Face à la montée des mouvements sociaux (médecins résidents, enseignants en grève), le gouvernement algérien veut stopper « le train de l’anarchie », selon la formule très critiquée du premier ministre, Ahmed Ouyahia. Il a licencié 581 enseignants et 19 000 autres ont reçu une deuxième mise en demeure. L’un des syndicats d’enseignants, le Conseil national autonome des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (Cnapeste), en grève générale illimitée depuis le 30 janvier dernier, s’est retrouvé sous la menace d’une dissolution.
Cinq autres syndicats d’enseignants, qui ont organisé une seconde grève de deux jours les 21 et 22 février 2018 ont mis en garde contre les conséquences « désastreuses » d’une radiation des 19 000 enseignants. Dans plusieurs villes, des élèves sont sortis dans la rue pour dire leur refus du remplacement de leurs enseignants par des vacataires.
Ce débordement du conflit dans la rue avec des acteurs nouveaux était suffisamment inquiétant pour pousser la présidence à y mettre fin en « ordonnant » à la ministre de l’éducation de « renforcer le dialogue ». La situation s’est provisoirement débloquée avec la décision de réintégrer les enseignants radiés tandis que le Cnapeste décidait le 28 février de suspendre la grève.
Le mouvement des médecins résidents a lui aussi été vivement attaqué par Ahmed Ouyahia ; mais il ne faiblit pas et le dialogue est totalement rompu. Les médecins avaient mis en rage les autorités le 12 février en organisant — et en filmant en direct sur les réseaux sociaux — des manifestations en plusieurs zones de la capitale. Le dispositif musclé pour empêcher toute manifestation avait été déjoué, redonnant encore plus de vigueur aux médecins résidents qui réclament une révision du service civil.
Le « train de l’anarchie »
Le premier ministre Ahmed Ouyahia est passé à l’attaque en déclarant qu’il était « temps d’arrêter le train de l’anarchie. Si on lui cède le passage, il nous conduira à de graves conséquences. Il faut dire aux grévistes : ‟Barakat ! [Assez], allez enseigner vos élèves, allez soigner vos patients” ».
La démarche des autorités est lisible : ne pas céder aux revendications dans un contexte de baisse des revenus pétroliers, alors que la contestation s’élargit dans la fonction publique. Les autorités tentent de discréditer les mouvements de grève en jouant sur les désagréments, bien réels, qu’ils suscitent. Des médias proches du pouvoir se sont ainsi attelés à présenter le Cnapeste comme une entité « intégriste » qui comploterait contre Nouria Benghabrit, « ministre moderniste ».
Un discours officiel ruiné par les affaires
Le sociologue Nacer Djabi constate dans un post sur Facebook que la montée des mouvements sociaux en 2018 était attendue, y compris par le gouvernement, mais que celui-ci paraît en panne de stratégie. La situation pourrait être encore plus tendue en 2019, souligne-t-il.
Le crédit, déjà faible en général, du discours officiel est ruiné par le régulier rappel des affaires de corruption et de la passivité de la justice pourtant particulièrement prompte à décréter illégaux les mouvements de grève. La publication, jeudi 22 février, de l’indice de Transparency International (TI) qui mesure la perception de la corruption dans le secteur public classe l’Algérie bon dernier des trois pays du Maghreb. L’Algérie se retrouve à la 112e place, (contre la 108e en 2016) bien loin de la Tunisie (74e) et du Maroc (81e). Certes, elle fait mieux que les deux autres pays de l’Union du Maghreb (UMA) : la Mauritanie est 143e et la Libye 171e, mais c’est une bien piètre consolation.
Outre le rapport de Transparency International qui vient régulièrement rappeler l’opacité de la gouvernance de l’économie algérienne, deux dossiers impliquant deux anciens ministres très en vue sont venus rappeler à l’opinion que la corruption était une réalité autrement plus endémique que les grèves dans la fonction publique.
Bouchouareb et les « prédateurs »
La première affaire est venue d’un businessman, Abderrahmane Achaibou, qui a accusé l’ancien ministre de l’industrie Abdesslam Bouchouareb d’avoir orchestré sa faillite car il refusait de passer à la caisse. Dans une déclaration à Radio M, l’homme a accusé le ministre de lui avoir demandé « indirectement » de l’argent pour « lever la main » sur ses activités. « Pourquoi je dis ‘’indirectement’’ ? Vous savez comment sont les prédateurs aujourd’hui ! Il se peut que [ces intermédiaires qui l’ont approché] se soient autodésignés. Il se peut qu’il ne les ait pas envoyés, il se peut qu’il les ait envoyés, on ne sait pas ! »
Même si les Algériens sont très circonspects à l’égard des hommes d’affaires qui s’épanouissent hors système concurrentiel et dans le cadre d’un capitalisme de copinage et d’alliance avec les hommes du pouvoir, la mise en cause de l’ex-ministre Bouchouareb leur paraît plausible. Ce proche d’Ouyahia et du cercle présidentiel avait été cité dans le cadre des « Panama papers » comme disposant d’une société offshore sans que cela ait eu de suite judiciaire. Le ministre s’était d’ailleurs fendu de l’argument éculé du complot ourdi par des mains étrangères avec des alliés algériens : « L’Algérie fait l’objet d’un grand complot mené par des parties à l’intérieur et à l’étranger. Certains veulent m’écarter ». Devenu un « boulet », Bouchouareb a été écarté du gouvernement le 25 mai 2017 dans le cadre d’un remaniement, et il s’est fait très discret.
Abderrahmane Achaibou a été convoqué par la justice dans le cadre d’une « procédure administrative » après ses déclarations, mais son avocat Me Khaled Bourayou a prudemment entamé un rétropédalage. Il a déclaré au site TSA que son client « a eu à préciser qu’il n’avait pas accusé Abdesselam Bouchouareb de corruption en affirmant qu’il aurait été contacté par des personnes qui s’étaient présentées comme intermédiaires du ministre. » Du coup, ceux qui parient sur un classement sans suite de l’affaire en conformité avec le silence d’usage en telle occasion sont bien plus nombreux.
La justice italienne perturbe le blanchiment de Khelil
Une autre affaire d’une grande sensibilité et emblématique de l’ère Bouteflika concerne le puissant ancien ministre de l’énergie, Chakib Khelil, un ami intime du président. Une vaste entreprise de blanchiment d’argent dans laquelle il était impliqué avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt international de la justice algérienne en 2013, à la suite de révélations en Italie de versements de pots-de-vin pour un montant de 197 millions d’euros par la Saipem, filiale de la société italienne d’hydrocarbures Ente Nazionale Idrocarburi (Eni) en contrepartie de l’octroi de contrats. L’entreprise est de nouveau contrariée par la « main étrangère » très transparente de la justice italienne.
De retour en Algérie le 17 mars 2016 après une fuite de trois ans aux États-Unis, l’ancien ministre a entrepris avec l’aide du pouvoir une vaste campagne de réhabilitation qui a laissé sceptiques les Algériens. Présenté comme une victime du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), il a été également cité dans le cadre des Panama papers avec des comptes offshore au nom de sa femme auprès du cabinet d’avocats Fonseca1.
En novembre 2017, le premier ministre Ahmed Ouyahia a annoncé à la surprise générale sur la chaine de télévision Dzair News (propriété de l’homme d’affaires Ali Haddad, proche de Saïd Bouteflika) que la justice avait clos l’affaire impliquant Chakib Khelil, son épouse et ses deux fils. Évoquant l’injustice dont aurait été victime l’ancien ministre de l’énergie, il déclarait : « Je vais vous révéler un scoop : savez-vous que le dossier Chakib Khelil a été traité par la justice algérienne ? Le verdict est un non-lieu, ce qui veut dire la fermeture définitive du dossier ! » Le chef du gouvernement s’était même risqué à se prononcer sur le volet italien de l’affaire en estimant qu’il tournait en faveur de Chakib Khelil.
Des « preuves » à Milan
Une assertion bien imprudente. Le mardi 20 février, le procureur du tribunal de Milan Isidoro Palma affirmait détenir des preuves que la compagnie italienne ENI a payé, via sa filiale Saipem, des pots-de-vin pour obtenir des marchés en Algérie, d’après l’agence de presse Reuters Italie. Selon lui, lors de la première audience consacrée à la lecture de l’acte d’accusation du procès pour corruption visant la compagnie italienne, cette dernière a payé des pots-de-vin « pour saper ses concurrents » et se « garantir les faveurs du ministre de l’énergie », Chakib Khelil.
Le procureur a confirmé les accusations de versements de 197 millions d’euros de dessous-de-table pour obtenir 8 milliards de contrats au profit de Saipem. Il a également fait état de versement de bakchich pour autoriser ENI à acheter la compagnie canadienne First Calgary Petroleums, propriétaire de droits d’exploitation d’un champ pétrolifère dans le Sahara algérien.
Dans cette affaire, « il y a un groupe criminel organisé avec une composante franco-algérienne et de l’autre une structure organisationnelle à l’intérieur d’ENI et Saipem », a estimé le procureur. Il a finalement requis plus de six ans de prison contre l’ex-patron d’ENI, Paolo Scaroni et « huit ans de prison contre Farid Nourredine Bedjaoui, un homme de confiance de l’ex-ministre Khelil, quatre ans et dix mois de prison contre Samir Ouraied, un proche de M. Bedjaoui, et six ans contre Omar Habour, accusé d’avoir participé au blanchiment. »
« La justice algérienne doit agir », titrait à la une ce jeudi 22 février 2018 le journal El Khabar en donnant la parole à des juristes et à d’anciens magistrats. Mais là, encore plus que pour l’affaire Bouchouareb, personne ne parie sur une autosaisine de la justice.
Face aux mouvements sociaux, le pouvoir algérien est sans voix et sans arguments. Hormis la répression.
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1NDLR. Mossack Fonseca est un cabinet d’avocats créé en 1986 à Panama. L’entreprise est mise en cause dans l’affaire des Panama papers pour son rôle joué dans le blanchiment d’argent et la fraude fiscale à l’échelle internationale.