Maroc

Ceuta, un confetti d’Europe en Afrique

L’afflux de 8 000 migrants à Ceuta le 17 mai dernier a fait la une de l’actualité. Cette ville espagnole, confetti résiduel des empires coloniaux encastrée dans le territoire marocain reste un enjeu majeur des relations entre Madrid et Rabat.

Fnideq, 18 mai 2021. Un migrant au grillage frontière avec l’enclave espagnole de Ceuta
Fadel Senna/AFP

Ceuta qui vient de faire la une de l’actualité est, comme sa voisine Melilla, une ville totalement à part en Espagne, un vestige de l’empire colonial. Toutes deux se situent au milieu des villes du nord du Maroc dont le revenu par habitant est six fois inférieur à celui des villes espagnoles. Attractives au plan économique, elles ont vu se développer un commerce frontalier qui a oxygéné cette région, moins bien nantie que le reste du Maroc.

Revendiquées par le Maroc en 1961, elles continuent de faire partie du territoire espagnol, comme l’atteste la Constitution espagnole de 1978. Elles constituent le seul point d’entrée terrestre de l’Union européenne (UE) depuis l’Afrique.

Anciens postes avancés

Leur passé de territoires espagnols remonte au XVe siècle. L’Espagne et le Portugal tentent alors d’achever la reconquête de la péninsule ibérique, envahie par les musulmans à partir du VIIIe siècle. C’est en 1415 que les Portugais s’emparent de Ceuta. En 1492, les Rois catholiques d’Espagne, Ferdinand II d’Aragon et Isabelle de Castille mettent fin au royaume musulman d’Al-Andalus par la prise de Grenade. Ils veulent protéger les villes de la côte des incursions des pirates barbaresques, en installant des postes militaires sur la côte nord de l’Afrique. Ils parviennent à conquérir Melilla en 1497, et en 1580 c’est au tour de Ceuta de passer sous la domination espagnole.

Ceuta et Melilla deviennent ce qu’on appelle alors des « présides », ou possessions espagnoles sur la côte marocaine. Madrid y installera des bagnes. En 1906, sous l’égide des États-Unis, la conférence d’Algésiras réunit les puissances européennes pour décider du sort du Maroc, l’un des rares pays du continent africain à ne pas avoir été colonisé. Alors qu’il est question d’aider ce pays à se moderniser, une vraie tutelle se met en place avec l’instauration du protectorat franco-espagnol en 1912. Ceuta et Melilla servent alors de tête de pont à l’installation des Espagnols sur le continent africain. C’est par leurs ports qu’arrive du matériel, mais aussi des hommes et des femmes, paysans et ouvriers venus principalement d’Andalousie, et qui coexisteront dans un premier temps avec les militaires qui étaient déjà sur place. Ils seront suivis par des juifs venus de Tétouan et de Tanger, et par des musulmans venus de plusieurs villes du Maroc, tous ayant été attirés par les avantages qu’offrait le nouveau statut de ces deux villes espagnoles.

En 1956, au moment de l’indépendance, le Maroc se libère du protectorat français, mais les deux enclaves restent espagnoles en vertu de leur appartenance antérieure à l’Espagne. Rabat exprime sa volonté de récupérer tous les territoires de son espace géographique. Tarfaya est récupérée en 1958 et Ifni en 1969. En 1961 le Maroc revendiquera en vain Ceuta et Melilla devant l’Assemblée générale des Nations unies. Alors que pour Rabat, Ceuta et Melilla ne sont qu’une survivance anachronique du colonialisme en Afrique, Madrid continue de revendiquer l’hispanité de ces deux villes et en 2007, le roi Juan Carlos y effectue une visite, au cours de laquelle il réaffirme la ferme volonté de l’Espagne de conserver Ceuta et Melilla sous la souveraineté espagnole, y compris au prix d’une intervention militaire.

Un régime spécial au sein de l’UE

Avec l’adhésion de l’Espagne à la Communauté économique européenne (CEE) en 1986, ces « territoires de souveraineté espagnole » sont naturellement intégrés à l’ensemble de la communauté, même s’il est nécessaire d’ajuster le régime spécial des ports francs au règlement européen. De la sorte, Ceuta et Melilla n’ont pas été concernées par l’Union douanière et par la politique agricole commune (PAC), et ont été exemptées de l’application de la TVA. Elles bénéficient pourtant des fonds européens qui ont été essentiels à leur développement. L’adhésion de l’Espagne aux accords de Schengen en 1991 donnera un caractère encore plus particulier à ces deux villes. En effet, pour une relation harmonieuse entre elles et leurs voisines marocaines, une dérogation a été accordée aux ressortissants marocains de Nador ou de Tétouan de s’y rendre sans visa. Deux conséquences majeures de ces mesures spéciales : d’une part, un commerce de contrebande transfrontalier entre ces deux villes espagnoles et les villes du Maroc du nord ; d’autre part, à partir de la fin des années 1990, une immigration marocaine, rapidement suivie par celle des populations subsahariennes.

Une ville frontalière

Jusqu’au début des années 2000, Ceuta et aussi Melilla, intégrées à l’espace Schengen étaient perçues comme une porte d’entrée facile à l’Europe : pas de mer à traverser, seulement des grillages à escalader pour passer de l’Afrique à l’Europe. Mais face à l’ampleur des arrivées, le gouvernement espagnol a renforcé le dispositif de sécurité de manière drastique. À partir de 2001, l’Espagne a construit une barrière qui a coûté 30 millions d’euros, partiellement financée par l’UE. Tout au long des 8 km qui séparent Ceuta du Maroc, des clôtures parallèles ont été installées, couronnées de barbelés. Des postes de surveillance ou miradors permettent une vision quasi parfaite de jour comme de nuit. Un éclairage puissant et des caméras vidéo facilitant le repérage de migrants tentant d’escalader la barrière. Entre les clôtures des routes étroites permettent le passage des véhicules de la guardia civil espagnole. À ce dispositif s’ajoutent des câbles souterrains reliés à des capteurs électroniques pour détecter les bruits et les mouvements.

Malgré cela, en septembre 2005, plusieurs centaines de migrants tentent de franchir cette barrière, munis d’échelles de fortune. La garde civile espagnole n’hésite pas à tirer sur ceux qui s’accrochent à la clôture, faisant onze morts. Et en juillet 2018, plus de 600 migrants subsahariens pénètrent dans Ceuta à partir du Maroc, en lançant de la chaux vive à la face des agents de sécurité espagnole.

Face à ces tensions récurrentes entre autorités espagnoles et migrants pour l’accès à Ceuta, le Maroc se trouve en porte-à-faux. En effet, dans le cadre de l’externalisation des contrôles migratoires à des pays du sud de la Méditerranée, le Maroc perçoit une subvention par l’UE pour empêcher les migrants de sortir de son territoire et d’accéder à l’Europe. Mais il ne peut accepter la construction de ces barrières et clôtures censées couper l’Europe du Maroc, alors qu’il considère Ceuta comme une partie de son territoire occupé par l’Espagne.

Comme le montre un rapport de la Cimade de décembre 20151, le Maroc revendique ces deux villes, tout en tirant profit de la situation existante. Ce qui explique qu’il collabore volontiers avec l’Espagne dans la lutte contre l’immigration irrégulière vers l’Europe. Mais il revendique également ces deux villes, alors que le nord du Maroc est de plus en plus affecté par la pauvreté. Les quinze derniers mois durant lesquels les frontières ont été fermées ont contribué à appauvrir considérablement les ressortissants des villes de cette région qui vivaient des échanges économiques formels et surtout informels. La fermeture du poste-frontière a provoqué un net déclin du commerce entre Fnideq (Castillejos en espagnol) et Ceuta. De longues années durant, des femmes y passaient quotidiennement, chargées de marchandises espagnoles hors taxes. Ces pratiques d’une contrebande tolérée généraient une activité commerçante qui oxygénait le nord du Maroc.

Aussi, quels que soient les dispositifs de sécurité mis en place, le fossé économique qui se creuse entre l’Espagne et le Maroc incitera de plus en plus les Marocains à s’installer à Ceuta, avec l’idée de rejoindre la péninsule ibérique. En outre, l’externalisation des contrôles migratoires en Méditerranée donne au Maroc les moyens d’instrumentaliser le phénomène migratoire. Aujourd’hui, Rabat reproche à l’Espagne l’accueil et l’hospitalisation de Brahim Ghali, le chef du Front Polisario. Mais par-delà cet accueil, Rabat fait pression sur l’Espagne pour emboîter le pas aux États-Unis qui, en décembre 2020 reconnaissaient que le Sahara occidental était marocain.

Or, l’Espagne est l’ancienne puissance coloniale au Sahara occidental. Elle a quitté ce territoire en 1975 sans y avoir organisé de référendum d’autodétermination. Il y a une culpabilité espagnole à avoir bâclé cette décolonisation, ayant ainsi ouvert la voie à l’installation du Maroc sur un « territoire non autonome » selon la terminologie onusienne. Cette décolonisation inachevée explique l’existence, en Espagne, d’une opinion publique très sensible au règlement du conflit saharien qui ne peut se faire, selon elle, que dans le cadre du droit international et par le biais d’une consultation référendaire des populations concernées. Premier partenaire économique du Maroc, l’Espagne ne peut ni ignorer son opinion ni passer outre un processus de règlement qu’elle a voulu et qu’elle a signé. Aussi, par-delà l’aspect humanitaire mis en avant pour expliquer les soins médicaux prodigués au chef du Front Polisario, l’Espagne, pays démocratique, est également liée par le respect du droit international.

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