De l’Algérie au Soudan, un nouveau souffle pour les printemps arabes

Ce qui se passe au Soudan et en Algérie n’est pas une répétition des printemps arabes, mais une vague qui apprend des leçons et des erreurs du passé.

Manifestation à Alger le 7 juin 2019
Ryad Kramdi/AFP

Les manifestations en Algérie et au Soudan redonnent aux printemps arabes un nouveau souffle, qui a été temporairement interrompu en 2012-2013 par l’établissement d’un axe contre-révolutionnaire comprenant Riyad, Abou Dhabi et Le Caire ; et par la transformation de certains soulèvements en guerres civiles, transformation amplifiée par la polarisation géopolitique de la région et soutenue par les États-Unis, Israël, l’Iran et la Russie.

Cependant, les soulèvements algérien et soudanais de 2019 ne se contentent pas de répéter les printemps arabes, ils l’étendent et l’approfondissent. Ils montrent que la sociologie de la résistance a changé. Ces fronts populaires ne sont pas seulement le produit de mouvements de jeunesse, ils sont aussi le fruit de fondations sociales profondes, transversales et interclasses. Les femmes y jouent également un rôle nettement plus important. Ces nouveaux acteurs rebelles ont tiré les leçons de l’année 2011 ; ils savent qu’il ne suffit plus de renverser des présidents. Maintenant, ils doivent se mobiliser contre des systèmes complexes de gouvernance qui impliquent les militaires, la bureaucratie et les factions conservatrices au sein même de l’État. Ils ne se limitent pas non plus aux mêmes espaces publics ; ils sont plus diffus.

L’armée, actrice centrale mais affaiblie

En même temps, les régimes algérien et soudanais, dont l’armée est l’actrice centrale, ont compris qu’il faut jouer avec de nouvelles règles.

Les deux révolutions ne pouvaient qu’aboutir à une impasse dans un premier temps : les forces sociales exigent une transformation politique totale qui se heurte à des autocraties résistantes. La meilleure stratégie de ces dernières consiste à désorienter leurs adversaires et à semer la peur. Les soulèvements algérien et soudanais incarnent donc une version moins romantique de l’esprit révolutionnaire évoqué par le premier printemps arabe. Le sort de ces affrontements entre régimes et opposition n’est pas déterminé par les seuls rêves et ambitions des manifestants, mais par les paramètres structurels qui définissent le cadre institutionnel, les conditions historiques et la configuration organisationnelle de chaque pays.

Si les avancées de l’État et de la société civile tunisiens ont été menées grâce à des associations civiques fortes et à une culture du constitutionnalisme, les politiques algérienne et soudanaise ont longtemps été définies par la place centrale de l’armée. Cependant, ces deux cas ne sont pas identiques et, dans leurs différences, on trouve une explication à leurs évolutions de plus en plus divergentes.

Les gardiens de l’État algérien

En Algérie, l’armée dirige le pays derrière une façade civile depuis 1965. C’est l’épine dorsale du pouvoir d’État. Cependant, elle n’est pas aristocratique comme en Égypte ; elle puise sa légitimité populaire dans la lutte anticoloniale et dans son rôle dans la libération nationale. Ce passé a contribué à la formation d’une armée unitaire, cohérente et professionnalisée. Si elle agit moins comme une caste sociale que comme une organisation fonctionnelle, certains généraux ont aujourd’hui des réflexes prétoriens et se considèrent comme les gardiens de l’État, donc au-dessus de tout reproche. De concert avec le Front de libération nationale (FLN) au pouvoir et par l’intermédiaire de ses services de sécurité, l’armée a renversé des présidents, convoqué des élections et dicté le rythme de la vie politique civile.

Cependant, si de nombreux généraux sont corrompus, l’armée algérienne n’a pas d’intérêts commerciaux autonomes, contrairement à l’Égypte, bien qu’elle échappe également au contrôle civil dans ses dépenses internes.

Dans le contexte algérien, l’armée occupe par conséquent une position unique. Elle se présente à la fois comme nationale et patriotique, symbolisant l’identité collective du peuple algérien tout en assurant la sécurité de l’État. Pourtant, elle a rarement gouverné ou même tué directement, préférant utiliser l’appareil de l’État et ses appendices institutionnels pour infliger la violence. Dans les années 1990 par exemple, elle a combattu contre les islamistes pendant la guerre civile, au nom de la sécurité nationale contre l’extrémisme religieux. Pendant ce conflit, elle n’a pas mené de batailles conventionnelles ; elle a plutôt encouragé des milices anti-islamistes et employé des « escadrons de la mort » paramilitaires. Cela explique aussi pourquoi les soldats hésitent à tirer directement sur les manifestants, contrairement à ce qui se passe en Égypte.

Les militaires éloignés du pouvoir

Cependant, un changement majeur s’est produit avec l’ère Bouteflika : le régime civil a réformé les institutions de l’État pour éloigner les militaires du pouvoir. Abdelaziz Bouteflika a retiré le contrôle des services de sécurité à l’armée, en y insérant des loyalistes et en créant une nouvelle classe d’oligarques grâce aux pétrodollars. Ainsi, le modèle algérien d’autocratie a fusionné la tactique de cooptation du makhzen marocain avec la politique de distribution rentière des royaumes du Golfe — deux systèmes qu’il a très bien compris.

En même temps, les élites dominantes du FLN et les partis légaux d’opposition ont été tellement attirés par ce système de maintien du régime qu’ils ont perdu toute crédibilité auprès du public, qui les perçoit comme des marionnettes de l’État. Ceci est prévalent dans beaucoup de pays arabes.

La société algérienne est cependant confrontée à une autre complication. Les violentes dépossessions subies dans le passé ont créé un ressentiment encore plus grand à l’égard d’un État qui n’est plus en mesure ni désireux d’offrir des possibilités économiques ou une voie politique. Ces dépossessions ont eu lieu à chaque génération, de la guerre d’indépendance à la crise économique des années 1980 en passant par la guerre civile des années 1990 et la répression du mouvement kabyle dans les années 2000. L’impératif sécuritaire de l’État durant tous ces épisodes a éviscéré la société civile algérienne, si bien que peu de syndicats, de mouvements étudiants et de groupes civiques ont pu s’affranchir du pouvoir étatique.

Un mouvement audacieux et sans leader

Cet écrasement de la société et les changements institutionnels effectués par la présidence Bouteflika aboutissent à la situation imprévisible actuelle. Le mouvement populaire algérien est à la fois très audacieux et sans leader. Il incarne un « dégagisme » épidermique, en ce sens que tout intermédiaire qui tente de négocier avec les militaires ou de s’emparer politiquement de l’opinion publique est instantanément discrédité en tant que valet de l’ordre politique existant. Ainsi, le mouvement cherche à formuler des revendications directes aux militaires durant ce moment de transition.

Inversement, l’armée algérienne se retrouve dans une situation difficile. Elle a écarté Bouteflika et arrêté nombre de ses acolytes pour apaiser la contestation populaire, mais elle refuse toujours tout scénario politique où elle ne serait pas au sommet du pouvoir, étant donné son rôle historique. Dans le même temps, elle est soumise à de fortes contraintes sans avoir, comme par le passé, la main sur les anciennes institutions de sécurité et de contrôle social. Elle n’a pas non plus l’habitude de gouverner aussi ouvertement sans une façade civile. Et, fait inédit, elle a été rejetée à deux reprises par la population : chaque élection présidentielle proposée pour mettre fin à la crise a été refusée par les manifestants, qui ont estimé qu’elle offrait une garantie insuffisante pour les changements futurs.

Il reste donc trois scénarios. Premièrement, l’armée peut sévir et affirmer ouvertement sa dictature comme en Égypte, bien que cela soit très improbable. Deuxièmement, elle peut se débattre dans les méandres institutionnels, mais la rue ne recule pas et ne semble pas vouloir lui offrir une sortie honorable. Troisièmement, elle peut attendre la lassitude des manifestations et proposer une solution hybride pour un nouvel ordre politique, en comptant sur la division de l’opposition, préservant ainsi sa place centrale dans le système. Cependant, les pressions ne feront que s’intensifier en faveur d’un changement significatif, et les militaires ne feront que retarder l’inévitable.

De son côté, le mouvement social devrait choisir des porte-paroles capables d’interagir avec l’armée pour la négociation d’un pacte qui préserverait initialement le domaine réservé des militaires en échange d’indiscutables garanties de changement démocratique immédiat et d’approfondissement des réformes.

Le chaos à Khartoum

Le scénario soudanais contraste fortement avec celui de l’Algérie en termes de paramètres structurels, ce qui rend plus compréhensibles les mesures de répression prises récemment. Trois grandes différences ressortent de la comparaison.

— Premièrement, l’armée soudanaise n’a pas le statut patricien et les gages nationalistes des forces armées algériennes. L’armée soudanaise est intervenue en politique à plusieurs reprises depuis les années 1950, mais pas uniquement pour protéger les intérêts de la nation. L’armée était plutôt l’un des nombreux concurrents politiques, aux côtés de différents partis et courants idéologiques qui cherchaient à s’emparer du soutien de l’opinion publique et à contrôler le pouvoir de l’État.

— Deuxièmement, l’armée n’est pas unifiée. Ses fortes divisions internes ont provoqué le chaos lors des plus grandes manifestations du mois d’avril 2019, et les troupes soudanaises se sont heurtées aux forces de sécurité d’Omar Al-Bachir. Après sa destitution, l’armée a opéré de nombreux remaniements internes alors que le Conseil militaire nommait de nouveaux dirigeants, licenciait les anciens et restructurait ses forces.

Une société civile active et autonome

— Troisièmement, contrairement à l’Algérie, la société civile et les organisations sociales soudanaises ont conservé une forte autonomie. Cela est en partie dû à l’héritage historique du pluralisme et de la politique partisane dans la lutte pour le pouvoir au Soudan, dans la mesure où différents courants concurrents, dont l’islamisme, ont souvent mobilisé les forces sociales pour assurer leur légitimité. Si le mouvement populaire soudanais est énorme, comme en Algérie, il a, de plus, bénéficié d’un encadrement clair de la part de syndicats professionnels et d’associations juridiques qui ont contribué à maintenir une forte pression sur les militaires pour qu’ils s’engagent en faveur de la démocratie.

La répression soudanaise, qui a été pernicieuse, s’explique mieux grâce à ces paramètres. Le soulèvement semblait plus dangereux pour l’armée en raison de son leadership plus fort, de son autonomie et de sa cohésion politique. L’armée soudanaise était et est toujours plus fragmentée et moins compacte. Cela explique aussi pourquoi le parti de la ligne dure au sein de l’armée était plus susceptible de se tourner vers les milices janjawid pour attaquer ouvertement les manifestants afin d’écraser le soulèvement.

La réaction de Riyad et d’Abou Dhabi

Tout comme les mouvements populaires et les régimes autoritaires ont appris des printemps arabes, le front contre-révolutionnaire dans le monde arabe en a aussi tiré des leçons. Il n’a pas attendu les avancées démocratiques, mais s’est activé rapidement pour écraser toute possibilité de transition politique. Au Soudan, le front dirigé par les Saoudiens a incité les janjawid à attaquer le mouvement de protestation. En Algérie, le même front a réagi à la démission de Bouteflika en poussant Khalifa Haftar et ses forces militaires en Libye à commencer leur campagne pour la conquête de Tripoli.

L’objectif de ce courant contre-révolutionnaire est de créer le chaos et d’empêcher tout changement politique positif dans la région qui pourrait ensuite se propager dans les centres autocratiques.

Les enjeux sont plus élevés pour l’axe contre-révolutionnaire que par le passé, et cela pour deux raisons. Premièrement, l’archétype égyptien de la dictature restaurée ne se répand pas dans toute la région et nécessite une répression intense pour simplement assurer sa survie. Deuxièmement, l’axe contre-révolutionnaire lui-même a une faiblesse fondamentale : Riyad. Le régime égyptien est prévisible, car il se concentre intérieurement sur la stabilité et la répression. Les dirigeants émiratis sont stratégiques et accompagnent leurs objectifs économiques à long terme par de subtiles interventions. Mais l’Arabie saoudite du prince héritier Mohamed Ben Salman s’est montrée maladroite dans l’exercice du pouvoir. Ses interventions brutales ont créé des schismes géopolitiques, des embarras diplomatiques et de graves catastrophes humanitaires.

L’exemple du Hirak au Maroc

Le front contre-révolutionnaire est maintenant dans une course contre la montre, et ne reculera devant rien pour atteindre ses objectifs. Il ne vise plus à créer des modèles de stabilité autoritaire, mais cherche plutôt à répandre l’instabilité. C’est à travers ce prisme qu’on peut partiellement comprendre l’insistance de Riyad pour pousser les États-Unis à la guerre contre l’Iran. Alors qu’au Soudan cette stratégie peut réussir compte tenu des fractures au sein de l’armée, elle risque fort d’échouer en Algérie à cause de l’ensemble des paramètres structurels décrits ci-dessus.

Plus généralement, elle échouera au Maghreb pour plusieurs raisons. Si l’axe contre-révolutionnaire prospère en exploitant les divisions politiques, il ne pourra utiliser ce levier au Maghreb où il n’y a plus de divisions idéologiques. L’islamisme a perdu de son attrait, avec de nombreux islamistes cooptés et d’autres simplement rejetés après la catastrophe de l’organisation de l’État islamique (OEI). La seule alternative politique islamiste sérieuse reste le parti Ennahda en Tunisie.

La dernière option possible pour Riyad est un soutien massif au salafisme, comme dans le cas du mouvement madkhali en Libye. Au Maghreb, il s’agit cependant d’une stratégie peu productive, parce que ces mouvements sont légitimistes par définition et se subordonnent à l’autorité des régimes en place. Soutenir les mouvements régionaux ne peut pas fonctionner non plus, car ils ne sont pas sécessionnistes. Le Hirak du Rif au Maroc, par exemple, cherche à trouver sa juste place au sein de la nation marocaine plutôt que de s’en séparer.

Les oppositions démocratiques au Maghreb n’ont plus réitéré l’erreur d’embrasser le populisme, qui peut être une autre source de clivage. Enfin — et c’est peut-être le plus important — les populations maghrébines ont développé ces dernières années des sentiments toujours plus anti-saoudiens, anti-émiratis et anti-égyptiens.

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