Hamas affirmant être la voix du peuple de Gaza (et l’héritier légitime des luttes palestiniennes), mais aussi l’argument d’Israël selon lequel son armée ne tue que des terroristes.

Un événement spontané

Bien sûr, il manque l’essentiel. Il est vrai que rien ne se passe à Gaza sans que le Hamas le permette (des manifestations organisées par les autres forces sont régulièrement interdites). Mais il existe un moyen simple de distinguer une action officielle organisée par le Hamas d’une action qu’il ne fait que tolérer : le rôle des groupes armés. Aucun membre des brigades Al-Qassam, l’aile militaire du Hamas, n’a été blessé au cours des sept semaines de ces mobilisations, jusqu’à leur apogée le 14 mai. Pas un seul combattant de ces brigades n’a été tué. C’est ainsi que nous pouvons comprendre qu’il s’agissait d’un événement spontané, et non d’un événement dirigé par le Hamas. Celui-ci a simplement apporté son assistance aux manifestations ; ses militants ont fourni de l’eau et, dans certains cas, mis des bus à disposition de la population, mais beaucoup d’autres organisations l’ont fait également. Était-ce une initiative du Hamas ? Quand on sait que les brigades Al-Qassam ne s’y sont pas impliquées, la réponse est non.

Pour leur part, les gens qui se regroupaient semaine après semaine près de la frontière ne semblaient plus écouter leurs soi-disant chefs. Les manifestants, souvent jeunes, sont revenus au principe de base de la question palestinienne : une lutte entre la justice et l’injustice, entre le bien et le mal. Ils ne se souciaient pas qu’Abbas ait rejeté leur mouvement, ni que le Hamas essaie d’en tirer profit. Ils ont marché chaque semaine de leur propre initiative. Tous les vendredis pendant huit semaines, puis le lundi et le mardi, des familles entières se sont rendues à la frontière et ont organisé des pique-niques comme s’il s’agissait de vacances, alors même qu’elles protestaient contre le siège d’Israël qui dure depuis une décennie.

Au cours de la période précédant cette marche, les responsables de Ramallah avaient formulé plusieurs promesses : ils débloqueraient les salaires des fonctionnaires du gouvernement à Gaza qui n’avaient pas été payés depuis un mois (cela ne s’est bien sûr pas concrétisé) ; et le point de passage de Rafah entre Gaza et l’Égypte — que Le Caire a fermé presque tout le temps depuis 2013 pour des raisons de sécurité — rouvrirait d’un jour à l’autre, ce qui fut fait finalement à la suite du massacre du 14 mai, mais seulement pour le mois de ramadan. Il s’agissait d’alléger les difficultés de la population et de réduire le nombre de participants aux manifestations, de faire en sorte que les gens aient l’impression qu’ils avaient déjà obtenu quelque chose. Mais la tactique a échoué. Après des années de guerre, de blocus économique, de division politique interne, de pauvreté et de pollution, les habitants de Gaza sont devenus des experts pour détecter les promesses vides.

Dessins, chants et vidéos humoristiques

Il faut dire que tout au long de ces mobilisations, le Hamas a été l’objet de beaucoup moins de critiques de la part des Palestiniens que d’habitude. Pour autant cela ne signifie pas que la population de Gaza est unie derrière lui, mais plutôt que le Hamas est déconnecté de la lutte que le peuple mène à la frontière ; en fait, il court derrière depuis le début des manifestations le 30 mars.

Les manifestants ne semblent pas avoir pris au sérieux les tentatives du Hamas pour s’approprier leur protestation. Au lieu de cela, ils ont inventé leur mode de résistance et de libre expression. Oui, quelques personnes ont jeté des pierres ou allumé des pneus. Mais pour l’essentiel, on pouvait surtout voir des dessins, des chants, des vidéos humoristiques et, en général, participer à ce qui aurait pu être un festival familial. Un témoin oculaire, le photographe indépendant Attia Darwish, a rapporté à Orient XXI que « les forces de sécurité du Hamas surveillaient les manifestations, maintenant activement la nature essentiellement pacifique des rassemblements ». Les avertissements du ministère de l’intérieur à la population en ce sens avaient été très clairs. Le porte-parole du ministère de l’intérieur du Hamas, Eyad Al-Bozom a même utilisé Facebook pour confirmer ce soutien, écrivant : « Le ministère de l’intérieur sera présent aux manifestations et les soutiendra dans la guerre et la paix ».

Dans ces petites concessions et ces actes de soutien, on peut voir de véritables signes que la bande de Gaza pourrait gagner un avantage moral et mener le jeu. Il s’agit de poursuivre le projet national palestinien et ne pas laisser le monde oublier la cause palestinienne, de s’appuyer sur le mouvement de solidarité internationale. Et cela malgré nos ressentiments face à la violence israélienne et au silence international.

Le Hamas garde toujours ses options ouvertes, bien sûr. Lors d’une réunion dans son bureau à Gaza, le 10 mai, Sinwar a déclaré aux journalistes : « Nous voulons résoudre les problèmes de Gaza et de la Palestine par des moyens pacifiques, mais si nous y sommes contraints, nous pouvons toujours recourir à la résistance armée, ce que le droit international nous donne le droit de faire. » Ce qui est nouveau et significatif ici, c’est sa reconnaissance de l’importance de la résistance pacifique.

Les dirigeants palestiniens de Ramallah ont manifestement laissé tomber les Gazaouis. À en juger par leurs récentes déclarations, Haniyeh et Sinwar cherchent à se faire passer pour les héritiers légitimes du projet national palestinien. Est-ce que cela pourrait annoncer une nouvelle phase dans la lutte interpalestinienne ? Abbas et son parti se sont moqués de la nouvelle orientation du Hamas et de ses récentes références à Nelson Mandela, au révérend Martin Luther King Jr. et au Mahatma Gandhi. Saeb Erekat, un proche de Mahmoud Abbas, a répondu à Haniyeh : « Si Mandela, King et Gandhi étaient vivants, ils seraient surpris par votre discours. » Les Palestiniens ne peuvent s’empêcher de penser que le Fatah craint que sa réputation de parti « modéré » puisse un jour lui être arrachée.

Ce changement dans l’approche du Hamas pourrait rappeler à certains Palestiniens la modification majeure dans la constitution du Hamas en mai 2017, lorsqu’il a assoupli sa position avec un nouveau document politique acceptant un État palestinien intérimaire à l’intérieur des frontières d’avant 1967. Mais la communauté internationale n’a guère prêté attention à ce changement.

Aujourd’hui, le Hamas se débarrasse des « turbans de la théocratie » — il ne prononce plus ses principaux discours dans les mosquées — et emprunte plutôt les outils d’une lutte révolutionnaire, laïque et populaire. Ce n’est peut-être qu’une tentative, et il semble toujours hésiter entre le désir de s’engager dans une nouvelle orientation et la crainte d’être critiqué pour sa mollesse à l’égard de l’ennemi. Mais déjà ces protestations — en reflux depuis le 14 mai —, et leurs quelques 110 morts, ont montré sans ambiguïté à la vieille garde palestinienne que la prochaine génération en a assez d’une rhétorique purement agressive. Elle veut nourrir tout espoir naissant pour l’avenir et éviter les erreurs des générations précédentes.

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