Un fossé profond sépare le récit de la guerre contre l’organisation de l’État islamique (OEI) du vécu des gens ordinaires, pris entre deux feux. En Irak, les divers protagonistes du combat anti-OEI proposent une histoire simple et consensuelle : au fur et à mesure des avancées vers la reprise de la ville de Mossoul, les civils pris en otage par des terroristes sont libérés. Les premiers reçoivent de l’aide, les derniers sont exterminés. La lutte contre l’OEI unit dans un objectif commun le rassemblement hétéroclite de forces étrangères sans aucune coordination, de troupes irakiennes et de milices locales. Cet objectif met sous cloche le potentiel de divisions et de frictions entre tous ces acteurs.
Dans la réalité, les plus vulnérables ne peuvent compter sur presque personne, et ils doivent pratiquement craindre tout le monde. Leur nombre est difficile à estimer, mais il y aurait plusieurs centaines de milliers de civils coincés dans Mossoul. Aucun couloir humanitaire pour faciliter leur évacuation n’a été mis en œuvre, ni même envisagé. Anéantis par les privations et pourchassés par l’OEI, ils fuient dès que possible avec ce qu’ils peuvent emporter à pied vers le sud de la ville, où l’on ne fait pas grand-chose pour les accueillir. Des officiels du ministère de l’émigration et des personnes déplacées, l’institution chargée des personnes déplacées à l’intérieur de l’Irak, estiment à 10 000 les arrivées quotidiennes. Ces responsables admettent aussi, en privé, que jusqu’à 60 % des ressources disponibles s’évaporent avant d’atteindre les bénéficiaires. Les camps sont surpeuplés et mal équipés, même en infrastructures sanitaires de base. Ce qui n’empêche pas les politiciens qui visent les élections parlementaires de se faire filmer en train de distribuer aux survivants des sommes dérisoires en espèces.
Grandes peurs et petits profits
Plus dérangeante est la peur, si palpable chez les personnes libérées. Certes, elles sont durablement marquées par le règne brutal de l’OEI, mais leur anxiété ne diminue pas quand elles parviennent à lui échapper, comme on pourrait s’y attendre. D’abord, la distinction entre combattants et civils a été gommée. Négocier avec l’ennemi sur le sort des non-combattants étant jugé superflu ou injustifiable, Mossoul est traitée comme un théâtre de guerre où tous peuvent être tués. Il est révélateur d’entendre les forces anti-OEI revendiquer l’élimination de dizaines de milliers de terroristes alors que leur nombre avait d’abord été estimé à seulement quelques milliers.
Dans les camps, les gens sont susceptibles d’être dénoncés comme membres ou sympathisants de l’organisation djihadiste et peuvent être arrêtés ou disparaître sur la base de simples suspicions ou de délations mensongères bien plus que de preuves tangibles. Comme la plupart de ses « administrés » n’avaient d’autre choix que de trouver des accommodements avec l’organisation, une épée de Damoclès est suspendue en permanence au-dessus de leurs têtes. Pour subsister et échapper à la répression, les fonctionnaires se sont fondus dans la bureaucratie pléthorique de l’OEI, qui a laissé de nombreux documents écrits impliquant presque tous les groupes sociaux. Les médecins ont soigné des combattants. Contrebandiers et trafiquants ont créé une économie dynamique qui faisait quotidiennement des affaires avec les djihadistes. Un ex-détenu de la prison de l’OEI à Tell Afar s’est montré catégorique : « Dans cette seule ville, il y avait quelque 3 000 personnes employées dans la police. Si nous les tuons tous pour avoir été des terroristes, qui restera-t-il ? » Des informateurs occasionnels vendent des photos de suspects pour pas plus de 50 dollars. Les conditions de détention et d’interrogation sont lamentables, comme on pouvait le prévoir. Après avoir été torturés pour leur arracher des aveux, nombre de prisonniers sont rackettés puis libérés, en premier lieu parce que la logistique qui permettrait de les garder plus longtemps risquerait de perturber le déroulement des opérations militaires. D’autres détenus sont exhibés à la télévision, où l’on peut voir des hommes quasi analphabètes, en haillons et hirsutes confesser des crimes de niveau international.
Deuxièmement, les militants de l’OEI — à l’exception des étrangers, objets d’une attention disproportionnée — étaient pour la plupart insérés dans la société locale, situation qui crée des formes de violence très intimes entre des gens qui sont condamnés à rester voisins. Dans cette région de l’Irak négligée depuis des décennies, la prise du pouvoir par l’organisation de l’État islamique s’est traduite par une cascade de larcins et de règlements de comptes mesquins qui ont secoué des hiérarchies jamais stabilisées. Les dominés, les déclassés et les médiocres ont trouvé là l’opportunité de s’élever dans l’échelle socio-économique. Au cours de ces quelques années, nombre d’entre eux sont devenus des « professionnels de la violence » utilisant toute nouvelle crise pour promouvoir leurs intérêts sous une quelconque légitimation. Un cas extrême a été celui des villageois du culte yézidi, dont les terres étaient convoitées depuis longtemps par des Arabes sunnites installés dans leur voisinage sous le régime de Saddam Hussein. En les massacrant et en les réduisant en esclavage, ces derniers ont pu s’approprier des terres fertiles, objectif bien plus concret que la vision grandiose d’un califat. « Il sont devenus salafistes radicaux du jour au lendemain, simplement pour mettre la main sur nos biens », dit un survivant. « Avant, ils partageaient nos repas et nos fêtes, particulièrement les cérémonies de circoncision ».
Les seigneurs de la guerre
Troisièmement, les personnes libérées ont peu de raisons de faire confiance à leurs sauveurs. Les Yézidis ne sont pas retournés dans leur région du mont Sinjar reprise il y a deux ans. Ils sont en principe défendus par des milices qui parlent toutes en leur nom, mais qui sont en concurrence pour les ressources et se comportent souvent en seigneurs de la guerre. Les chrétiens au nord-est de Mossoul se méfient tout autant de leurs propres et nombreuses formations paramilitaires, dispersées parmi les milices chiites ou kurdes. Les Shammar, une grande tribu arabe de la Djezira adjacente, auparavant unifiée sous le leadership de la famille Al-Jarba, ont éclaté en plusieurs factions rivales qui revendiquent chacune la prééminence sur les autres. Beaucoup de groupes armés tribaux chargés de sécuriser les territoires reconquis se réduisent à deux ou trois cents hommes montés sur des pick-up, affairés à récolter le butin de guerre, avant de battre précipitamment en retraite au premier soupçon d’une offensive de l’OEI.
Mais il s’agit là de menu fretin. En remontant la chaîne, les plus gros poissons ne sont pas plus rassurants. Des milices kurdes rivales soutenues par la Turquie et les États-Unis avancent leurs pions, profitant de la moindre occasion d’étendre leur influence à des zones d’importance stratégique, car situées le long de la frontière syrienne. Des zones riches en pétrole ou en terres arables, ou contiguës au territoire du Gouvernement régional du Kurdistan, ou encore habitées par des minorités exigeant prétendument leur « protection ».
Les milices parrainées par l’Iran sont également de la partie. Elles prennent prétexte de la présence de groupes chiites ou quasi chiites (les Turkmènes chiites dans le Sinjar et à Tell Afar, et les Shabak dans la plaine de Ninive) pour s’implanter localement, et recrutent des intermédiaires parmi les seigneurs de la guerre sunnites, prêts à se vendre à qui leur fournira armes et salaires. Des villages entiers ont déjà été nettoyés ou rasés au bulldozer dans le cadre de cette nouvelle ingénierie sociale à plusieurs visages. La recomposition du tissu ethnico-confessionnel de la région promet de cruels retours de bâton.
Impuissance de l’État
Ce qui reste de l’« État » irakien n’est pas d’un grand secours. Ses diverses forces armées non seulement opèrent sans coordination, mais sont en compétition pour l’accès aux armes et aux munitions. Chacune d’entre elles revendique les victoires les plus prestigieuses. Les forces spéciales des unités du contre-terrorisme, souvent en première ligne, se plaignent amèrement de leurs homologues de la police fédérale, qu’ils accusent de bombarder de façon indiscriminée. Ces derniers se sentent trahis par les précédents, leur reprochant un soutien tiède. La plupart des soldats et des officiers subalternes n’ont pas confiance dans leurs chefs, qu’ils considèrent obnubilés par les gains personnels, la visibilité médiatique et les futurs dividendes politiques qu’eux ou leurs parrains tireront du sacrifice de la piétaille.
L’État n’exerce aucune de ses prérogatives régaliennes. La justice est la plupart du temps ad hoc, rendue par le premier qui s’empare d’un territoire. En tout cas, l’appareil judiciaire corrompu et incompétent est sous-équipé pour traiter efficacement un tel imbroglio d’exactions. En l’absence de définitions juridiques de l’esclavage et des crimes sexuels, par exemple, les juges se rabattent sur la catégorie attrape-tout de « terrorisme » pour aborder la question des femmes yézidies capturées et vendues par l’OEI — qui enregistrait scrupuleusement chaque transaction, comme on l’a découvert. Un juge confie : « les terroristes que nous arrêtons sont répartis entre des autorités opaques et rivales, sans oublier les États étrangers. Les victimes sont pour leur part obsédées par les compensations, frappent à toutes les portes pour y accéder et cherchent à se venger par leurs propres moyens. »
S’il veut retrouver un semblant de crédibilité, l’État doit étendre ses services de base aux nombreuses victimes du conflit, au moment où elles en ont le plus besoin. Là encore, l’échec est presque total. Le ministère de la santé n’a pratiquement pas essayé de se manifester dans les zones « libérées », selon des membres d’une ONG médicale internationale.
Pendant ce temps, les déplacés irakiens — estimés à quatre millions depuis que les troubles ont balayé en 2013 les régions à majorité arabe sunnite — sont de plus en plus empêchés de se réfugier là où de tels services sont disponibles. Il leur est interdit de circuler ou de s’installer dans un endroit sans la garantie d’un sponsor ou kafil, et leurs cartes d’identité sont souvent confisquées afin de les fixer indéfiniment dans des camps « temporaires » qui ne respectent aucune norme sanitaire. Certains gouvernorats déportent des familles entières s’il s’avère qu’elles sont liées d’une façon ou d’une autre à l’OEI — par exemple à cause d’un parent accusé d’avoir rejoint le mouvement. Les victimes de violences se voient souvent refuser des documents aussi indispensables que des certificats de naissance ou de décès sous le soupçon d’être des « fils de terroriste », et donc passibles de punition collective. On peut même entendre des ONG locales soutenir qu’elles préfèrent garder leurs « bénéficiaires » dans des lieux où la vie est de toute évidence insupportable. Certaines utilisent cette misère afin de lever des fonds pour des programmes qui l’allégeront très peu. Un survivant yézidi clame : « Nous ne pouvons pas rester chez nous après un tel traumatisme. Ceux qui nous ont tourmentés, ceux qui ont violé nos femmes sont toujours nos voisins. Ceux d’entre nous qui ont pu quitter le pays, au moins, ont une chance de se rétablir ».
Le cercle infernal
Le contexte international, évidemment, ne porte pas à une grande solidarité. Pire, un business cynique s’est développé autour des captives yézidies, revendues aux ONG à des prix qui peuvent monter jusqu’à 50 000 dollars. Un marché remarquablement organisé, où des intermédiaires prennent des commissions pour négocier le sauvetage de ces femmes.
Les ONG et les agences internationales elles-mêmes ne peuvent agir que de façon limitée. L’intérêt du public diminue. Le réel coût humain de ce fiasco spectaculaire disparaît derrière un récit qui présente la guerre contre la terreur comme le combat de valeureux soldats irakiens sauvant des civils de l’abomination de l’organisation de l’État islamique. La fatigue engendrée par des années d’un conflit byzantin, le manque d’attention des médias, occupés sur d’autres fronts — de la tragédie syrienne à la politique intérieure américaine en passant par l’écroulement attendu de l’Union européenne — : tout se combine pour réduire au minimum l’attention des opinions publiques et diminuer toujours plus l’aide humanitaire.
Les ressources disponibles sont minées par l’habituelle dispersion des efforts entre de nombreux programmes non coordonnés, gérés par des organisations ayant chacune leurs propres priorités, et qui couvrent toute la gamme : préservation des sites du patrimoine, réhabilitation des infrastructures, déminage, soutien psychologique, droits des minorités, justice et réconciliation, jusqu’à la protection des LGBT et au droit pénal international. Ce qui peut sembler, à première vue, une approche holistique d’une crise à multiples facettes finit par ressembler en pratique à une fable grecque ancienne : un cercle infernal dans lequel ceux qui souffrent reçoivent les biens terrestres en des quantités si insignifiantes que cela ne fait que raviver leur douleur.
Un conflit sans perspective
Une formule célèbre de Carl von Clausewitz définit la guerre comme « la continuation de la politique par d’autres moyens ». L’Irak défie pourtant cette assertion, étant donné la prévalence du court-termisme. Plutôt que de travailler à des objectifs atteignables, chacun des acteurs semble parier que son incompétence sera d’une façon ou d’une surpassée par celle des autres. La coalition internationale, qui frappe à l’aveuglette pour soutenir des milices peu fiables se comporte comme si elle espérait que le gouvernement irakien allait sortir de son chapeau une quelconque réconciliation, accompagnée d’aide et de politique de développement, alors que rien de tout cela n’est à l’ordre du jour. Le gouvernement semble compter sur l’OEI pour justifier tous ses échecs, sur l’aide militaire étrangère pour vaincre ce dernier, sur des milices incontrôlées et des tribus incontrôlables pour pacifier le terrain, sur une « société civile » fragile et désarmée pour rapiécer le tissu social, sur le monde extérieur pour reconstruire, etc. Pour leur part, la Turquie, l’Iran et le Gouvernement régional du Kurdistan avancent leurs pions, comme si la société brutalisée et complètement disloquée allait se stabiliser miraculeusement, leur permettant de ramasser la mise.
Dans cette dystopie hobbésienne d’où la politique a disparu, les Irakiens ordinaires ne craignent pas seulement le terrorisme ; ils sont plutôt terrorisés partout, étant sans défense — abandonnés par leurs soi-disant responsables, servant de proie à leurs libérateurs, ignorés du reste du monde. Le pire dans leur détresse est peut-être la difficulté à se projeter dans l’avenir. Car ils savent bien que dans l’Irak d’aujourd’hui, la guerre n’est rien d’autre que la continuation… de la guerre par d’autres moyens.
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