Depuis le début des auditions publiques à Tunis, le 17 novembre dernier, le rituel est à chaque fois le même. Après l’hymne national, le silence se fait. Dans une ambiance solennelle, où les applaudissements sont bannis à la demande des commissaires de l’Instance vérité et dignité (IVD), les victimes commencent à relater leurs histoires. Les récits sont plus poignants les uns que les autres. Femmes islamistes, objets de tortures, de violences sexuelles, de privations économiques et de contrôle administratif permanent, mères de « martyrs » de la révolution tunisienne évoquant la mort sous les balles de leurs fils manifestant pacifiquement dans les régions enclavées, à Regueb, à Kasserine, à Tala et à Tunis, frères de militants de gauche ou de droite témoignant d’une autopsie de leur proche falsifiée par les autorités pour camoufler un décès sous la torture…
L’IVD est l’institution créée par la loi organique du 24 décembre 2013 relative à l’organisation de la justice transitionnelle. Comme d’autres commissions-vérité établies dans d’autres pays (dont la plus célèbre est sans doute la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud), elle est chargée d’enquêter sur les violations des droits humains, et son champ d’investigation est exceptionnellement large puisqu’il s’étale sur cinquante-huit ans, de 1955 à 2013, et que ses enquêtes incluent les délits économico-financiers. Son objectif est de
démanteler le système autoritaire et faciliter la transition vers un État de droit en révélant la vérité sur les violations du passé, en déterminant la responsabilité de l’État dans ces violations, en demandant aux responsables de ces violations de rendre compte de leurs actes, en rétablissant les victimes dans leur droits et dignité, en préservant enfin la mémoire et en facilitant la réconciliation nationale.
Dans le cadre de ses missions, qui vont de l’investigation à l’établissement d’un programme de réparation individuelle et collective1, les audiences publiques sont un moment fort partagé par les Tunisiens.
Que l’on soit de gauche ou de droite
L’épouse d’un homme disparu en 1991 raconte comment l’État a refusé, des années durant, la reconnaissance d’un homicide, entretenant son espoir du retour de l’absent. Un officier de l’armée témoigne des exactions et des humiliations qu’il a subies au cours de la plus intrigante des affaires politiques de ces trente dernières années : en 1991, Zinedine El-Abidine Ben Ali accuse un groupe de militaires de fomenter un coup d’État pour livrer le pouvoir aux islamistes ; un complot monté de toutes pièces contre des dizaines de haut-gradés de l’institution militaire, qui dit toute la paranoïa sécuritaire de l’ex-président. Un ancien diplomate explique comment en 2007 il a été démis de ses fonctions et mis sur le banc des accusés pour avoir refusé de cautionner les opérations douteuses de trafic et de blanchiment d’argent de Jalila Trabelsi, sœur de l’épouse du président, Leila Trabelsi Ben Ali, alors qu’il était ambassadeur de Tunisie aux Émirats arabes unis.
Reviennent en boucle les mêmes souffrances, que l’ont soit de gauche ou de droite, syndicaliste ou militaire, femme ou homme. Des familles se délitent. Des vies s’assombrissent. Des traumatismes et des cauchemars se poursuivent. Des horizons professionnels s’arrêtent net. Le sentiment d’injustice persiste. « Il s’agit de crimes de système. Ils démontrent jusqu’à quel point des institutions de l’État dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la sécurité, de la justice et de l’information ont été mises au service de desseins abjects, devenant ainsi des instruments au service du despotisme et de la répression », fait remarquer la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine.
En Tunisie, l’ouverture officielle des audiences dans un luxueux club privé appartenant à l’ancienne première dame dément les accusations d’inertie de l’IVD avancées par une majorité des médias locaux et des réseaux politico-financiers restés fidèles à l’ancien président. Pour arriver à cette étape, la commission-vérité a auparavant reçu 62 000 dossiers de victimes, entendu, dans toutes les régions du pays et sur plusieurs mois 11 000 victimes à huis clos, fait des investigations sur des centaines de cas, parmi lesquels plusieurs tortionnaires, dressé une « carte » des violations sur laquelle trente-deux lieux d’atteintes aux droits humains sont identifiés. Des violations perpétrées lors de dix-huit grandes crises politiques, parmi lesquelles les tentatives de coups d’État de 1962, 1980 et 1987, la confrontation avec les islamistes, l’opposition de gauche et les syndicalistes tout au long des années 1970, 1980, 1990 et 2000, la révolte du pain de 1984, le soulèvement du bassin minier de Gafsa en 2008, la période de la révolution tunisienne, les assassinats politiques de 2013 et les attentats terroristes post-14 janvier 2011. « Nous voulons traiter non pas par l’amnésie mais par la mémoire toutes ces violences faites aux victimes de la part d’agents de l’État, au nom de l’État et pour une raison d’État », a déclaré Sihem Bensedrine.
Des critères soigneusement définis
Probablement pour marquer les consciences, les premiers témoins de cette période sombre qui ont défilé lors de quatre audiences organisées en novembre et décembre 2016 ont été sélectionnés selon des critères soigneusement définis par la commission-vérité. Il s’agit tout d’abord de victimes de violations graves des droits humains, des cas d’école des horreurs commises par l’ancien régime : homicides volontaires, disparitions forcées, tortures, violences sexuelles. Le choix des victimes s’est aussi conformé aux critères de la parité entre les sexes et de la représentativité régionale édictés par la loi.
Oula Ben Nedjma, qui dirige la commission enquêtes et investigations de l’IVD, évoque le travail préalable pour vérifier et recouper les faits concernant les récits de ces victimes :« Après les avoir écoutés lors des interviews à huis clos, nos juges et enquêteurs établissent toutes les preuves à leur propos. Nous savons exactement le degré des exactions exercées sur eux, le lieu et l’époque où elles se sont déroulées et les noms et fonctions des responsables de ces violations ».
Kora Andrieu, auteure de La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda (Gallimard, 2012) a suivi le processus de justice transitionnelle en Tunisie de 2012 à 2014 en sa qualité d’experte associée au bureau du Haut-Commissariat aux droits de l’homme à Tunis. Pour elle, les audiences, qu’elle définit comme « une pause, un moment solennel, quasi rituel, d’écoute et d’introspection, tant au niveau individuel que national » ne sont pas des instruments d’enquête, ni de recherche de la vérité, mais plutôt de reconnaissance et de rétablissement de certaines normes éthiques et sociales. « Les victimes sont enfin écoutées, leurs histoires sont reconnues : leurs voix, si longtemps passées sous silence, trouvent enfin un écho médiatique sans précédent, à une heure de grande écoute. Attention cependant à ne pas y voir pour autant une solution miracle pour leur ‟guérison” »2, soutient-elle.
« Pourquoi ont-il fait ça ? »
Un témoignage, diffusé au cours de la séance d’audition du 17 novembre 20163 a bouleversé beaucoup de Tunisiens. Son auteur, Sami Brahem, 50 ans, est aujourd’hui chercheur en sciences humaines. Il relate l’enfer de la torture dans les quatorze prisons où il a été incarcéré, huit ans durant, au cours des années 1990. Serein et parfois souriant, il ne peut réprimer ses larmes lorsqu’il s’interroge à propos de ses bourreaux : « Pourquoi ont-ils fait ça ? Étaient-ils manipulés ? Cherchaient-ils une promotion ? Quel est le sens d’imposer la nudité aux détenus pendant une semaine ? Quel est le sens de toutes ces violences sexuelles ? ». Il poursuit : « Je ne veux attaquer personne devant la justice. Je veux juste savoir la vérité pour faire le deuil. Je serais prêt à pardonner à mes tortionnaires s’ils reconnaissaient les faits, s’expliquaient et s’excusaient ».
Les questions des internautes sur les réseaux sociaux ne tardent alors pas à envahir la toile : où sont les tortionnaires ? Quand viendront-ils témoigner ? Comment rétablir "toute" la vérité sur ce qui s’est passé sans la parole et les aveux des bourreaux ? À tous ces questionnements, Kora Andrieu répond : « Pour qu’un responsable vienne en public témoigner de ses crimes passés et demander pardon à la télévision, ce qui est une forme d’humiliation, il lui faut une raison. Sauf des cas exceptionnels de responsables vraiment repentis et habités par le remords, on reste dans la logique, elle aussi très humaine, de "la carotte ou du bâton". Donc ils le feront, car ils espèrent une forme d’amnistie, qu’on appellera à tort "réconciliation". Ou au moins un allègement de leur sentence en échange »4.
Le juge administratif Mohamed Ayadi a démissionné de son poste de commissaire à l’IVD en octobre 2015. Il semble partager le point de vue de Kora Andrieu : « Les bourreaux viendront sous la pression d’une menace sérieuse. Ils viendront le jour où des dossiers d’instruction contre eux aboutis et finalisés seront transmis aux chambres spécialisées pour jugement. Or, de lourds retards de l’IVD sont enregistrés à ce niveau. Les juges des neuf chambres spécialisées attendent toujours les dossiers pour statuer sur les atteintes graves aux droits de l’homme, dont la torture et l’homicide volontaire »5.
Le silence des tortionnaires dit beaucoup sur le sentiment d’impunité qui anime ces derniers. Un sentiment qu’expliquent entre autres les sentences légères prononcées contre les hauts cadres sécuritaires en fonction au ministère de l’intérieur pendant les jours de révolution. La Tunisie semble encore loin de l’esprit de « réconciliation ».
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1Voir le chapitre IV « Des missions et attributions de l’Instance » du titre II de la loi du 24 décembre 2013.
2Olfa Belhassine, « Commission Vérité : ‟On a besoin des auditions publiques en Tunisie”, selon une experte », justiceinfo.net, 16 décembre 2016.
3Dans l’enregistrement intégral de l’audition publique du 17 novembre (en arabe non sous-titré), à partir de 1:56.
4Olfa Belhassine,« Commission Vérité : ‟On a besoin des auditions publiques en Tunisie”, selon une experte », justiceinfo.net, 16 décembre 2016.
5Ibid.