« Nous réclamons du pain, la liberté et la justice ». Durant des mois, ce slogan a été scandé par les Égyptiens sur la place Tahrir au Caire, mais pas seulement. À environ 240 kilomètres au sud de la ville, au centre du pays sur la rive ouest du Nil, se trouve Minya, la capitale de la Moyenne-Égypte. Par le passé, les 180 000 hectares de terres arables de la région ont représenté jusqu’à environ 6,5 % des terres cultivées en Égypte, produisant blé, coton, maïs, pommes de terre, canne à sucre et bananes. Désormais, les terres agricoles ont disparu. Minya s’est transformée en ville moderne, bétonnée, attractive. Un grand nombre d’agriculteurs appauvris a changé de profession, leurs revenus ne suffisaient plus à couvrir les besoins de leur famille.
Moussa L.1 a 56 ans. Ce fermier travaille dans le secteur agricole depuis qu’il est enfant avec son père. Il loue actuellement 8 093 mètres carrés et y cultive des légumes. « J’espère pourvoir disposer des engrais nécessaires pour cultiver mes terres et avoir une meilleure production », confie-t-il. L’agriculteur a rejoint une petite association d’agriculteurs de son village afin de travailler sur l’amélioration de la qualité de son travail. « J’achète avec d’autres collègues des fournitures agricoles pour économiser de l’argent et nous revendons ensemble nos cultures afin d’obtenir le prix le plus élevé. Ça nous permet d’être plus forts, ensemble, et de résister aux prix élevés et à la dévaluation de la livre égyptienne », termine le modeste paysan.
Petits agriculteurs de Minya
Lors de la révolution de 2011, l’Association de développement intégré de Minya (ADIM), l’une des ONG les plus expérimentées dans le domaine de l’agriculture biologique dont le CCFD Terre-solidaire est partenaire, a diligenté une étude sur la situation des petits paysans dans la région de Minya et Assiout en lien avec un expert de l’Université de Minya. Les recherches ont confirmé les conditions économiques défavorables des paysans, telles que la taille réduite des terres, un marché stagnant et un manque de soutien gouvernemental.
L’association a alors mis en place un projet dont l’objectif principal est de permettre aux paysans de s’organiser en dehors du grand syndicat officiel lié au gouvernement. L’ADIM aimerait désormais travailler sur des pratiques agricoles alternatives comme l’agro-écologie, qui n’est pas encore développée en Égypte. Nady Khalil, directeur de l’association, et Emad Mounir, chargé de projet, présentent leur programme : il concerne quatre villages et les habilite à collaborer avec des petits agriculteurs dont les exploitations couvrent moins d’un hectare.
L’agro-écologie consiste à respecter les cycles de régénération de la terre et à pratiquer l’agriculture sans produits chimiques afin de produire des aliments de qualité, sans contribuer au changement climatique et sans détériorer les sols. C’est une méthode économique : elle ne requiert en moyenne que la moitié des quantités d’eau par rapport à l’agriculture classique, grâce à des techniques telles que l’irrigation goutte à goutte qui permet aux sols de se régénérer en nutriments, tout en minimisant l’utilisation d’énergies fossiles et en réduisant les besoins en produits chimiques. Enfin, sa productivité peut atteindre jusqu’à deux à quatre fois celle de l’agriculture classique. Une pratique à explorer dans un pays aussi tributaire de l’agriculture que l’Égypte.
Les terres cultivées y représentent 3,4 millions d’hectares, soit au total environ 3,5 % de la superficie du pays. Cela ne suffit pas pour répondre aux besoins de la population du plus peuplé des pays d’Afrique (environ 88 millions d’habitants). L’Égypte importe en effet 60 % de ses céréales et de 75 à 90 % de ses produits alimentaires selon le ministère de l’approvisionnement et du commerce. Pourtant l’exploitation de vastes terres encore disponibles pourrait mener à l’auto-suffisance, mais les fonds et infrastructures manquent. L’État a abandonné son rôle de contrôle et ouvert le marché aux spéculateurs, rien ne protège les agriculteurs des fluctuations de prix mondiaux et aucun financement n’a été prévu pour éponger les pertes. Pis, en 2015, le ministre de l’agriculture Salah Helal a été contraint de démissionner après avoir été accusé d’avoir reçu des pots de vin de la part d’hommes d’affaires contre l’attribution de terres appartenant à l’État. La révélation de ce scandale avait fait plonger la bourse égyptienne et même mené à un remaniement de tout le gouvernement. Le débat public qui a suivi n’a toutefois pas changé la donne.
Une expérience difficile
D’autres facteurs expliquent cette crise du secteur. Les mesures sévères imposées par les politiques de la Banque Mondiale notamment ont favorisé l’agriculture intensive et industrielle aux dépens des petites structures considérées comme désuètes et ont fait disparaître certaines cultures, telles que le coton ou les haricots, peu compétitives sur les marchés mondiaux. Les agriculteurs vivant sous le seuil de pauvreté cherchent toujours des solutions pour maintenir leur production.
C’est à toutes ces difficultés que l’ADIM tente de trouver des solutions. « Nous faisons appel à la Faculté de l’agriculture de Minya afin de nous aider à sensibiliser la population au potentiel de l’agro-écologie ; pour les formations à la gestion de maladies qui affectent les cultures ; pour changer la perception de notre travail par les agriculteurs et pour les formations à la gestion de maladies qui affectent les cultures », précise Emad Monir. De nombreux exploitants travaillant avec l’ADIM sont en effet peu enthousiastes au premier abord et s’inquiètent en particulier de la rentabilité économique de cette méthode, ainsi que de la possibilité de promouvoir des produits biologiques dans un pays où les revenus couvrent à peine les dépenses de base.
Car les possibilités matérielles sont limitées pour les paysans, et le coût élevé de la transition biologique — qui nécessite une inscription, une homologation et des capitaux financiers — explique en grande partie la stagnation de la production. Les coûts de productions plus élevés sont un frein, les fournitures nécessaires n’étant pas produites localement et devant être importées, en particulier les graines, les semis et pesticides naturels. L’absence de marchés locaux dans les pays voisins et d’une vision claire globale bloquent aussi le développement de la filière.
Monir insiste : il comprend ces inquiétudes et il est nécessaire d’être patient. « Ces paysans réussissent à se maintenir malgré les troubles politiques depuis 2011. C’est une source d’anxiété et la distance avec la capitale, ainsi que le conflit entre le régime et les Frères musulmans, les éloigne un peu plus des préoccupations des dirigeants. Les seuls politiques qui expriment un intérêt leur rendent visite pendant les campagnes électorales, sans apporter de réel soutien ou porter leur voix à la capitale. »
Si l’agro-écologie n’est pour l’heure pas dynamique en Égypte, elle est une alternative déjà établie en Palestine.
L’agriculture sous le joug de l’occupation
De son côté, l’association Adel (« justice » en arabe), également partenaire du CCFD-Terre solidaire, tente de mettre en place des pratiques agro-écologiques en Palestine. L’agriculture biologique a commencé à se développer en Palestine au début des années 1990. « Nous en avions désespérément besoin pour plusieurs raisons. D’abord, l’occupation et le pillage de terres et d’eau par Israël ; puis les coûts réduits et la qualité de la nourriture », détaille Jihad Abdo, coordinateur de l’Adel.
En Palestine, les terres agricoles représentent quasiment un quart de la surface de la Cisjordanie et de la bande de Gaza. Selon des chiffres de 20122, on comptait 420 000 hectares, dont 380 000 hectares en Cisjordanie pour 40 000 hectares dans la bande de Gaza. Quelques 36,7 % des terres sont dédiées aux arbres fruitiers et oliviers, 12,5 % au maraîchage et 12,7 % aux champs de céréales selon le ministère de l’agriculture palestinien. Les produits agricoles représentent un quart des exportations palestiniennes, comprenant les olives, l’huile d’olive, les légumes, les fruits et les fleurs.
Dans la région, l’agriculture dépend de l’irrigation. Les nappes phréatiques et les ruisseaux sont les premières sources d’eau en Cisjordanie — cependant 82 % des nappes ont été confisquées par Israël, selon un rapport de la Banque mondiale de 20093. Les puits sont donc la source principale d’eau, à hauteur de 72,5 %, pompant 253,3 millions de mètres cube d’eau par an. L’eau commercialisée par l’entreprise israélienne Mekorot est la deuxième source, représentant 16,2 % de la consommation.
Le but de l’initiative de l’Adel : développer un marché domestique pour résister à l’occupation israélienne et à la fois garantir la présence des Palestiniens et assurer leur sécurité alimentaire alors qu’Israël mène une politique de colonisation de plus en plus féroce. Concrètement, l’organisation promeut l’agriculture écologique à Ramallah et dans les territoires occupés de la Cisjordanie, et soutient les populations pauvres via différents programmes de développement dans les zones rurales. L’association soutient des agriculteurs et des coopératives et commercialise les produits dans une boutique à Ramallah et dans plusieurs marchés de Cisjordanie. L’organisation propose également des formations pour préparer les terres et les engrais nécessaires et « travaille pour trouver le prix juste pour le consommateur, qui permette au producteur de maintenir son activité », poursuit Abdo.
Empêchés d’accéder à leurs terres
Les faibles rendements agricoles et les politiques israéliennes qui sapent le secteur placent l’agriculture dans une situation difficile. Les politiques et investissements focalisent leur attention sur d’autres secteurs économiques tels que l’industrie et les services. Alors de nombreux travailleurs agricoles palestiniens sont obligés de travailler en Israël. En réponse, l’Adel propose des possibilités d’entrée dans le marché palestinien. Pour Jihad Abdo, « cela procure des revenus aux personnes et produit des biens palestiniens compétitifs. C’est une occasion importante d’assurer un futur plus sûr pour nous et pour nos enfants, et aide à lutter contre le chômage des jeunes dû à l’occupation. »
Il ne manque pas de dénoncer « les checkpoints et les militaires ainsi que les colons qui empêchent parfois les agriculteurs d’accéder à leurs terres. Les cultures sont souvent détruites ou appropriées. Les structures et les obstacles mis en place par l’occupation freinent notre travail. »
Les prélèvements imposés par l’Autorité palestinienne constituent un autre frein. Les politiques ne prévoient aucune exonération pour les agriculteurs palestiniens et augmentent les prix de l’eau et de l’électricité, tout en empêchant les exploitants de creuser des puits sur leurs terres. Tout cela fait monter les prix, ce qui empêche les produits palestiniens d’être compétitifs. Les produits israéliens dominent le marché. « Quand nous produirons assez de nourriture, même le boycott d’Israël sera plus facile », assure Jihad Abdo.
Si les cas de l’Égypte et de la Palestine sont bien distincts, l’importance du secteur agricole est souvent sous-estimée en raison de l’actualité politique. Pourtant les deux sont indissociables tant la stabilité et l’émancipation des populations en dépendent.
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