La situation irakienne est l’expression d’une crise plus large des États de la région. Les conséquences de l’invasion américaine de 2003 et les soulèvements arabes depuis 2011 convergent autour de mobilisations contre un pouvoir central perçu comme tyrannique. En Irak, les protestations sont extrêmement violentes et suivent trois décennies de guerre. L’ordre étatique national est remis en cause, sans qu’un autre mode de gouvernance ne lui soit substitué, et les contextes locaux, très intriqués au demeurant, se revigorent. La fragilisation des structures étatiques favorise l’implantation de groupes partisans, notamment les djihadistes de l’organisation de l’État islamique. Le cadre étatique est soumis à des concurrences symboliques fortes où les communautés locales se posent en adversaires et se placent sur le registre confessionnel. Les détenteurs actuels du pouvoir participent de cette concurrence. Cependant, en dépit d’une combinaison de facteurs amenuisant les ressources de l’État, il semble bien difficile de le faire mourir.
Des wilayat à l’unité nationale
À l’image de la plupart des pays du Proche-Orient, l’Irak est né au lendemain de la première guerre mondiale, de la défaite ottomane contre les puissances alliées et des tractations diplomatiques pour redessiner la région. À partir de 1920, les trois wilayat (provinces) de Mossoul, Bagdad et Bassora qui vont constituer l’Irak, sont destinées à être gouvernées par mandat britannique. À peine établie sur le territoire, la nouvelle puissance tutélaire doit faire face à un vaste soulèvement des populations locales conduites par les représentants du clergé chiite — fortement engagé dans le mouvement constitutionnaliste dès la fin du XIXe siècle —, et des chefs tribaux. Le calme est rétabli dans le pays au prix d’une vaste opération de répression.
Cet épisode impose à Londres une solution politique : celle de déléguer l’administration et la gestion du pays à des autorités locales en liant l’avenir du pays par traité. Ces dernières, pour accepter de collaborer avec les Britanniques, réclament en retour la promesse de l’indépendance prochaine et certains contours territoriaux. En 1920, les Britanniques propulsent Fayçal, fils du chérif Hussein devenu roi du Hedjaz, roi d’Irak1. La monarchie irakienne voit le jour en 1921, se dote d’une Constitution et d’une capitale, Bagdad.
Les années 1932-1958
Bien qu’ayant acquis son indépendance en 1932, la monarchie hachémite irakienne ne peut échapper aux conditions qui ont présidé à sa naissance. Un premier trait marquant porte sur le centre-capitale, Bagdad, qui se constitue par opposition à deux périphéries géographiques et confessionnelles : au nord, le Kurdistan et, au sud, les espaces chiites. Au cours des années 1930, ces deux périphéries sont secouées par d’importants mouvements de contestation liés aux luttes pour le pouvoir. Au Kurdistan par exemple, un segment de la population endosse la revendication autonomiste voire indépendantiste, tandis que l’autre recherche une entente avec le centre national. Cette dynamique de conflictualité évolue autour d’une mutation du traitement des minorités dans le cadre constitutionnel de la monarchie.
De 1946 à 1958, situation relativement unique, une longue « décennie de silence » s’installe en Irak, où les mobilisations à caractère confessionnel ou ethnique laissent place à des mouvements sociaux qui prennent place dans la capitale et qui proposent une réforme — plus qu’un renversement — de l’ordre constitutionnel.
L’autre trait marquant tient à l’adaptation des pratiques politiques préexistant à la création de l’État. Les nouvelles institutions, centrées sur un parlement où l’une des assemblées est élue et l’autre désignée, favorisent une dynamique d’intégration par cooptation de notables, qui négocient des ressources avec le pouvoir central contre le maintien de la paix civile parmi les communautés dont ils sont originaires. On parle alors de zaama, un mode de gestion où les notables jouent un rôle déterminant dans la résolution des conflits potentiels. Du reste, le recours à des lois d’urgence est régulier, pour faire face aux soulèvements qui prennent place dans la capitale.
Au cours de cette période, la coercition n’empêche pas pour autant l’expression publique, les mobilisations partisanes, et la genèse d’une société civile contestatrice. De nouveaux mouvements politiques clandestins se créent, dont le parti communiste irakien. Les demandes de réformes du cadre constitutionnel gouvernant l’Irak se font récurrentes jusqu’en 1958, tous réclamant un réel État libéral et constitutionnel.
Coups d’État au nom de l’État
Le 14 juillet 1958, la monarchie hachémite est renversée. Abdelkarim Kassem prend le pouvoir afin d’établir une République. Durant les cinq premières années qui séparent la fin du règne hachémite du premier coup d’État baasiste (survenu le 9 février 1963), une dynamique centralisatrice de l’État se met en place, au mépris des périphéries.
Nous sommes dans le registre révolutionnaire et anti-impérialiste. Pour défendre les idées neutralistes et panarabes, l’État doit transformer en profondeur les structures sociales et ne peut tolérer la division. L’ordre constitutionnel se fait transitoire, le rétablissement des libertés politiques est sans cesse reporté…Quelques groupes politiques sont tolérés mais non légalisés, dont le parti communiste qui compte alors plusieurs milliers de militants.
L’ère de Kassem se révèle foisonnante, malgré la limitation des libertés politiques. Cependant, le rejet du moindre contre-pouvoir et l’abolition brutale des mécanismes de négociation traditionnels privent brusquement les communautés locales de supports de médiation avec le pouvoir central, et ouvre la voie à la violence politique. En mars 1959, lorsque les villes de Mossoul et de Kirkouk se soulèvent contre la capitale, il suffit à Bagdad d’envoyer quelques avions pour infléchir définitivement la contestation et empêcher son extension à d’autres territoires. C’est donc aussi la période où l’idée d’Irak se renforce : la cohérence stato-nationale est alors suffisante pour éviter un délitement du territoire ou l’écroulement des outils de l’État.
Au cours des années 1960 et 1970, les coups d’État se multiplient, précipitant la rotation rapide des équipes au pouvoir, la purge des appareils partisans et la déstructuration de tout support légal. Cette instabilité à la tête de l’État fait le jeu d’un groupe du parti baas forgé autour de Saddam Hussein, qui s’est entouré de proches originaires des tribus sunnites de la ville de Tikrit dont il est issu. Il finit en 1979 par déposer Hassan Al Bakr et assumer l’intégralité des pouvoirs.
Une mutation profonde s’opère dès lors dans les organes de l’État. L’État irakien se gère à travers plusieurs centres de pouvoir (à compétence coercitive), mutuellement concurrents, et soumis en ultime recours au contrôle du chef. Ce dispositif favorise un traitement brutal des oppositions réelles ou supposées, politiques, ethniques ou confessionnelles. Le nord du pays devient progressivement un champ d’expérimentation des outils de guerre du régime, qui ira jusqu’à l’emploi du gaz. De même, ce sont des hélicoptères de guerre qui écrasent impitoyablement les protestations pacifiques parties des villes saintes chiites en 1977. À mesure que le système vire au totalitarisme, les oppositions se radicalisent.
Les guerres de Saddam Hussein
À partir de 1980, l’histoire de l’État irakien peut se décliner en trois séquences : celles des guerres dans lesquels Saddam Hussein va engager le pays.
Première séquence, la guerre contre l’Iran. La décision de Saddam Hussein d’envahir l’Iran, le 22 septembre 1980, fragilise les ressources du régime, consomme les richesses du pétrole : l’État sort décomposé et délégitimé de huit ans de conflit des plus sanglants. La nécessité de redorer le blason de l’État explique en partie l’invasion du Koweit en août 1990 par un dictateur en perte de vitesse. Cette décision précipite la formation d’une coalition internationale contre l’Irak et une lourde défaite militaire qui met en suspens l’État irakien. Suit le vaste soulèvement des populations, très largement chiites, du sud de l’Irak, qui parvient à remettre en cause le pouvoir de Saddam Hussein. Cependant, ce soulèvement ne s’inscrit pas dans l’agenda de la coalition internationale de l’époque qui laisse le dictateur le réprimer très brutalement…Les chiffres aujourd’hui font état de 200 000 morts.
La seconde séquence s’écoule de 1991 à 2003. L’État irakien va désormais se transformer en suivant trois courbes : son accaparement par des segments minoritaires sunnites et la violence confessionnelle à l’encontre des populations chiites et kurdes2 ; l’épuisement financier dû à l’embargo qui recentre la gestion autour du centre gouvernant ; enfin, la retribalisation de l’Irak et la fragilisation les modes de régulations étatiques, du fait de l’abandon par Saddam de toute idéologie pour faire reposer le contrôle du pays sur les tribus.
Pendant l’embargo, et pour la première fois depuis 1921, le territoire politique de l’Irak ne dépend plus de la souveraineté de Bagdad. Pour des raisons essentiellement politiques, le nord s’autonomise plus rapidement que le sud, meurtri par la répression de 1991 et ses conséquences. L’embargo dans le reste du pays rogne toute forme de solidarité autre que primordiale. Néanmoins, nul n’est encore en mesure de contester l’ordre étatique, car le centre dictatorial peut jouer des divisions régionales pour s’immiscer et contrôler ces territoires, comme lors de l’intervention au Kurdistan de 1996.
L’heure américaine
Néanmoins, cette fragile architecture des pouvoirs est brisée en mars 2003 par l’invasion de l’Irak par la coalition britannico-américaine. Une nouvelle ère débute, au cours de laquelle on assiste à l’écroulement des structures étatiques affaiblies par une décennie de guerre, une décennie d’embargo et une occupation étrangère.
Les vainqueurs politiques parmi les Irakiens s’emparent des rouages du pouvoir et s’emploient à en priver les autres composantes. Ils bénéficient dans cette entreprise du soutien implicite du programme américain de reconstruction de l’Irak, fondé sur un a priori confessionnalisant, à la faveur duquel la mise en place de la démocratie présuppose le partage des pouvoirs entre composantes confessionnelles représentatives de la population. Des agents politiques s’emparent de la représentation confessionnelle et captent à leur profit l’intégralité des votes, avec le soutien voire l’encouragement de la puissance américaine tutélaire.
Les vainqueurs de ce chambardement doivent rapidement faire face à des forces protéiformes qui s’opposent à cet arrangement autour du pouvoir. Elles viennent de l’intérieur de la communauté au pouvoir, comme dans le cas du mouvement sadriste pour les chiites, opposé au premier ministre Nouri Al-Maliki. Elles sont aussi issues de segments exclus de la représentation nationale, comme les différents groupes affiliés à Al-Qaida.
Cependant, l’affaiblissement des structures de l’État et de son attractivité symbolique n’est pas telle que des territoires politiques souhaitent s’en séparer. Le nord de l’Irak autour de la région autonome kurde en est le parfait exemple : loin de s’extraire du cadre irakien, les leaders y négocient une autonomie renforcée, qui présente l’avantage de faire l’économie d’une indépendance qui peut être coûteuse, tout en bénéficiant de nouvelles ressources.
Rejet d’un pouvoir centralisé
Ce cadre, présent malgré son extrême fragilité, vole-t-il en éclats par l’entrée en scène d’un nouveau groupe mobilisateur, l’organisation de l’État islamique ? Ce nouvel acteur — dont une partie est issue des mouvances irakiennes d’Al-Qaida et l’autre de troupes attirées par l’insurrection syrienne —, semble arriver à point nommé dans le jeu politique irakien. En effet, le gouvernement Maliki a dû renégocier l’étendue de son pouvoir à l’occasion du pacte d’Erbil en 2010 ; mais son mandat est fortement contesté en raison des pratiques de son gouvernement à l’égard d’autres mouvements d’opposition, principalement sunnites, qu’il s’emploie à écarter. Le nouveau danger djihadiste a un effet d’aubaine : il représente la menace suprême à même de souder la communauté chiite sous le leadership de Maliki, et mobiliser autour de lui une large coalition internationale regroupant les États-Unis et l’Iran.
Au demeurant, l’organisation de l’État islamique est l’expression même du profond rejet des autorités de Bagdad par des groupes sunnites de plus en plus nombreux. Comme un clin d’œil de l’histoire, au printemps 2014, la prise de Mossoul précipite une secousse nationale, Bagdad est immédiatement tétanisé et Maliki abandonne le poste de premier ministre. Dans les semaines qui suivent, les autorités kurdes font connaître leur désir d’organiser un référendum visant à l’indépendance. Ces deux mouvements annoncent-ils la fin de l’État irakien ?
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1La désignation de Fayçal, fils du chérif Hussein, comme roi de l’Irak ne peut se comprendre que dans le contexte de la Grande révolte arabe de 1916, au cours de laquelle les provinces arabes (Palestine, Bilad Al-Sham et le Hedjaz) se sont soulevées contre la Sublime Porte. Fayçal s’est vu offrir par les Britanniques, dans un premier temps, le trône de Syrie. Mais à la suite de la conférence de San Remo, il a dû renoncer à régner sur ce territoire, placé sous mandat français.
2Les régions kurdes bénéficient rapidement de protections internationales et à partir de 1991, les affrontements tiennent plus des rivalités intrakurdes que de l’intrusion des forces armées nationales.