Histoire

Charles de Foucauld au service de la colonisation du Maroc

« L’ermite du désert », « l’apôtre des Touaregs », « le saint bienheureux », « l’explorateur proclamé », « le militaire indiscipliné »… Les qualificatifs abondent dans la presse française pour décrire Charles de Foucauld, après sa canonisation le 15 mai 2022 par le pape François. Ces éloges ne devraient cependant pas faire oublier son rôle d’agent du colonialisme français, ni son antisémitisme.

Portrait de Charles de Foucauld au moment de sa béatification sur la place Saint-Pierre au Vatican le 13 novembre 2005 par le pape Jean-Paul II
Vincenzo Pinto/AFP

C’est en présence du ministre de l’intérieur français Gérald Darmanin que le pape François a procédé à la canonisation de Charles de Foucauld (1858-1916) ainsi que de dix autres « bienheureux »1. Le souverain pontife a déclaré :

Nos compagnons de route canonisés aujourd’hui ont vécu la sainteté de cette manière : en embrassant leur vocation avec enthousiasme, comme prêtres pour certains, comme personnes consacrées pour d’autres, ou comme laïcs. Ils se sont dépensés pour l’Évangile, ils ont découvert une joie sans comparaison et ils sont devenus des reflets lumineux du Seigneur dans l’Histoire.

Au service d’une IIIe République arrogante

Pourtant, toutes ces formules ne peuvent occulter certaines facettes moins connues de « l’ermite du désert » : si Charles de Foucauld était en effet un explorateur brillant, il était également un espion efficace au service de cette IIIe République arrogante et coloniale qui avait déjà un pied en Algérie (1830) et un autre en Tunisie (1881). Sa « mission » consistait à préparer l’invasion du Maroc, en y pénétrant d’abord puis en le « décrivant » de la manière la plus pertinente et la plus précise qui soit.

À cela s’ajoute une autre facette : ce natif de Strasbourg au milieu du XIXe siècle était aussi parmi les théoriciens — voire les promoteurs ! — les plus convaincus et les plus froids du colonialisme. Enfin, son « humanisme bienheureux » ne l’a pas empêché d’exprimer sans complexe un antisémitisme à matrice catholique, qui prend souvent la forme d’une stigmatisation quasi systématique des juifs, sur fond de préjugés tant religieux que sociaux.

Mais d’abord, il faut le reconnaître, Charles de Foucauld est parmi les explorateurs les plus doués de la fin du XIXe siècle. Même si l’Algérie était le terrain de ses premières affectations après sa sortie de Saint-Cyr en 1876, c’est au Maroc qu’il sera « envoyé » à partir de 1882, soit un an après la signature du traité de protectorat scellant la colonisation de la Tunisie. À l’époque, le Maroc était perçu comme une terra incognita, un pays attirant, mais dangereux. Il y avait certes un sultan, mais pas d’État, un sultan qui régnait alors sur Blad-al-makhzen (le pays soumis), un petit territoire autour de Fès et qui se livrait sans vergogne au pillage des tribus composant l’autre Maroc, autonome, insoumis et beaucoup plus vaste : le Blad siba. Charles de Foucauld écrit :

Le sultan de Fès n’est maître que dans une petite partie du territoire que lui assignent nos cartes, le cinquième ou le sixième environ. Le reste est libre et occupé par des tribus indépendantes, diverses de race, de langue, de mœurs, de coutumes, vivant chacune à leur guise, celles-ci en monarchie, celles-là en république. Sur les terres du sultan, l’Européen circule au grand jour et sans danger ; dans le reste du Maroc, il ne peut pénétrer que travesti et au péril de sa vie : il y est regardé comme un espion et serait massacré s’il est reconnu. Presque tout mon voyage se fit en pays indépendant.

Ces deux Maroc, Charles de Foucauld les a décrits avec beaucoup de précision et de nuances dans Reconnaissance au Maroc, 1883-18842 son livre le plus marquant :

Nous quittons donc pour longtemps les États du Sultan, le blad al-Makhzen, triste région où le gouvernement fait payer cher au peuple une sécurité qu’il ne lui donne pas ; où, entre les voleurs et les caïds, riches et pauvres n’ont point de répit […], où la justice se vend ; où l’injustice s’achète.

Il décrit également un système de corruption pyramidal, fortement hiérarchisé et à la tête duquel trône le sultan :

Le caïd protège le Juif qui le soudoie ; le sultan maintient le caïd qui apporte chaque année un tribut monstrueux, qui envoie sans cesse de riches présents, et qui enfin n’amasse que pour son seigneur […] Parle-t-on du sultan ? « Temaa bezzaf » (il est très cupide), vous répond-on ; c’est tout qu’on en dit, et c’est tout ce qu’on en pense.

Ni aventurier ni explorateur solitaire

Contrairement à une légende qui le présente comme un aventurier, un explorateur solitaire et un amoureux du désert en quête d’absolu, c’est surtout en tant qu’espion que Charles de Foucauld a été « envoyé » au Maroc pour décrire ce pays méconnu. Après sa sortie de Saint-Cyr, il se mettra sous l’aile d’Oscar Mac Carty, directeur de la bibliothèque nationale d’Alger, mais aussi et surtout le mentor de cette flopée d’explorateurs-espions qui a foisonné à partir de la moitié du XIXe siècle dans le sillage de la colonisation de la Tunisie et, plus tard, du Maroc : Victor Largeau, Louis Say, Paul Soleillet ou encore Paul Flatters. Foucauld en faisait partie et pour lui, « ça sera le Maroc », lui confie Oscar Mac Carty. Dès son arrivée au Maroc, le « saint bienheureux » se déguise en juif marocain, apprend aussi bien l’arabe que l’hébreu et se fait accompagner par un rabbin local, Mardochée Abi Serour3.

Charles de Foucauld parvient rapidement à tisser ses réseaux parmi les notables marocains favorables à la pénétration coloniale, et qui cherchaient déjà à se faire une place avant le « débarquement » français, qui aura lieu à partir de 1907. Pour faciliter ce processus, l’ermite n’hésite pas à proposer des noms de dignitaires marocains sur lesquels l’administration française, déjà installée à Tanger, pouvait compter pour réaliser son entreprise coloniale. Dans une lettre adressée en 1904 à son ami le comte de Castries, à l’époque officier des affaires indigènes et aux missions géographiques en Algérie, Charles de Foucauld demanda ainsi que l’un des puissants chefs de la zaouïa de Boujad (au centre du Maroc), Driss Ben Omar Ben Sidi Ben Daoud, soit nommé caïd par les Français lorsqu’ils occuperont le Maroc :

Il [Sidi Ben Daoud] me donna une lettre scellée de son cachet, pour le ministre de France à Tanger : dans cette lettre il se mettait à sa disposition et l’assurait de son entier dévouement : en me la remettant, il me dit […] : ‘’Eh bien, maintenant, quand les Français viendront, me nommeront-ils caïd ?’’ Pendant mon séjour à Mogador, j’envoyai sa lettre au premier secrétaire de la légation de Tanger, en le priant de la faire parvenir au ministre des finances, alors absent.

La suite de la lettre adressée au comte de Castries est celle d’un véritable acteur du projet colonial au Maroc :

Voici maintenant ce que je vous demande, cher ami […] : 2° de bien vouloir faire recommander Hadj Driss [Ben Omar Ben Sidi Ben Daoud] au ministre de France à Tanger ou au consul de Casablanca, en leur montrant tout le parti qu’on peut tirer des offres de service d’un des hommes les plus influents de cette zaouïa puissante ; de faire connaître à ceux à qui cela peut être utile les offres de service de Hadj Driss, ses offres de services présentes et anciennes, et toutes les particularités qu’il peut leur être bon de connaître : mais il faut, dans l’intérêt de Hadj Driss, pour sa sûreté, que rien de cela ne soit publié, et que cela reste secret : connu de ceux-là seuls qui sont chargés en quelque mesure de diriger nos affaires au Maroc.

Un antisémitisme décomplexé

Charles de Foucauld ne se contente pas de fournir des conseils et des propositions aux autorités coloniales : il n’hésite pas à exprimer ouvertement son souhait de voir le Maroc, un pays pour lequel il avait un attachement aussi profond que sincère, devenir une colonie française où flotterait le drapeau français. Dans une lettre envoyée d’Algérie à son ami le lieutenant Brissaud, en poste à Azemmour, près de Casablanca, Charles de Foucauld écrit :

Ma joie serait profonde de voir le drapeau français flotter sur ce pays (le Maroc). Aurai-je cette joie ? Je ne sais ; en ce moment, je suis retenu ici (en Algérie) par bien du travail… Mais je ne désespère ni de venir au Maroc ni de revoir ce Maroc devenu français à mon si grand bonheur.

Un dernier aspect méconnu de la personnalité Charles de Foucauld est ce mépris troublant envers les juifs, et notamment les juifs marocains, qu’il exprime sans complexe dans ses écrits, même s’il s’est travesti en juif et même si son accompagnateur au cours de son périple marocain était, justement, un rabbin israélite. Dans un article intitulé « Itinéraires au Maroc », publié dans le Bulletin de la Société de géographie de Paris le 1er trimestre 1887, il décrit son voyage au Maroc et évoque les juifs marocains :

Vivre constamment avec les Juifs marocains, gens méprisables et répugnants entre tous, sauf rares exceptions, était un supplice intolérable. On me parlait en frère, à cœur ouvert, se vantant d’actions criminelles, me confiant des sentiments ignobles. Que de fois n’ai-je pas regretté l’hypocrisie ! Tant d’ennuis et de dégoûts étaient compensés par la facilité de travail que donnait mon travestissement.

Le 1er décembre 1916, Charles de Foucauld est assassiné à la porte de son ermitage, à Tamanrasset, dans le désert algérien, par une tribu touarègue. Il avait 58 ans.

1NDLR. La béatification est la déclaration, par décret pontifical, qu’une personne de foi chrétienne a pratiqué les vertus naturelles et chrétiennes de façon exemplaire, ou même héroïque. La vénération publique de celui ou celle qui est alors appelé bienheureux ou bienheureuse est par la suite autorisée localement. La canonisation étend le culte à toute l’Église. Charles de Foucauld a été déclaré bienheureux le 13 novembre 2005 par Benoît XVI. Il a été canonisé le dimanche 15 mai 2022.

2En accès libre sur BNF Gallica.

3à la différence des juifs, les « chrétiens européens », appelés roumis, suscitaient à l’époque méfiance et hostilité dans les tribus berbères. S’ils étaient démasqués, ils étaient systématiquement tués.

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