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Comment l’Iran tente de lutter contre les sanctions américaines

Après s’être retirés de l’accord sur le nucléaire iranien, les États-Unis ont imposé, le 5 novembre 2018, des sanctions, « les plus fortes de l’histoire », contre l’Iran. Pour y répondre, l’Iran active son réseau de relations, aussi bien avec l’Union européenne qu’avec ses partenaires chinois, russe et indien.

L'image montre deux dirigeants se serrant la main, souriant, devant un fond composé de drapeaux. À gauche, une figure en habit traditionnel noir, probablement d'origine iranienne, et à droite, un homme en costume sombre avec une cravate rouge, représentant probablement la Chine. Le décor inclut des drapeaux chinois et iraniens, soulignant une rencontre diplomatique entre les deux pays. Le tapis rouge au sol ajoute une touche officielle à l'événement.
Qingdao, 11 juin 2018. — Hassan Rouhani et Xi Jinping réaffirment leur volonté de coopération économique entre l’Iran et la Chine.
IRNA

L’Union européenne (UE) a été mise au défi, par les décisions de Donald Trump, de se retirer de l’accord de Vienne de juillet 2015 sur le nucléaire iranien et d’imposer de lourdes sanctions aux entreprises qui travailleraient avec Téhéran. Alors que leur commerce avec l’Iran avait, seize mois après l’entrée en vigueur de l’accord, augmenté de 79 % par rapport à 2015, les entreprises européennes, notamment françaises, courent le risque d’être remplacées par des concurrents russes et chinois. Aussi, l’UE, qui cherche à éviter que l’Iran ne se retire de l’accord, a lancé plusieurs initiatives destinées à protéger ses échanges commerciaux avec l’Iran, dont la mise au point d’un mécanisme, le Special Purpose Vehicle (SPV), qui consiste en une bourse d’échange, pour éviter à ses entreprises les sanctions secondaires et les protéger de la loi d’extraterritorialité. Le SPV agit comme une chambre de compensation en euros permettant à l’Iran de commercer avec les entreprises européennes : c’est un système de troc qui opère en dehors du système financier mondial dominé par les États-Unis.

Enregistré en France et dirigé par un Allemand, l’Instrument in Support of Trade Exchanges (Instex) a été officialisé et enregistré le 31 janvier 2019. La conception en a été laborieuse, avec des mois de négociations et de discussions techniques provoquant l’impatience des Iraniens qui attendaient la contrepartie de leur respect de l’accord. Créé par la France, l’Allemagne et l’Angleterre, les trois pays européens signataires du Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) — l’autre nom des accords de Vienne —, il sera géré et financé par ces trois pays qui œuvrent à obtenir un soutien plus large des 28 membres de l’UE afin de traduire en actes les engagements pris par l’Europe. Les trois États fondateurs ont fourni 3 000 euros pour le capital de départ, qui devrait rapidement passer à 100 000 euros puis à un million. Cependant, Instex se limitera finalement au commerce « licite » et devrait se concentrer sur des produits essentiels non soumis aux sanctions, à l’instar des produits humanitaires, médicaux et agricoles. Contrairement à ce qui était initialement prévu, il ne devrait pas permettre à l’Iran de maintenir son exportation d’hydrocarbures en Europe.

Une bouffée d’oxygène ?

De plus, ce mécanisme s’adresse aux petites et moyennes entreprises ; aussi le volume des échanges restera-t-il probablement limité. Même s’il constitue une bouffée d’oxygène pour l’Iran, il sera bien insuffisant et ne changera pas fondamentalement la situation. Un mécanisme qui ne devrait pas susciter la colère de Washington étant donné qu’il concerne des produits exemptés des sanctions. « Il ne s’agit pas de défier Washington, ou d’essayer de contourner les sanctions de Trump, mais de faire vivre un accord international que les États-Unis sont les seuls à avoir dénoncé », selon une source officielle française.

Il est peu probable que l’Instex puisse convaincre les grandes entreprises structurellement exportatrices et impliquées sur le marché américain1. La réaction du gouvernement iranien a été mesurée. Le vice-ministre des affaires étrangères y a surtout vu le respect de la parole donnée, considérant qu’il s’agissait de « la première étape dans le cadre des engagements pris par les Européens » tout en espérant qu’ils ne seront pas mis en œuvre « seulement en partie ». Il a enfin précisé que l’Instex avait vocation à couvrir à terme « les biens sous sanctions ». L’Iran considère comme une mesure tardive la mise en place de ce mini-mécanisme, a déclaré l’ambassadeur d’Iran en Russie Mehdi Sanai, qui l’a cependant qualifié de premier pas vers le dialogue et la stabilité.

Éviter l’effondrement de l’accord sur le nucléaire

Autre mesure, la réactivation d’un mécanisme de protection qui consiste à mettre à jour l’annexe du « règlement de blocage » adopté en 1996 pour contourner les sanctions contre Cuba. Cet acte interdit aux entreprises européennes de se conformer aux effets extraterritoriaux des sanctions et leur accorde une indemnité en cas de préjudice. Mais l’efficacité de ces mesures n’a jamais pu être vérifiée. Il s’agit surtout de donner des gages à Téhéran afin qu’il ne se retire pas du JCPOA. Le rapport de force n’est pas en faveur des pays de l’UE, comme le constatait le ministre français de l’économie Bruno Le Maire le 19 juin 2018 : « La plupart des entreprises françaises ne pourront pas rester. Elles ont besoin d’être payées et elles ne peuvent pas l’être, car il n’existe pas d’institutions financières souveraines et autonomes en Europe2. »

De plus, nombre de dirigeants européens ne seraient pas fondamentalement opposés à la proposition de Donald Trump d’une renégociation de l’accord nucléaire qui engloberait le programme nucléaire au-delà de 2025 et le rôle régional de l’Iran3 Ils divergent cependant avec Washington sur la manière de faire. Le 25 janvier, le chef de la diplomatie française a déclaré que Paris était disposé à imposer des sanctions « si le dialogue avec l’Iran sur ses activités balistiques et son influence régionale n’aboutit pas ». Ces propos font écho à ceux de Washington qui avait tenté de faire condamner l’Iran en décembre 2018 au Conseil de sécurité après un nouvel essai de missile ; ils interviennent à la veille de l’adoption d’une troisième série de sanctions le 4 février et de la tenue d’un sommet à Varsovie consacré à l’ingérence iranienne dans les affaires arabes.

« Exportation zéro », un objectif irréaliste

Afin d’éviter une pénurie du brut et de ménager les besoins énergétiques de ses alliés, Washington ne peut pas bloquer totalement l’accès mondial au pétrole iranien. Aussi, Washington a dû accorder des waivers (dérogations) pour une période de six mois à huit pays : la Chine, la Turquie et l’Italie ainsi que le Japon, la Corée du Sud, Taïwan, l’Inde et la Grèce, à condition qu’ils réduisent progressivement leur achat de pétrole iranien. L’Afghanistan, privé d’accès à la mer, compte encore sur le port iranien de Chabahar, un hub maritime régional dans le sud du pays, tout comme l’Inde, qui a signé en février 2018 un accord de concession avec Téhéran. Il permet à New Delhi de se relier directement à l’Iran par voie maritime et de court-circuiter la nouvelle « route de la soie » chinoise. Le port de Chabahar est ouvert sur l’océan Indien via le golfe d’Oman : son développement permettra d’offrir un accès à la mer au continent centrasiatique. Déjà, en mai 2016, l’accord Chabahar signé par l’Iran, l’Afghanistan et l’Inde prévoyait d’accélérer le transit des marchandises entre les trois pays.

On est donc encore loin de l’objectif, peu réaliste, d’exportation zéro affiché par les États-Unis. De plus, la Corée du Sud et le Japon étudient la possibilité de reprendre leurs achats qu’ils avaient suspendus en prévision des sanctions, tandis que la Turquie refuse de se plier aux injonctions de Washington.

De la Chine à l’Inde, en passant par la Russie

De plus, l’Iran a développé tout un art de contournement des sanctions. Téhéran compte sur les autres signataires du JCPOA ainsi que sur l’Inde pour maintenir ses ventes de pétrole au niveau actuel de 1,5 million de barils par jour. L’attitude de la Chine et de l’Inde sera déterminante. La Chine s’est opposée dès le 16 août 2018 à « toute sanction en dehors du cadre du Conseil de sécurité », selon la porte-parole de son ministère des affaires étrangères. Première acheteuse de brut iranien, elle entend aussi préserver ses relations commerciales et stratégiques avec l’Iran. Conformément à sa dispense, elle est autorisée à acheter jusqu’à 360 000 barils par jour. Mais l’Iran n’est pas son principal fournisseur et elle peut continuer à diversifier ses approvisionnements. Aussi Pékin impose-t-il ses conditions à l’Iran, comme l’obtention de concessions économiques, par exemple l’accès aux zones de pêches, profitant du vide laissé par l’UE, même si c’est « un partenariat par défaut » selon Thierry Kellner, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles.

Pour sa part, l’Inde cherche à nouer des relations durables avec l’Iran. Dès le 5 novembre, le porte-parole de sa diplomatie a fait savoir qu’elle étudiait la possibilité de poursuivre les achats de pétrole. Pour subvenir à ses besoins, elle est dans l’obligation d’importer 9,125 millions de barils de pétrole iranien par mois. Pour sa part, l’Iran va doubler ses investissements dans le secteur pétrochimique indien et investir dans l’agrandissement d’une raffinerie gérée par Chennai Petroleum Corporation Limited.. Le 2 novembre, un accord a été signé entre les deux pays concernant le paiement du pétrole en roupies ; 50 % des fonds débloqués seront réservés à l’exportation d’articles vers l’Iran.

Quant à la Russie, selon Wall Street Journal , elle serait la première bénéficiaire des sanctions : ses entreprises seraient prêtes à satisfaire la demande des acheteurs du pétrole iranien. Selon un document du ministère des affaires étrangères israélien cité par le Times of Israël du 14 octobre, la Russie et l’Iran auraient conclu un accord en septembre 2018 autour d’un mécanisme de contournement des sanctions. Il devrait permettre à l’Iran d’exporter du brut à travers la mer Caspienne qui sera ensuite raffiné en Russie puis exporté dans le monde entier. En retour, Moscou fournira à l’Iran des bénéfices commerciaux et des services. Tout en aidant l’Iran, en troquant son pétrole et en le raffinant pour sa consommation intérieure, la Russie pourrait faire des bénéfices en vendant son propre brut à l’Europe. De même, douze jours après le retour des sanctions, le Kremlin a proposé un accord de libre-échange entre l’Union économique eurasiatique et l’Iran. Une occasion pour la Russie de sécuriser ses exportations d’hydrocarbures et de développer ses exportations hors hydrocarbures.

Quant à l’Irak, il constitue une ouverture indispensable pour l’Iran. Les deux pays pourraient porter leurs échanges commerciaux à un total de 20 milliards de dollars (17,55 milliards d’euros) par an contre 12 (10,5) aujourd’hui. La compagnie d’État Iran Railways a révélé le 12 novembre les détails d’un projet de construction d’une voie reliant le passage frontalier de Shalamchech au port de Bassora et qui s’étendra jusqu’au port syrien de Lattaquié. Les exportations iraniennes vers l’Irak ont augmenté de 45 % de mi-mars à mi-octobre 2018 et seraient même en voie de dépasser celle vers la Chine.

Un impact géopolitique plus qu’incertain

« Les variations de richesses et les performances économiques de l’Iran ont eu un impact mineur sur l’orientation de sa politique régionale. » C’est le constat d’une étude d’International Crisis Group (ICG) sur le rapport entre l’économie iranienne sous sanctions et son comportement régional sur une période de quarante ans. Certes, l’Iran n’a pas des moyens financiers ni militaires comparables à ceux de ses rivaux régionaux militaires, son budget de la défense étant inférieur à ceux de Riyad et Tel-Aviv. Son armement est vétuste et moins sophistiqué. Sa capacité offensive et défensive repose essentiellement sur son arsenal balistique. Mais la période 2011-2015 correspond néanmoins à l’expansion régionale iranienne la plus significative en dépit des sanctions et de son isolement international : ses transferts d’armes aux alliés régionaux ont atteint leur point culminant. La levée des sanctions n’a pas modifié ses activités régionales, ce qui infirme les prévisions selon lesquelles l’accord les renforcerait. Du Liban à l’Irak et au Yémen, l’Iran a su accroître son influence, profitant des erreurs de ses adversaires pour combler les lacunes de sécurité des États défaillants.

L’absence de dialogue et de plan B combinée à un échec des sanctions pourrait mener à une impasse et à une nouvelle escalade régionale. Dans ce contexte l’Iran serait plus apte à activer ses relais régionaux et à attiser les tensions qu’à revenir à la table des négociations. Aussi, il est peu probable que cette stratégie du bâton sans la carotte puisse produire des résultats. Elle risque fort de se retourner à terme contre les États-Unis, qui devraient s’inquiéter lorsque les autres puissances réfléchissent aux moyens de détrôner le dollar, en particulier pour les transactions pétrolières. À terme, on pourrait alors assister à l’érosion des sanctions en tant qu’arme diplomatique et à l’émergence d’espaces économiques rivaux en mesure d’opérer indépendamment des pressions américaines.

1BNP Paribas avait fait les frais de cette politique américaine en 2014 lorsqu’il s’est vu infliger une amende record de 9 milliards d’euros.

2Entretien diffusé sur Europe 1, RMC et BFMTV, 19 juin 2018.

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