Reportage

De Gaza à La Courneuve, la Pride des banlieues se mobilise

Samedi 22 juin 2024, une semaine avant le premier tour des législatives en France, la Pride des banlieues réunissait plusieurs milliers de manifestantes à La Courneuve. Mots d’ordre cette année : la dénonciation du génocide en Palestine et la lutte contre la récupération des combats queers par l’extrême droite.

Cette image montre une personne tenant une pancarte colorée. La pancarte combine le drapeau palestinien, reconnaissable par ses bandes horizontales noire, blanche et verte avec un triangle rouge à gauche, et le drapeau Progress Pride, qui inclut les couleurs de l'arc-en-ciel ainsi que des bandes supplémentaires pour représenter la communauté transgenre et les personnes de couleur. La personne semble être en extérieur et porte une perle autour du cou ainsi que plusieurs bagues. Une autre personne portant un masque blanc est visible à l'arrière-plan.
La Courneuve, 22 juin 2024. Une pancarte représentant le drapeau palestinien et le drapeau LGBTQI+
Toutes les photos ont été prises par © Sofien Benkhelifa

Un homme aux cheveux blonds parsemés de cœurs rouges traverse la gare RER de la Courneuve-Aubervilliers. Le cortège s’est donné rendez-vous juste derrière ce carrefour majeur de la ville. Impossible pour les Courneuviens de rater ce déferlement qui arrive par les trains, les bus, et les trottoirs. En ce début d’après-midi, la rue Victor Hugo est envahie par les couleurs. Le ciel fournit le bleu, les manifestants toutes les autres : sur la multitude d’étendards, dans les cheveux, sur les visages. La Pride des banlieues, qui célèbre les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexes (LGBTQI+) des quartiers populaires depuis 2019, se met en marche. La foule est telle que les premiers à avancer sont déjà loin, quand les derniers de la file sont encore immobiles.

L’organisation l’annonce sans détour : la Pride des banlieues est un événement politique et revendicatif. Ici, on exige. Chaque édition met en avant un thème, miroir des troubles agitant la société. Après le droit à l’habitat décent en 2022, puis la PMA pour toustes en 2023, la marche de cette année est « contre la récupération de nos luttes par l’extrême droite et contre le génocide des Palestiniens », explique Gill qui coordonne l’événement.

La Courneuve, 22 juin 2024. Un manifestant de la Pride des Banlieues
La Courneuve, 22 juin 2024. Un manifestant de la Pride des Banlieues

Guidé par trois militantes aux bannières monumentales (les drapeaux trans, palestinien et de la Pride des Banlieues), le défilé serpente entre les pavillons et les barres d’immeubles. Aux fenêtres, des familles curieuses observent, les visages de leurs enfants peints aux couleurs du match de l’Euro qui se joue au même moment. Certaines saluent au son de la musique des orchestres joints à la mobilisation.

L’inclusivité dans les mots et dans les faits

Ce sont surtout les voix qui donnent l’ambiance. « Nous sommes tous des enfants de Gaza », scande en rythme une partie des manifestants, puis enchaîne avec « On s’aime ici, on reste ici ! ». Pas de chars colorés, d’éphèbes pailletés et de décibels déchaînés à la Pride des banlieues. 

L’inclusivité détermine chaque décision du comité d’organisation. Accessibilité aux fauteuils, transcription des discours en langue des signes, accompagnement personnalisé en navette par des bénévoles, etc. Tout a été pensé pour permettre à chacun de vivre une marche des fiertés fluide et agréable. Comme une respiration au cœur de la mobilisation, un espace « calme et masqué » accueille les personnes à mobilité réduite, les familles et quiconque voudrait défiler sans se bousculer.

« Pensez à flouter les personnes pour éviter de les outer1 par accident », précise le service d’ordre aux photographes. Les visages qui se cachent au quotidien doivent pouvoir ici se montrer au grand jour sans crainte de répercussions. Les mains et les lèvres qui s’évitent dans les rues par peur doivent être libres de s’effleurer. Avec une hausse de 13 % des actes LGBTphobes en un an selon le ministère de l’intérieur qui a recensé 4560 infractions en 2023, et un bond de 19 % pour les crimes et délits envers les personnes LGBTI+, le risque est bien réel. Des insultes aux agressions physiques, des guets-apens homophobes aux menaces intra-familiales, les personnes identifiées queers témoignent toutes ou presque d’une dégradation du climat en France. La percée historique du Rassemblement National (RN) aux dernières élections européennes et le déferlement des paroles et actes discriminatoires qui en résulte sont loin d’annoncer des jours meilleurs.

Continuer à vivre, malgré la menace d’extrême droite

« Mes amis se renseignent déjà pour quitter la France. Mais moi, j’ai envie d’y croire, je ne suis pas convaincu qu’ils passent, ce n’est pas possible. » Damien continue à vivre sa vie normalement, mais ses craintes sont malgré tout bien présentes, en arrière-plan. « Je continue à m’exprimer à travers mes vêtements, ma façon d’être… Je refuse de vivre dans la peur » lâche-t-iel, catégorique. « Mais j’ai toujours un spray au poivre sur moi. »

Jeune drag-créature 2 connue sous le nom de Honey Beeze, Damien participe à sa première Pride des banlieues. « Je ne savais pas dans quel cortège me placer parce que toutes les luttes me vont, alors je navigue », sourit-t-iel. Le choix est en effet large : soutien aux personnes trans, aux LGBTQI+ iraniens, à la Palestine, contre l’islamophobie et l’antisémitisme… L’événement en lui-même, selon Damien, est un acte politique fort.

La représentativité des personnes queers dans l’espace public en banlieue est nécessaire. Pour montrer qu’ils existent ici, mais aussi pour déconstruire le regard qui est porté sur les quartiers.[…] Tout à l’heure une femme voilée a dansé avec nous du haut de son balcon. Ça va à l’encontre de tout ce que les médias de droite nous racontent. C’est beau, ces univers qui se mélangent.

Les deux mots d’ordre de la manifestation ont conduit à sa mobilisation : « les politiques de droite qui mettent en avant des personnes homosexuelles tout en défendant des idées réactionnaires me dérangent », blâme-t-iel. Pour la question palestinienne, sa sensibilisation s’est faite tardivement mais lui semble désormais évidente :

J’ai compris ce qu’il s’y passait tard, grâce aux contenus politiques de gauche sur les réseaux, car je ne suis pas trop les médias, mais j’ai participé à plusieurs manifestations en soutien à la Palestine. C’était naturel pour moi d’y être. 

Les organisateurs lancent un die-in. L’effet de ce simulacre de mort lors duquel la foule est invitée à se coucher au sol, imitant le trépas, est saisissant. Plus un bruit ne s’entend dans la rue, pourtant grouillante de vie une seconde plus tôt. Même les passants se taisent. « Le RN au pouvoir, c’est notre mort », crie au mégaphone Allison, responsable de l’ambiance et de la tête du cortège, « la mort de toutes et tous ici, et rien d’autre ».

La Courneuve, 22 juin 2024. Trois personnes mises au pilori et le die-in derrière.
La Courneuve, 22 juin 2024. Trois personnes mises au pilori et le die-in derrière.

Trois silhouettes, la tête camouflée dans un sac, se placent devant la foule comme clouées à un pilori bardé des initiales RN. Chacune porte au cou sa pancarte. « Immigré⸱e », « musulman⸱e », « LGBTI », trois groupes sociaux ciblés par la politique de l’extrême droite. « Nous allons faire une minute de silence pour toutes les victimes des politiques racistes », poursuit la militante. « Et pour celles de Gaza », ajoute un manifestant allongé sur l’asphalte.

Queers de Palestine et des quartiers, même combat

« On est un mouvement antiraciste et antifasciste des quartiers populaires. Nous sommes pour la plupart des personnes racisées, on descend directement de l’immigration et de l’histoire coloniale », explique Gill, « alors la question de la Palestine nous touche dans nos identités ». Yanis, son collègue porte-parole de la marche, confirme ces similitudes avec la condition des queers palestiniens :

 On sait ce que c’est que d’être instrumentalisés. Nos quartiers, nos frères et sœurs sont identifiés comme des ennemis des LGBTQI+ pour justifier des politiques sécuritaires qui vont au final nous impacter nous aussi.

Un plaidoyer publié par le collectif Queers in Palestine, composé de personnes LGBTQI+ de la région, va dans son sens. Le pinkwashing israélien, technique visant à promouvoir cet état comme unique safe space 3 de la région pour les personnes queer, y fonctionne comme dans l’hexagone :

 Dans la continuité de son exploitation de longue date des politiques libérales d’identité, Israël instrumentalise les corps queer pour faire barrage à tout soutien à la Palestine […] et pour justifier la guerre et la répression coloniale, comme si leurs bombes, leurs murs d’apartheid, leurs armes, leurs couteaux et leurs bulldozers choisissaient leurs victimes en fonction de leur sexualité et de leur genre. 

Omar (pseudonyme) partage ce constat : « les Palestiniens et les personnes LGBTQI+ vivent les mêmes schémas d’oppression », explique le chercheur en neurosciences. « On les déshumanise d’abord, puis on nie leurs droits fondamentaux...et ça finit dans un paroxysme de violence comme on le voit aujourd’hui à Gaza. »

« Une intifada queer »

Une photographie l’a convaincu de suivre le chemin de la militance : un soldat israélien, sur les ruines fumantes de Gaza, tenant en ses mains le drapeau LGBT où est inscrit « Au nom de l’amour » en anglais, hébreu et arabe. « Avec probablement encore des cadavres sous ses pieds », lâche Omar, révulsé. « Voir cette déshumanisation des Palestiniens et cette instrumentalisation de la cause LGBTQI+, ça m’a donné envie de vomir. »

La première fois que la cause palestinienne l’a interpellé, c’était en 2018, à l’occasion de la Marche du Retour qui commémorait les 70 ans de la Nakba, qu’il évoque avec gravité :

 Les Palestiniens marchaient en non-violence, puis se sont fait tirer dessus. Des enfants visés à la tête, des morts par dizaines… J’ai compris que leur dignité, leur humanité même n’étaient pas reconnues par Israël. Ça m’a rappelé les émeutes de Stonewall. 

La révolte en 1969 de la clientèle de ce bar new-yorkais, principalement gay, lesbienne et trans, contre une police aux méthodes jugées humiliantes et violentes, est considérée comme l’acte fondateur des luttes LGBTQI+. « Cela a été un moment charnière où ils ont cessé d’avoir peur. Eux aussi étaient diabolisés, réduits au silence, ils n’avaient plus rien à perdre. Stonewall, je vois un peu ça comme une intifada queer », déclare Omar dans un sourire assuré.

La Courneuve, 22 juin 2024. Une pancarte contre le pinkwashing.
La Courneuve, 22 juin 2024. Une pancarte contre le pinkwashing.

Au même moment, le rassemblement touche à sa fin. Tout le monde est arrivé au parc de la Liberté qui, pour un instant, revêt l’apparence d’une utopie réalisée du vivre-ensemble. Cortèges gay, lesbien, bi, trans, juif, iranien, militants pour la Kanaky, contre le fascisme...Tous partagent ensemble la pelouse dans une ambiance festive mais paisible en cette douce fin d’après-midi du deuxième jour d’été.

Les prises de paroles débutent et un intervenant de l’association Urgence Palestine dénonce au micro l’extrême droite ainsi que le cynisme de la municipalité de Tel-Aviv, où la Gay Pride a été annulée : « En hommage aux otages », précise-t-il, « pas en opposition au génocide ». L’on n’a pas festoyé dans la station balnéaire israélienne mais ce sera le cas à La Courneuve. Après la marche se tiendra l’after où il sera possible de se restaurer, d’assister à la suite des discours, ou de danser, jusqu’au bout de la nuit. Pour oublier, au moins le temps d’une soirée, l’inquiétante urgence de l’époque.

1NDLR. Fait de dévoiler l’orientation sexuelle d’une personne sans son accord

2NDLR. Style de drag ayant la particularité de dépasser le genre avec l’incarnation de créatures. 

3NDLR. L’expression anglaise « safe space » désigne un abri dans lequel des personnes victimes de discrimination peuvent se réfugier. Il peut être traduit en français par « espace sécurisé » ou « zone neutre ».

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