« Le mardi matin, ils ont mis les vieillards dans un camion, les femmes et enfants dans un autre. On nous a conduits dans un stade de football où il y avait plein d’Omanais et d’Arabes parqués. Les hommes ont tous été envoyés en prison. Certains véhicules n’ont jamais atteint le stade. Ceux-là ont tous été tués ». Mohamed Issa Salim Al-Rawahy n’était qu’un enfant lorsque la révolution éclate à Zanzibar le 12 janvier 1964, mais il n’a rien oublié.
Ce matin-là, plusieurs centaines de révolutionnaires panafricanistes chassent le sultan arabe omanais, Jamshid Ben Abdallah. Sous dynastie omanaise depuis 1698, l’île s’était détachée du sultanat en 1862, restant cependant sous le contrôle et entretenant des liens privilégiés avec le homeland omanais.
Les élections de 1963 avaient fait naître une profonde frustration dans la population africaine de Zanzibar. Le Parti nationaliste de Zanzibar (ZNP) était demeuré majoritaire au Parlement bien que les populations arabophones fussent largement minoritaires. La toute nouvelle monarchie constitutionnelle dirigée par le sultan Jamshid Ben Abdallah semble alors en passe de préserver la mainmise omanaise sur l’île. Mais cette domination arabe exacerbe les rancunes. En janvier 1964, des massacres menés principalement par John Okello, un Ougandais figure du Parti Afro Shirazi (ASP) visent principalement les propriétaires terriens et les riches commerçants originaires de la péninsule Arabique ainsi que leurs relais indiens. Le bilan oscille entre 5 et 15 000 victimes.
« Tout le monde a perdu quelqu’un »
Madny Al-Baky reçoit dans sa propriété de Mascate. L’homme est artiste. Les murs de sa spacieuse maison sont couverts de peintures évoquant des paysages balnéaires, mer limpide et sable blanc. « C’est Zanzibar », sourit-il fièrement. Le 12 janvier 1964, il vient d’avoir 4 ans. Et pourtant, Madny se souvient précisément de ce jour-là. « Une bande de quinze individus armés est passée devant la maison. Certains donnaient des consignes comme : ‘tuez les Omanais ’ ». Sa tante, capturée et découpée à la machette, n’a pas survécu. « Ils lui ont ouvert le ventre et ont sorti le bébé [qu’elle portait] », affirme-t-il. Ibrahim Noor Sharif Al-Bakry, son cousin, le dit amèrement : « Tout le monde a perdu quelqu’un… Je me souviens d’un homme abattu sur la plage qui n’est pas mort sur le coup. Pendant trois jours, nous l’avons entendu crier : " Aidez-moi, aidez-moi ” ». Ibrahim ne veut pas employer le mot de massacre ou de révolution. « C’était un génocide ! », martèle-t-il.
Un ancien membre du ministère de la défense reçoit dans sa propriété en périphérie de la capitale. L’homme fait le tour de sa ferme où il collectionne oiseaux rares, tortues, chevaux, chiens et dromadaires. « Après l’enfer que j’ai vécu à Zanzibar, j’avais besoin d’un paradis comme celui-ci pour me soigner. Il hésite. Ce qu’ils nous ont fait est terrible… Quand j’y repense, j’ai envie de dire des choses violentes et tristes. Si j’en avais le pouvoir… je retournerais à Zanzibar et je tuerais tout le monde. Ils ont pris mon père, l’ont pendu… »
Pour sa famille comme pour environ 50 000 personnes s’en est suivi un long et douloureux exode. Ces Arabes, principalement venus du Yémen et d’Oman, avaient migré au XVIIIe et XIXe siècles en Afrique de l’Est, ont fui leur île dans la précipitation, mais gardé le nom de zinjibari (ceux qui viennent de Zanzibar). « On a quitté notre propriété de campagne avec rien, sans argent, sans vraiment s’habiller, en pensant que la situation se réglerait en quelques jours. Mon père n’a jamais imaginé que la révolution durerait », se rappelle Mohamed Issa Salim Al-Rawahy.
Un exil dans le sultanat d’où ils sont fréquemment originaires n’est pas envisageable. Said Ben Taimour, monarque autoritaire et père de l’actuel sultan Qaboos, n’est alors pas favorable à l’accueil de cette population bourgeoise, éduquée et qualifiée. La chercheuse Nafla S. Kharusi, dans son rapport Identity and Belonging Among Ethnic Return Migrants of Oman, décrit un sultanat d’Oman « fermé au monde extérieur et médiéval ». « À la suite de la révolution de Zanzibar, la majorité des zinjibari Omanais ont préféré se rendre dans des pays comme la Grande-Bretagne, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, plutôt que dans leur patrie ancestrale […] considérant le retour en Oman comme une régression vers la pauvreté et la maladie ».
« Trop occidentaux et antipatriotiques »
Lorsqu’il arrive au pouvoir en juillet 1970, le sultan Qaboos veut moderniser son pays et souhaite s’appuyer sur la diaspora zinjibari exilée. Il publie une directive l’appelant à venir à Oman construire la nation. Après des études au Caire, Hareth Al-Ghassani pose pour la première fois ses valises en 1978. Son pays ancestral fourmille d’opportunités. Sans avoir même terminé ses études secondaires, Hareth est embauché par la compagnie pétrolière nationale Petroleum Development of Oman (PDO) : « C’était grâce à mon éducation de base en Afrique ». L’homme reprend ses études plus tard et obtient un doctorat à Harvard, aux États-Unis.
Principalement issus de tribus des régions d’Al-Charqiya et du gouvernorat d’Al-Dakhiliya, les zinjibari font alors leur retour progressif. Ils obtiennent des passeports omanais et occupent progressivement des postes importants dans les secteurs politique et économique. « Les zinjibari se distinguent par leur langue le swahili et, pour beaucoup, par leur manque de maîtrise de l’arabe ou par leur accent. Beaucoup, cependant, maîtrisent l’anglais, ce qui contribue à leur réussite professionnelle dans divers domaines », précise Nafla Kharusi. En dépit des différences, leurs tribus ancestrales accueillent avec fierté cette main d’œuvre qualifiée. Mais, progressivement, une césure se crée avec le reste de la population qui juge ces zinjibari « trop occidentaux », « étrangers aux traditions » et même « antipatriotiques ».
L’arrivée de Madny Al-Bakry à Oman en 1974 est un choc : « J’ai pensé que cet endroit n’était pas fait pour les êtres humains. Il n’y avait rien ! Il n’y avait qu’une seule route de Mascate à l’aéroport, très peu de voitures et pas de taxis. Le racisme que j’avais vécu à Zanzibar, je l’ai expérimenté aussi à Oman ». L’artiste décrit des procédures administratives à rallonge, des remarques et regards dégradants. « Ils pensaient sûrement que nous étions venus de Zanzibar pour prendre leurs emplois ». Le « retour » dans cette terre inconnue pour eux ne fut pas simple. « J’ai toujours su que j’étais d’Oman, mais nous n’avions jamais pensé devoir revenir ici. Nos racines sont très lointaines… », précise Hareth Al-Ghassani.
Aujourd’hui, près de 100 000 Omanais auraient des origines zanzibaries et d’Afrique de l’Est, soit près de 5 % de la population du sultanat. « Le racisme existe toujours, mais il est en train de disparaître parce que nos enfants sont nés ici et ne peuvent donc plus être discriminés », estime Madny.
La responsabilité de l’esclavagisme
Peu de ces exilés sont depuis revenus à Zanzibar. Ceux qui y retournent expliquent avec regret ne plus reconnaître leur île. « La première fois que je suis rentré à Zanzibar, c’était il y a 18 ans. Je voulais rester trois mois, mais mon cœur ne pouvait le supporter. Je suis parti au bout de trois jours ». Amer, Ibrahim Noor Sharif Al-Bakry fait référence aux grandes propriétés abandonnées par les riches familles omanaises et récupérées par les révolutionnaires. « Ils ne les ont pas entretenues… Regardez les citoyens de Zanzibar, ils ne reçoivent plus rien de cet État… ». Hareth Al-Ghassani, quand il lui arrive de retourner dans son pays natal, s’y sent « déshumanisé. Je ne me sens pas accepté ou respecté là où je suis né. Les locaux viennent mendier ou essayent de m’arnaquer comme si j’étais un touriste ou un étranger… »
Outre le sentiment de gâchis, associé à leur nostalgie d’une époque révolue, les zinjibari portent également la lourde culpabilité de l’esclavagisme. Ibrahim Noor Sharif Al-Bakry ne l’accepte pas et ne cesse de minimiser l’importance de ce marché. Pourtant Zanzibar était bien un pôle majeur du commerce d’esclaves au sein de l’empire omanais. La quasi-totalité des 800 000 esclaves africains envoyés dans le Golfe dans la seconde moitié du XIXe siècle, et jusque dans les années 1930, ont été capturés en Afrique de l’Est. « Les Arabes n’ont que peu participé à ce commerce si vous comparez aux Portugais ! Et ceux qui avaient des esclaves les appelaient “perles’’ », poursuit Ibrahim Noor dans une tentative de réécriture de l’histoire. Ce professeur à la Sultan Qaboos University considère que la propagande anti-arabe mise en place par les révolutionnaires zanzibaris après 1964 perpétue la haine et la défiance envers les exilés. « Dans les livres scolaires où on parle d’esclavagisme, ils ont remplacé le négrier occidental par le négrier arabe », poursuit Ibrahim Noor.
Selon une étude dirigée par Okawa Mayuko, professeure associée à l’université japonaise de Kanagawa, l’esclavage est « totalement absent des manuels omanais ». Pour la chercheuse, cela « révèle une stratégie de l’actuel gouvernement pour dissimuler l’esclavage ». Hareth Al-Ghassani exprime un point de vue plus modéré sur la responsabilité omanaise : « Vous ne pouvez pas nier que des Omanais et des Arabes ont été impliqués dans l’esclavagisme. Mais il y a aussi les Indiens qui ont financé ce commerce et les chefs africains qui les ont capturés. Le blâme ne devrait pas être attribué aux seuls musulmans omanais arabes ».
Reprise d’une liaison aérienne
Malgré une histoire commune sanglante et un rapport encore douloureux des zinjibari à leur île, Oman n’a pour autant pas coupé les ponts. En septembre 2017, Sultan Qaboos offrait à Zanzibar une grande mosquée capable d’accueillir 1 600 fidèles. Le président Ali Mohammad Shein avait salué le geste du sultan le jour de son inauguration : « Je remercie Sa Majesté le sultan pour la construction de ce grand édifice islamique. C’est un bâtiment magnifique et spacieux qui profitera au peuple ». Selon l’Oman Investment Holding, Mascate aurait investi, depuis 1964, 500 millions de dollars (450 millions d’euros) au Zanzibar pour différents projets économiques, sociaux, culturels et touristiques. Oman se place ainsi au troisième rang des pays investisseurs, juste derrière les États-Unis et le Kenya.
Pour renforcer ce lien économique, Oman Air, la compagnie nationale, a établi une liaison directe avec l’île depuis 2011. Dans une interview accordée au Times of Oman en 2016, Hafsa Mbamba, directrice générale de Destination Zanzibar, une importante entreprise touristique locale, estimait que « les Omanais regardent surtout Zanzibar à travers un prisme historique et non pas comme une destination touristique. Nous aimerions davantage promouvoir ce côté-là. Autrefois, Oman et Zanzibar entretenaient des liens historiques et commerciaux forts. Nous souhaitons faire renaître ces liens au nom du tourisme ».
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