« Bonjour, je m’appelle Aya. Avant, j’étais convaincue que ce que j’avais de mieux à faire dans la vie, c’était de partir pour le djihad en Syrie. Mais, comme mon amie Hala, j’ai changé d’avis en fréquentant un cours de français dans les locaux de l’association Génération anti-marginalisation. Là, les jeunes m’ont fait sentir à quel point la vie était préférable à la mort, et que la liberté était un don de Dieu, que l’être humain n’avait pas de prix ». C’est ainsi qu’Aya1, 18 ans, entame avec les membres de l’association le récit de son expérience, intervenue au cours d’une période difficile de son existence. Ici, dans cette salle de réunion, la jeune fille raconte à ses camarades comment, alors qu’elle rejetait l’idée de différence et de liberté, elle a réussi à briser les murailles intérieures qui l’isolaient et l’empêchaient d’établir le dialogue avec les autres.
Elle poursuit : « En parlant aux gens, j’ai réalisé que je n’étais pas la seule à m’intéresser à la religion et qu’il existait d’autres visions de l’islam, qui invoquaient une force de vie et non de mort. Les discussions que j’ai avec les membres de l’association commencent dans la tolérance et se terminent dans la tolérance. C’est là que j’ai compris que le monde était trop vaste pour se réduire à un parcours d’extrémiste et que, plutôt que de passer mon temps à brasser des idées nihilistes, je devais étudier la littérature, la civilisation et l’histoire. Nous avons parlé de la période antéislamique, et j’ai découvert qu’il existait une poésie et de nombreuses œuvres d’art. J’ai aussi appris que la civilisation islamique avait produit des sciences, une philosophie, un savoir-vivre et une esthétique. Je le dois aux discussions que nous avons eues entre nous ».
Génération anti-marginalisation
Grâce à ses dizaines de militants, Génération anti-marginalisation ranime l’espoir d’un changement populaire sur le terrain, à mille lieues des théories développées par les responsables politiques et les élites dans les médias, les salons ou les bars feutrés des hôtels. L’association œuvre à la diffusion de la culture des droits humains et de la citoyenneté dans les quartiers populaires, et en particulier à El Kabaria où sont installés ses locaux. Distante d’environ 5 km de la capitale, Kabaria est l’une des plus grosses banlieues défavorisées : alors que Cité Ibn Sina concentre quelque 60 000 personnes dont le niveau de vie se situe en dessous de la moyenne, à Cité Bou Hjar, un agglomérat de constructions anarchiques entourées de tas de détritus, les habitants vivent carrément dans la misère. La criminalité, la toxicomanie et le trafic de drogue y prospèrent.
Ahmed Sassi, l’un des fondateurs, explique que l’ONG fait partie de ces multiples mouvements sociaux et politiques apparus en Tunisie en 2011 et dans les années qui ont suivi. « Nous sommes là pour les habitants de notre quartier, pour une jeunesse qui a été opprimée à toutes les périodes de l’histoire du pays depuis l’indépendance. La situation ici est difficile et Kabaria est connu pour son taux élevé de criminalité, son importante déscolarisation et la vague de radicalisation qui a suivi la révolution. Nous sommes présents pour contribuer comme nous pouvons à l’éradication de ces phénomènes ».
La jeunesse de Kabaria souffre de l’absence de projets de développement initiés par l’État. Depuis son apparition dans les années 1970, cette nouvelle banlieue vit principalement du commerce informel, avec des microprojets exigeant un capital extrêmement modique (petits étals de cigarettes, charrettes à sandwiches sur les trottoirs, vente de pièces détachées de voitures devant les habitations, etc.). Au cours des trente dernières années, le phénomène n’a cessé de s’amplifier jusqu’à devenir la principale caractéristique du quartier où se perpétuent pauvreté, déscolarisation précoce et activités illicites propices au développement du crime organisé.
Ahmed Ayari, qui milite au sein de l’association, a tout fait pour inciter ses amis à venir apprendre la guitare, écouter des musiques nouvelles, diverses ou à regarder ensemble des films dans la salle de projection. Au bout de quelque temps, il a constaté un net changement d’attitude chez les jeunes du quartier et il s’en réjouit : « Nous avons désormais des centres d’intérêt communs. Certains commencent à voir des films séparément et nous en discutons ensuite en groupe. Cela leur a donné des idées et permis de découvrir l’art autrement, c’est vraiment gratifiant. »
Une université pour tous
L’université populaire Mohamed Ali El Hammi, ouverte gratuitement et sans contrepartie aux citoyens de tous âges et de toutes catégories, a choisi pour sa part de s’établir dans le quartier défavorisé de Sidi Hassine Sejoumi, justement en raison de l’importante déperdition scolaire que connaît cette zone à forte densité démographique. L’enseignement y est dispensé selon une nouvelle dynamique interactive qui implique les étudiants dans le déroulement des cours, et il existe également des salles de théâtre, de musique, de danse et de lecture, ainsi qu’une importante bibliothèque constituée de dons et ouverte à tous. Les séances de lecture sont généralement suivies de débats.
Nasreddine Shili, artiste dramatique et cinéaste, fait partie du noyau fondateur. « L’université est ouverte à tous ceux sans exception qui sont en quête de connaissances et qui n’ont pas les moyens de poursuivre des études supérieures », indique-t-il, avant de préciser : « Ce projet n’est pas celui d’un parti, d’un courant ou d’une organisation quelconque. Il a été mis en place pour apporter la culture, la lumière et la rationalité au cœur de la Tunisie oubliée, de façon à lutter contre la pensée radicale obscurantiste et développer l’esprit de citoyenneté dans les quartiers pauvres ».
L’université populaire propose des cours de droit avec le célèbre professeur Kaïs Saïd, des cours de philosophie, de théâtre, de musique, de littérature, de civilisation et de langues, mais aussi d’économie politique et de mathématiques. Elle ouvre également ses portes aux élèves et étudiants qui veulent réviser en période d’examens.
De nombreuses associations sont ainsi à l’œuvre pour combattre l’extrémisme et l’ignorance et promouvoir l’idée de citoyenneté au sein de couches sociales doublement victimes du sous-développement et de la géographie, vivant en marge des logements huppés, des rues bien entretenues et des bureaux d’affaires. Et ils sont des milliers de jeunes à porter discrètement ce noble dessein : mener jusqu’au bout ce qui a été entamé en 2011. Au nom de la liberté, de la dignité et de la justice sociale.
Combattre la misère et la relégation
En Tunisie, La Manouba a une connotation particulière liée à la folie, du fait qu’elle abrite l’hôpital psychiatrique El Razi, seul établissement gouvernemental spécialisé dans les maladies mentales. Situé à quelques kilomètres de la capitale, ce gouvernorat regorge de militants dynamiques très impliqués dans le travail bénévole et relayant auprès des instances officielles la voix de ceux qui exercent des métiers précaires. Le nom du gouvernorat de La Manouba — et particulièrement celui de la petite localité de Douar Hicher — est attaché à de graves événements terroristes survenus entre 2012 et 2015, et les jeunes y combattent l’extrémisme par la réflexion et l’action.
« L’association Les voix de La Manouba s’est donné pour objectif d’intervenir auprès des gens qui exercent de petits métiers : chauffeurs de taxi informels, vendeurs ambulants, saisonniers, domestiques, etc. », explique le militant et sociologue Jihed Haj Salem. « Nous prenons directement contact avec eux et les interrogeons sur leurs conditions de vie, les difficultés qu’ils rencontrent pour se déplacer ou obtenir leur salaire, leurs relations avec les employeurs, les collègues ou les autorités. Une fois ces informations collectées, nous les transmettons aux autorités régionales (wali, administration de la police, ministère des affaires sociales) et faisons en même temps pression pour que les droits de ces catégories faibles et démunies soient respectés ».
En travaillant ainsi sur le terrain, les militants des Voix de La Manouba se sont rendu compte qu’il existait un lien entre la situation de ces familles pauvres et délaissées et l’expansion du phénomène terroriste dans cette zone, notamment à Douar Hicher. La misère et la marginalisation mènent à la radicalisation et au repli et développent une vision intransigeante de soi, des autres et du monde. Pour Jihed Hadj Salem, il est clair que « c’est le dénuement qui pousse cette jeunesse frustrée à rejoindre les groupes extrémistes, qui sont riches, avec beaucoup de liquidités. La marginalisation engendre un sentiment très vif d’oppression et d’exclusion vis-à-vis de l’État, puisque celui-ci n’apporte rien. En face, il y a l’argent et la sécurité que procure l’appartenance au groupe. Cela peut faire de vous un terroriste en quelques jours seulement. Notre association s’efforce de sensibiliser les responsables sur l’urgence du combat contre la pauvreté et la marginalisation afin de rendre la lutte antiterroriste plus efficace ».
Cette capacité du terrorisme à infiltrer les populations en jouant sur les frustrations et la misère, on la retrouve également dans les partis, où le recrutement ne se fait pas sur la base des programmes et des stratégies de développement, mais en attirant les gens avec de l’argent et des cadeaux. De telles pratiques ont conduit à l’installation d’une classe politique corrompue incapable de faire fonctionner l’État dans le respect de la gouvernance, ruinant ainsi l’idée de la démocratie dans les esprits, qui ne pensent plus qu’à voter pour les candidats les plus « généreux ».
Toutes ces associations ont en commun d’agir sur le terrain auprès des démunis et des jeunes. En choisissant le contact direct, elles créent un lien organique avec les populations vivant aux marges des villes et qui sont, selon le mot de Georges Tarabichi, « le véritable terrain de bataille contre les forces obscures ». Celles de la misère, de la marginalisation, de la démagogie.
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