Crise tunisienne : la clef se trouve-t-elle à Alger ?

Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi

La visite à Alger, à 24 heures d’intervalle les 10 et 11 septembre, du leader de la majorité, Rached Ghannouchi, président du mouvement islamiste Ennahda, et de celui de l’opposition, Béji Caïd Essebsi, est passée largement inaperçue à Alger, accaparée par un énième remaniement ministériel. Mais pas à Tunis où l’événement a fait la une de la presse. Les deux hommes politiques tunisiens n’étaient-ils pas les premiers étrangers à rencontrer le président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, depuis avril 2013 ? Et surtout, quel rôle Alger peut-elle jouer dans la nouvelle crise politique tunisienne vieille maintenant de presque deux mois ?

L’agence officielle Algérie Presse Service (APS) s’est montrée, comme à son habitude, d’une sobriété toute diplomatique : « La rencontre a permis de procéder à une évaluation de la situation dans les pays arabes et musulmans à la lumière des derniers développements et des efforts consentis pour le succès de la période de transition en Tunisie. »

Sur Nesma TV, Rached Ghannouchi, enthousiaste et souriant, s’est voulu le lendemain optimiste mais tout aussi évasif sur les motifs de sa visite : « Nous sommes musulmans et voisins et Dieu nous a fait des recommandations sur l’importance des relations entre voisins. Abdelaziz Bouteflika est un ami depuis des dizaines d’années, et j’ai ressenti une grande joie lorsque je l’ai revu en bonne santé, comme s’il était revenu de l’autre monde ».

Le porte-parole de Nida Tounes, le parti de Beji Caïd Essebsi, en a dit un peu plus : « L’Algérie, qui est la grande sœur, peut rapprocher les positions des uns et des autres parce que sa sécurité nationale se joue sur notre territoire », tandis que le journal arabophone Le Maghreb écrit : « La Tunisie n’est pas seulement une affaire diplomatique pour l’Algérie, mais elle est au cœur de sa sécurité nationale, compte tenu des frontières communes et des problèmes communs comme le terrorisme, le crime organisé, la contrebande, mais aussi des possibilités communes de développement économique et social des régions frontalières. »

Le ministre algérien des affaires étrangères, Mourad Medelci, dont ce sera la dernière déclaration avant de quitter ses fonctions, a également mis l’accent sur l’importance de la défense des frontières algériennes contre les menaces qui viennent de Libye, du Sahel mais aussi de Tunisie. Les militaires des deux pays coopèrent déjà contre les djihadistes implantés dans le Djebel Chaambi, qui fut durant la guerre d’Algérie le repaire des katibas du Front de libération nationale (FLN)1, coincées en Tunisie par le barrage électrifié installé par l’armée française de la mer au Sahara. De même, leurs services de sécurité ont repris leur collaboration après l’interruption provisoire provoquée par la chute du régime de Ben Ali.

Si Alger joue « les bons offices » comme le titre La Presse, ce n’est pas à cause des frontières – la coopération est déjà bien engagée – mais parce qu’elle y trouve un intérêt politique immédiat. Le dialogue national entre le pouvoir et l’opposition est au point mort à Tunis. La médiation engagée par les partenaires sociaux, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat, est dans l’impasse. Les manifestations quotidiennes des adversaires de la Troïka au pouvoir et les contre-manifestations de leurs partisans sont de lourdes menaces et traduisent une polarisation croissante de l’opinion entre ceux qui espèrent un scénario « à l’égyptienne » et ceux qui le redoutent.

C’est pour sortir de l’impasse que Béji Caïd Essebsi s’est tourné vers les Algériens et leur a proposé d’organiser ces deux visites. Habilement, il a accepté que Ghannouchi soit reçu le premier. Les bases du compromis sont presque réunies : un nouveau premier ministre, la reprise des travaux de l’Assemblée nationale constituante interrompus depuis début août, l’adoption rapide de la Constitution, le maintien de l’organisation actuelle des pouvoirs jusque-là. Restent les élections. Essebsi exige de tenir la présidentielle avant les législatives. Il les veut rapprochées, avant la fin de l’année, et compte bien les gagner.

Ghannouchi veut, lui, éviter qu’Alger prenne parti pour ses adversaires et les soutiennent. Il est prêt à lâcher du lest pour que « le grand voisin » appuie l’idée du consensus et tienne en laisse son remuant ambassadeur, un activiste qui a sévi autrefois en Libye et en Égypte et est membre du comité central du FLN.

En contrepartie, et en dehors ce qui se veut un signe supplémentaire du retour aux affaires du président Bouteflika, il attend du leader islamiste qu’il ramène à la raison ses frères algériens. Jusqu’en janvier 2012, les Frères musulmans algériens ont participé au pouvoir en s’alliant pendant presque dix ans au sein de l’Alliance présidentielle, à l’ex-parti unique, le FLN, et à son jumeau, le Rassemblement national démocratique (RND). Ils y ont gagné des positions dans l’appareil d’État et pour certains de leurs ministres des gains non négligeables au prix d’une certaine perte d’audience dans l’opinion, au profit des salafistes qui privilégient aujourd’hui avec un certain succès le prosélytisme religieux.

Le Printemps arabe et surtout la victoire d’Ennahda aux élections législatives d’octobre 2011 en Tunisie ont changé la donne, les islamistes algériens ont espéré un succès comparable aux législatives de mai 2012. Le ministère de l’intérieur ne l’a pas permis et l’Alliance Algérie verte, qui regroupait trois partis islamistes sur cinq et comptait sur cent vingt sièges, a été réduite à moins de cinquante. Abderrazak Makri, le nouveau leader du Mouvement de la société pour la paix (MSP), la principale formation islamiste, entend la maintenir dans l’opposition et tente de convaincre les sept partis islamistes en course de désigner un candidat unique pour l’élection présidentielle du printemps 2014. Une perspective peu appréciée à El Mouradia, le siège de la présidence algérienne. Ghannouchi voudra-t-il, et pourra-t-il, convaincre ses frères algériens de revenir au chaud dans l’Alliance présidentielle ? C’est l’une des clés de la sortie de crise en Tunisie et de l’après-Bouteflika en Algérie.

1Unités légères, clandestines et très mobiles de l’Armée de libération nationale (branche armée du FLN) pendant la guerre d’Algérie.

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