Algérie

D’Oran à Almería, le périple à haut risque de Reda et Karim

Originaires de Kabylie, ces deux jeunes Algériens ont tenté de franchir clandestinement la Méditerranée vers l’Espagne, comme des milliers d’autres harraga en 2021. Reda a réussi son passage et est désormais en France, mais Karim a échoué. Témoignages.

L'image montre un bateau en bois qui est échoué sur une plage. Le bateau, usé par le temps, est orienté vers la mer. La plage est accompagnée de vagues qui se brisent doucement sur le rivage. Le contraste en noir et blanc donne une atmosphère calme et mélancolique à la scène, mettant en valeur les textures du bois et les formes des vagues. Le ciel est dégagé, ajoutant à la sérénité de l'image.
Destino, 17 avril 2017

L’Algérie connaît depuis la mi-septembre une vague d’émigration clandestine d’une ampleur inédite. Selon des données publiées par la presse espagnole, pas moins de 1 400 Algériens auraient ainsi embarqué pour l’Espagne à partir de la côte ouest du pays en une semaine, entre le 27 septembre et le 3 octobre 2021. Et selon le chef de la délégation de l’Union européenne (UE) en Algérie Thomas Eckert, 14 000 personnes, en majorité des Algériens ont rejoint l’Espagne de janvier à septembre 2021, à partir de la côte ouest algérienne et du Maroc. Quant au nombre des disparus en mer, il n’a pas été révélé. Le 21 décembre, une embarcation a encore chaviré au large d’Arzew, faisant sept victimes.

Si le pays tout entier est touché par cette recrudescence de la harga (émigration clandestine), on constate cependant que la wilaya de Bejaïa, en Kabylie, fournit un contingent particulièrement important de candidats au départ. Après quelques tentatives infructueuses menées à partir du littoral kabyle, long de 120 km, les candidats à l’émigration ont compris la difficulté de l’opération. La côte espagnole y étant très éloignée, il faut payer très cher une traversée qui s’avère particulièrement risquée. Depuis la disparition de 23 personnes, il y a bientôt un an, ils se tournent plutôt vers Oran, Mostaganem ou Aïn Temouchent, sur la côte ouest.

Reda et Karim, tous deux originaires d’Akfadou, dans la wilaya de Bejaïa, se sont jetés dans l’aventure depuis la côte oranaise au début du mois d’octobre. Tentative réussie pour le premier, parvenu en France après avoir traversé la Méditerranée et échappé aux traques policières sur le territoire espagnol. Échec pour Karim, en revanche, dont l’embarcation a été arraisonnée par les garde-côtes une heure seulement après le départ.

« Que ta mère pleure, mais pas la mienne »

Reda, 24 ans, a encore du mal à réaliser ce qui lui est arrivé depuis ce fameux 1er octobre où, avec douze autres candidats au départ, il a pris place à bord du Al-Sarii (L’Express) qui allait le conduire sur l’autre rive. Doté de moteurs ultrapuissants, ce bateau tire son nom de son extrême rapidité, qui serait bien supérieure à celle des vedettes des garde-côtes. Pour embarquer sur ce tapis volant, il lui a d’abord fallu payer 95 millions de dinars (6 000 euros). S’agit-il d’un prix fixe ? « Non, explique le jeune homme, il dépend du poids des passagers ! » Le tarif minimum est de 85 millions (5 300 euros), mais quelqu’un pesant plus de 100 kilos doit débourser 110 millions — les passeurs évaluent le poids à l’œil nu et n’ont pas besoin d’une balance ! Le montant doit être versé dans son intégralité une semaine ou deux à l’avance. Les migrants passent la nuit précédant leur départ dans des cabanes montées spécialement à cet effet près du point d’embarquement.

« L’heure du départ avait été fixée à 17 h, trente minutes environ après le départ du convoi précédent, raconte Reda. On était quinze à bord : treize harraga, le pilote et un marin. Après avoir tourné en rond durant une heure à quelques centaines de mètres du rivage, le bateau est parti à toute vitesse. Les gendarmes et les garde-côtes, qui nous observaient de loin, n’ont pas essayé de nous rattraper, sachant que c’était peine perdue. Tout s’est bien passé, même si on avait très peur, autant de la météo que des passeurs. Ce sont des gens sans pitié, arrogants et brutaux. Et d’ailleurs, lorsqu’on a rencontré un bateau naufragé en mer, ils sont descendus tous les deux sur l’épave pour s’emparer du matériel restant ».

Le jeune homme n’a pas non plus oublié ce qu’on raconte au sujet des barques de la mort : en cas de tempête, c’est la loi de la jungle qui s’applique. C’est-à-dire que dès que le bateau menace de chavirer, les passeurs jettent la « cargaison » en trop par-dessus bord… « Que ta mère pleure, mais pas la mienne », comme on dit.

Une fois à proximité des côtes espagnoles après trois heures et demie de traversée, les passeurs ont dit aux migrants de finir à la nage. Ce qui ne s’est pas fait finalement, parce qu’il y avait des femmes et des enfants. Tout le monde est descendu sur la plage de Josso (province d’Almería), dans un endroit sombre et reculé, connu des réseaux liés à l’émigration clandestine. Des Marocains, notamment, viennent y monnayer leurs services pour traverser le territoire espagnol, à la manière des taxis clandestins qu’on trouve aux abords des gares en Algérie ou au Maroc. Chose curieuse, il existe près de là un hôtel nommé Argelia (Algérie en espagnol).

Relâchement aux frontières

C’est ici que commence la seconde étape du périple de Reda. À quelques centaines de mètres de là, il est rattrapé par des garde-frontières. Mais au moment où ceux-ci s’apprêtaient à le conduire au poste où des dizaines de migrants de toutes nationalités étaient en attente d’expulsion, il a réussi à s’échapper, profitant de l’arrivée d’un autre groupe de harraga sur la plage. Il a alors couru le plus loin possible, et a ensuite passé la nuit sous un pont, à bout de forces et complètement trempé par l’eau de mer. « J’avais l’impression de n’être plus moi-même, raconte-t-il, j’étais comme drogué, dans un état second, et je me suis mis à marcher devant moi au hasard. Mais ensuite, je me suis ressaisi et grâce au petit peu d’argent que j’avais apporté avec moi, j’ai acheté de nouveaux vêtements. Je ne tenais pas à me faire repérer par la police ».

D’Almería, il s’est rendu à Alicante, puis à Barcelone, étape obligée de tous les clandestins. Là, d’autres passeurs attendent les harraga pour leur faire franchir la frontière française. On les contacte en général via une application Internet. Reda le savait, mais il a préféré appeler l’un de ses amis en France pour qu’il vienne le chercher en voiture. Ils n’ont rencontré aucune difficulté pour traverser la frontière grâce selon lui au manque de vigilance des gardes espagnols. Contrairement à ce qui se passe de l’autre côté, où les contrôles sont très stricts. La loi française punit les passeurs de trois ans de prison et 50 000 euros d’amende, tandis que les clandestins sont privés de leurs papiers.

À son arrivée en France, le jeune homme a été pris en charge par des amis qui l’avaient précédé. S’il se sent soulagé et rassuré, il garde toutefois le souvenir de tout ce qu’il a dû endurer et jure que si c’était à refaire, il ne recommencerait pour rien au monde. Parce qu’il risquait la mort à tout moment, et aussi parce qu’il pensait à sa mère bien-aimée, anéantie par son départ. Il ne regrette pas pour autant d’avoir quitté le pays, car il ne se voyait pas rester là-bas, malgré sa bonne situation. Grâce à des affaires commerciales et immobilières qui marchaient plutôt bien, il menait en effet une vie confortable. Le problème est, selon lui, dans un « mode de vie » qui n’a rien à voir avec les aspirations de la jeunesse.

« Parole d’honneur »

Karim, 28 ans, n’a pas eu la même chance que son compatriote. Il se console en pensant qu’il a échappé à la prison et est sorti sain et sauf d’une aventure périlleuse. Ce titulaire d’un master 1 en automatique et systèmes a emprunté le même bateau que Reda, pour le même prix. C’était le 5 octobre 2021, sur la plage de Laâyoune près d’Oran. Six autres migrants ont embarqué avec lui, parmi lesquels une femme et ses trois enfants — dont un âgé de 4 ans seulement. Il était 8 heures du soir et le temps était calme. Mais environ une heure plus tard, le moteur est brusquement tombé en panne, à quelque 80 km de la côte. La panique s’est emparée des passagers : peur de se noyer ou d’être arrêtés par les navires de la marine.

« En voyant arriver les garde-côtes, on a compris que c’était fini pour nous, raconte Karim. Ils ont transféré tout le monde à bord de leur bateau après avoir pris nos portables, mais ils nous ont bien traités et n’ont pas usé de violence, comme ils font souvent avec les harraga. Ils nous ont même donné à manger, un morceau de pain avec un peu de pommes de terre. On est arrivés au poste de Bousfour une heure et demie plus tard, ce qui prouve bien que l’Al-Sarii est plus rapide que les bateaux de la marine. On a passé la nuit sur place et le lendemain, on nous a remis à la gendarmerie nationale, qui nous a interrogés pendant cinq heures d’affilée. Puis on a été conduits au tribunal d’Oran pour comparaître devant le procureur de la République, après une nuit passée en cellule sans boire ni manger — à part les restes de la nourriture fournie à la femme ». C’est en bavardant avec celle-ci que le jeune homme a appris les raisons qui l’avaient poussée à risquer sa vie et celle de ses enfants : après une dispute avec son mari, la malheureuse s’est retrouvée sans soutien et sans abri et a décidé de quitter à tout prix la banlieue d’Oran pour rejoindre l’un de ses frères installé en Espagne.

« On s’était tous mis d’accord pour ne pas révéler l’identité des deux passeurs devant le procureur de la République, parce qu’on savait qu’ils seraient lourdement condamnés, poursuit Karim. Mais ils ont finalement été identifiés — c’étaient les seuls du groupe à être originaires d’Oran — et ils ont écopé de trois ans de prison ferme et d’une amende de 100 millions (6 238 euros). Les sept passagers s’en sont sortis avec une peine symbolique (une amende de 3 millions de centimes). En quittant le tribunal vers 7 heures du soir, on a trouvé les proches des accusés rassemblés devant la porte, et certains ont failli s’en prendre à nous parce qu’ils nous soupçonnaient de les avoir dénoncés ».

Karim essaie maintenant d’oublier sa douloureuse mésaventure. Il mesure l’affolement des siens, restés sans nouvelles de lui durant plusieurs jours. Pourtant, il ne regrette rien, ayant vu toutes les portes se fermer devant lui lorsque ses demandes successives de visa pour la France (pour études ou pour tourisme) ont été rejetées. Les barques de la mort représentaient la seule issue pour lui.

Si l’occasion se présentait, serait-il prêt à recommencer ? « Je peux reprendre un bateau pour l’Espagne, j’ai le droit », affirme le jeune homme. C’est du moins ce que lui a assuré l’intermédiaire avec lequel il s’était entendu. Parmi les clauses de « l’accord », il est en effet stipulé qu’en cas d’échec de la traversée, le passager ne sera pas indemnisé, mais pourra soit faire une nouvelle tentative, soit laisser sa place à quelqu’un d’autre. Et quelle garantie a-t-il de ce « droit » ? La parole d’honneur, rien de plus…

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