Ces divisions qui menacent l’avenir de la Palestine

Entretien avec Omar Shaban · Un effondrement de Gaza retentirait sur toute la question palestinienne, voire sur Israël. Omar Shaban, directeur de l’ONG palestinienne Pal-Think for Strategic Studies et politologue basé à Gaza tire la sonnette d’alarme : le blocus israélien, les séquelles des guerres successives, la réduction du budget de l’UNRWA représentent un péril immédiat, mais il en est de même des divisions au sein du mouvement palestinien.

Enfants brandissant les clés symboliques du retour devant les bureaux du PNUD à Gaza pendant une commémoration de la Nakba, 13 mai 2014.
Majdi Fathi/NurPhoto/ZUMAPRESS.com/Alamy Live News

Omar Shaban est un politologue palestinien basé à Gaza, et le directeur de Pal-Think for Strategic Studies, une ONG palestinienne indépendante non affiliée à un parti politique et ne recevant aucune subvention publique. Fondée en mars 2007 à Gaza par un groupe de chercheurs, elle a pour but de renforcer le dialogue entre les acteurs politiques, et d’encourager des travaux de recherche rationnels et méthodiques, afin de relever les défis auxquels la Palestine est confrontée. Elle a produit le premier document sur la réconciliation palestinienne (intitulé Feuille de route pour la réconciliation palestinienne)1.

Nada Yafi.Comment décririez-vous la situation économique à Gaza aujourd’hui ?

Omar Shaban. — C’est celle d’un épuisement général, assorti de signaux d’alerte sur un effondrement imminent. Il m’est difficile de qualifier la situation, tant les difficultés s’amoncellent depuis le blocus imposé par Israël en juin 2007 à la suite de la prise du pouvoir par le Hamas, et d’un an de luttes meurtrières entre mouvements palestiniens. On ne le répétera jamais assez : Gaza est la plus grande prison à ciel ouvert du monde. Une bande côtière de 360 km2 qui croule sous une population de deux millions d’habitants, dont 75 % vivent dans 8 immenses camps de réfugiés. Malgré son retrait de la bande de Gaza, Israël continue de contrôler toute circulation des biens et des personnes à partir de et vers Gaza, sur la frontière terrestre comme dans l’espace maritime et aérien. Les deux principaux points de passage que sont Erez (Beit Hanoun) contrôlé par Israël, et Rafah, contrôlé par l’Égypte et le plus souvent fermé, ne permettent pas une vraie décompression. Trois guerres israéliennes en quelques années ont laissé derrière elles un champ de ruines : décembre 2008, juillet 2012 puis la dernière en août 2014, qui a fait des ravages. Pas moins de 40 000 habitations et édifices publics entièrement détruits, plus de 100 000 partiellement. La plupart n’ont pas été réhabilités, par manque de ressources, sans compter que le climat d’instabilité générale fait hésiter les pays donateurs. Il était prévu que le gouvernement d’union nationale formé en juin 2014 se lance dans cette entreprise. Mais la moitié au moins de ces bâtisses est restée en l’état.

N.Y.Les organisations internationales n’interviennent-elles pas ?

O.S.— Il faut faire une différence entre les organisations. Celles qui viennent des États-Unis par exemple boycottent tout organisme local à caractère politique ayant des liens avec des forces politiques ou militaires comme le Hamas ou le Jihad islamique. Ce boycott complique singulièrement l’accès des bénéficiaires à l’aide. Seules les organisations de secours financées par des fonds arabes ou islamiques (Qatar, Arabie saoudite, Turquie) peuvent les aider sans discrimination.

N.Y.Et les agences de l’ONU ? Comment s’est traduite sur le terrain la réduction drastique de la contribution américaine à l’UNRWA ?

O.S. — C’est un désastre pour Gaza. La proportion des habitants qui vivent en deçà du seuil de pauvreté a atteint 70 % et les taux de chômage plus de 53 %, selon les derniers chiffres fournis par la Banque mondiale (octobre 2018). Cela n’a fait qu’accélérer la transformation de la société palestinienne, autrefois productrice, en une société assistée. L’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) avait par exemple des programmes d’éducation et de santé qui offraient des contrats à durée déterminée (CDD) à des jeunes pour quelques mois, ici ou là. Ils ont été réduits ou arrêtés par manque de budget. L’agence en arrive même à licencier sur place des fonctionnaires permanents, des Palestiniens dont les familles se retrouvent sans ressources du jour au lendemain.

N.Y.Des jeunes et surtout des femmes, dit-on, sont poussés par désespoir à participer aux manifestations appelées « marches du retour », à la frontière, où ils affrontent les balles réelles des soldats israéliens. Cela s’apparente-t-il à un suicide ?

O.S. — Je ne dirais pas cela. Mais il y a de quoi désespérer. La dégradation de la vie quotidienne joue un rôle essentiel dans ces manifestations. Gaza veut faire entendre sa voix au monde entier. Ces « marches du retour » ont atteint nombre de leurs objectifs et ont échoué à d’autres égards. Ce qui n’est guère étonnant dans les circonstances que l’on sait. Pour moi, l’un des objectifs stratégiques ainsi atteints a été de prouver que la lutte palestinienne est toujours présente, vivante, imperméable au défaitisme et à la débandade humiliante des pays arabes en général. En même temps ces marches ont pu susciter des interrogations sur leur caractère véritablement pacifique, leur authenticité. Elles ont causé la mort de 217 martyrs, et fait 22 897 blessés dont certains resteront estropiés à vie.

N.Y.Qu’en est-il des tentatives de réconciliation entre l’Autorité palestinienne (AP) et le Hamas ?

O.S. — Ces tentatives n’ont en réalité jamais cessé même si elles n’ont à ce jour guère porté leurs fruits. Il y a eu huit accords dans le passé, à l’issue de réunions parrainées par des pays arabes, mais sans effet sur le terrain. Le 23 avril 2014, un accord dans le camp de Shati à Gaza a donné naissance, en juin de la même année, à un cabinet d’union nationale, mais ce cabinet n’a pas exercé le pouvoir à Gaza et les deux parties se sont rejeté la responsabilité de l’échec. Des efforts — surtout égyptiens — se sont poursuivis avec l’idée de mettre un terme à cette division. Depuis fin octobre, une délégation de la sécurité égyptienne fait la navette entre Gaza et la Cisjordanie pour relancer l’accord du Caire du 4 mai 2011, amendé le 12 octobre 2017.

N.Y.Qu’est devenu ce cabinet d’union nationale ? Quelle est la réalité du pouvoir sur le terrain ?

O.S. — Le pouvoir effectif à Gaza est entièrement entre les mains du Hamas. Tout l’appareil exécutif, avec 24 000 fonctionnaires, est entretenu et financé par le Hamas depuis juin 2007, de même que les services de sécurité, de la police, de la justice, à savoir 17 000 fonctionnaires. Lorsque le cabinet d’union nationale a été formé en 2014, quatre ministres du Hamas en faisaient partie. Ils sont toujours formellement en fonction, ils se déplacent entre Ramallah2 et Gaza, où ils résident. Mais ils n’y exercent pas leurs attributions. Ils n’y ont ni bureau ni cabinets ministériel.

N.Y.Qu’en est-il de la cohésion du Hamas lui-même ? Observe-t-on des luttes internes entre courants ? Le Jihad islamique peut-il être un concurrent ?

O.S. — Il y a certainement des courants divers au sein du Hamas, comme dans toute formation politique, voire toute communauté sociale. Certains parlent ainsi du « Hamas de l’intérieur » d’autres du « Hamas politique » par opposition au « Hamas militaire ». En réalité, personne ne sait comment sont prises les décisions au sein du Hamas. Tout ce que l’on sait, c’est qu’une fois prises, elles sont appliquées par tous. Quant au Jihad islamique, je ne pense pas qu’il puisse constituer un concurrent ; ce mouvement ne croit pas aux élections et ne dispute pas le pouvoir au Hamas. Autre différence : le Jihad est plus proche de l’Iran que des pays arabes, bien que ses membres soient sunnites. Mais il est en accord avec le Hamas sur la ligne politique de résistance à Israël.

N.Y.Il y a une proposition du Hamas de « trêve de longue durée avec Israël »3. En l’absence toutefois d’une réconciliation avec l’AP, certains Palestiniens y voient le risque d’entériner la division entre la Cisjordanie et Gaza. Pensent-ils que cela irait dans le sens de la solution américaine qui voudrait détacher Gaza du reste de la Palestine, à travers la fameuse proposition de Donald Trump de « deal du siècle » ?

O.S. — En effet, il y a des craintes chez de nombreux Palestiniens qu’une longue trêve entre le Hamas et Israël, en l’absence de tout accord avec l’Autorité à Ramallah, ne vienne renforcer la division actuelle entre le Fatah et le Hamas. D’autant plus qu’il n’y a pas de continuité territoriale entre la Cisjordanie et Gaza. Et que la distance est désormais réelle aussi entre les deux sociétés, chacune ayant son propre tissu, ses spécificités, son mode de vie, sa culture, toutes divergences qui n’étaient pas aussi évidentes du temps de YasserArafat. Aujourd’hui chaque territoire semble avoir ses préoccupations et ses priorités. Mais il n’est pas acceptable, sous prétexte que la réconciliation nationale n’est pas encore réalisée, de laisser sombrer la bande de Gaza dans cet enfer, qui empire tous les jours. Gaza ne peut pas être l’otage de la « réconciliation » alors que la guerre est à ses portes. La délégation égyptienne œuvre justement à cela : obtenir l’allègement du blocus sur Gaza, instaurer une trêve avec Israël, mais en même temps œuvrer à la réconciliation entre le gouvernement du Hamas et l’AP. Réaliser les deux objectifs en même temps préservera l’appartenance de Gaza au système palestinien dans son ensemble.

N.Y.Que dites-vous à ceux qui doutent du rôle de l’Égypte et qui l’accusent même de vouloir profiter du « deal du siècle » pour le développement du Sinaï au détriment de Gaza ?

O.S. — Je peux infirmer cette théorie. Je sais de source sûre que la position égyptienne est celle d’un rejet total de la division palestinienne. La situation désastreuse à Gaza a des retombées négatives sur la sécurité dans le Sinaï. L’Égypte n’envisagera pas de solution pour Gaza à travers une extension dans le Sinaï. L’Égypte a été chargée par la Ligue arabe d’une mission de bons offices entre les mouvements palestiniens. Elle cherche réellement à soulager la situation humanitaire dans la bande de Gaza.

N.Y.L’Égypte rejette-t-elle aussi le « deal du siècle » américain ?

O.S. — Nous avons beaucoup entendu parler de cette proposition américaine, sans savoir ce qu’elle contient vraiment. Le contenu n’a pas été rendu public. Tout ce que l’on sait c’est qu’elle a comporté d’emblée l’annonce de Jérusalem comme capitale unifiée d’Israël. Mais aussi l’assèchement de ressources de l’UNRWA et son démantèlement. Ce que les pays arabes ont refusé. Mais est-ce que cela change quoi que ce soit sur le terrain ? La position arabe est trop faible. La pression pèse sur les Palestiniens pour qu’ils acceptent la vision américaine. La position arabe ne tiendra pas face aux politiques de Trump au Proche-Orient.

N.Y.Quelles perspectives pour Gaza aujourd’hui, et pour le mouvement palestinien dans son ensemble ?

O.S. — Le maintien de la division au sein du mouvement palestinien représente un très grave danger. Des transformations sociales, économiques, politiques ont eu lieu. Et qu’elles soient ou non délibérées, elles ont à leur tour approfondi la division entre Gaza, la Cisjordanie, Jérusalem. Elles ont aussi créé des acteurs qui ont désormais intérêt au maintien de cette séparation. Retrouver l’unité devient plus difficile. C’est un péril pour la question palestinienne dans son ensemble. Les divergences touchent désormais à ce qui était autrefois considéré comme fondamental et sacré. Mais alors, que faire ? Surmonter coûte que coûte la division, faire prévaloir l’intérêt national global, ne pas miser sur la conjoncture régionale, arabe, internationale.

Les Gazaouis fondent tous leurs espoirs sur le processus de réconciliation pour sortir de cette crise à rebondissements. Il y va de leur survie, celle du système social, culturel, politique dans son ensemble. L’autre option serait celle des guerres fratricides et de l’escalade militaire avec Israël. Il n’est plus permis aux responsables palestiniens, qu’ils soient officiels ou civils, pas plus qu’aux acteurs de la communauté internationale, de se contenter de replâtrage. Une intervention forte, immédiate et complète est désormais requise. Elle devrait viser à la fois la réconciliation et la levée du blocus contre Gaza. Gaza devrait être déclarée zone sinistrée, et secourue comme telle.

1Pal-Think a également mis au point un plan pour résoudre la crise de l’appareil gouvernemental entre le Hamas et l’AP, présenté de nombreuses propositions sur la pénurie d’électricité, la reconstruction, les élections municipales. Elle œuvre tout particulièrement sur le terrain auprès des jeunes et des femmes, et est active dans de nombreux partenariats euro-méditerranéens.

2Siège du cabinet, où se tient une réunion hebdomadaire. Les ministres de Gaza participent parfois aux réunions à distance, par Skype.

3Faite le 4 octobre par Yahia Senouar, dirigeant du Hamas à Gaza.

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