« Je me moque de cette destruction, mais je rêve quand même de pouvoir vivre en sécurité », affirme dans un mélange d’indifférence et d’espoir Ayed Abou Hmeid, 17 ans, victime de la destruction de la maison dans laquelle il a vécu toute sa vie.
Le 15 décembre 2018, près de 150 soldats de l’armée israélienne envahissent en pleine nuit le camp de réfugiés Amari, à l’est de Ramallah en Cisjordanie occupée. Aux alentours de 9 h du matin, les soldats démolissent la maison de la famille Abou Hmeid. En violation du droit international, cette démolition constitue un cas significatif de punition collective. Elle interroge sur l’efficacité d’une telle méthode.
Latifa Abou Hmeid, septuagénaire et propriétaire de la maison détruite, compte quatre de ses fils emprisonnés en Israël, tous condamnés à vie (ils cumulent 18 condamnations à perpétuité) pour le meurtre d’officiels ou de civils israéliens commis entre les années 1990 et le début des années 2000.
Le 24 mai 2018, Islam, cinquième fils de la famille, est accusé d’avoir jeté un bloc de ciment sur un soldat israélien depuis le toit d’un bâtiment dans le camp de réfugiés où sa famille et lui habitent. Le soldat succombera à ses blessures à l’hôpital. C’est l’acte à l’origine de la démolition de la maison familiale près de sept mois plus tard.
Cette troisième destruction — la première est survenue en 1991 et la deuxième en 2003 — a contraint au déplacement 4 familles (23 personnes dont 6 enfants) de leur maison environnante en raison de la force de l’explosion ; une double peine.
Ce type d’agissement commis par les autorités israéliennes est sanctionné par la quatrième Convention de Genève (1949), qui stipule à l’article 33 :
Aucune personne protégée ne peut être punie pour une infraction qu’elle n’a pas commise personnellement. Les peines collectives et de même toutes les mesures d’intimidation ou de terrorisme sont interdites.
Dans ces terres chargées d’histoire, il n’est pas inutile de rappeler que le Deutéronome, considéré comme le dernier livre de la Bible hébraïque, avertissait :
On ne fera point mourir les pères pour les enfants, et l’on ne fera point mourir les enfants pour les pères ; on fera mourir chacun pour son péché. (24:16)
Semer la division
Les médias palestiniens ont largement traité de cette démolition brutale et hautement symbolique, venant punir toute une famille pour le supposé meurtre commis par un seul individu. Au fil des années, Latifa Abou Hmeid, la mère des martyrs, est devenue l’archétype médiatique de la résistance passive1 aussi bien que de la résistance active à travers ses fils.
Dans le cas particulier de la famille Abou Hmeid, on peut s’interroger sur l’efficacité des démolitions punitives infligées par Israël aux Palestiniens de Cisjordanie. L’État justifie parfois les démolitions de structures résidentielles au prétexte qu’elles sèment la division au sein des familles et dissuaderaient ses membres de commettre à leur tour des violences. Une stratégie de la peur en quelque sorte.
Ayed Abou Hmeid, petit-fils de Latifa, semble pourtant démentir ses arguments ; « Je ne m’inquiète pas de ce qui s’est passé. Maintenant, ma famille et moi nous nous sentons forts ! » affirme-t-il, debout sur un grand tas de gravats et regardant son ancienne chambre couverte de décombres. « Nous sommes plus unis que jamais et sommes derrière Islam. Pour nous, son geste n’est qu’une réponse à la violence que nous subissons », ajoute-t-il, non sans une certaine expression de fierté.
Pour Shawan Jabarin, directeur général de l’organisation de défense des droits humains Al-Haq2 dans la culture palestinienne, « la maison occupe une place centrale qui représente pour chaque famille ses racines, l’assurance d’avoir un espace à soi ; c’est ce que vise Israël. Ils agissent pour nous faire partir, mais ça nous ancre encore plus sur nos terres ».
En 2018, selon le dernier rapport de la Commission de résistance à la colonisation et au mur de séparation (CRCS), organe de l’Autorité palestinienne (AP), neuf démolitions d’habitations — dont le gouvernement israélien assume qu’elles sont des punitions collectives — sont intervenues. Ces neuf habitations étaient toutes situées en zone A, sous contrôle de l’AP, laissant temporairement sans toit près de 80 personnes dont 22 enfants. « C’est la petite partie visible, ajoute Shawan Jabarin, et hautement symbolique, d’une politique tacite bien plus vaste ».
Au total en 2018, selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs, OCHA) des Nations unies, 459 constructions palestiniennes (habitations, magasins, etc.) ont été détruites, dont près de la moitié se trouve à l’est de Jérusalem, faute de permis de construire si difficiles à obtenir3.
Le directeur de la publication et de la documentation de la CRCS, Qassem Awad, déplore une recrudescence des démolitions ces dernières années. « C’est une autre forme de punition collective inavouée, car elle se cache derrière la loi en prétextant l’absence de permis », explique-t-il. Ces démolitions sont en augmentation de 10 % par rapport à 2017, selon l’OCHA.
Plus de violence, plus de colère, plus de frustration
Hisham Kadoumi, conseiller auprès de la CRCS, tient à souligner qu’il existe de nombreuses autres façons de punir collectivement la population palestinienne. Il cite notamment le blocus de Gaza qui touche près de deux millions de personnes depuis 2007, les 700 kilomètres du mur de séparation (appelé « clôture de sécurité » par l’État israélien), les 300 points de contrôle en Cisjordanie ou la révocation de permis de séjour ou de travail en Israël pour l’entièreté de la famille d’un criminel.
Globalement, ces punitions collectives « apportent plus de violence, plus de colère, plus de frustration, s’indigne Hisham Kadoumi, quand on va sur le terrain, les personnes qui viennent de perdre leur maison sont pleines de rancœur ». « Pourquoi l’armée israélienne ne démolit-elle pas les maisons de colons qui ont perpétré la violence contre les Palestiniens ? », pointe-t-il en critiquant la justice à géométrie variable israélienne. Les attaques israéliennes contre des Palestiniens ont pourtant triplé en 2018, rapporte le journal israélien Haaretz.
Selon Bader Araj, docteur en sociologie politique et professeur assistant à l’université de Birzeit, « 67 % des attaques suicidaires palestiniennes depuis la deuxième Intifada sont motivées par une sévère répression israélienne [[« Palestinian Suicide Bombing Revisited : A Critique of the Outbidding Thesis », Political Science Quarterly, Vol. 123, No. 3, 2008. ». Il confirme que « les punitions collectives et notamment les démolitions punitives font bien sûr partie de cette répression et impliquent de plus en plus de Palestiniens dans la lutte ». L’exemple de Latifa Abou Hmeid et de la « radicalisation » de ses cinq fils peut servir d’éloquent témoignage de la spirale vicieuse de la violence et de la répression qui débouche sur une violence accrue.
Pour Shawan Jabarin, « Israël est le seul État au monde à faire [des démolitions de maisons] une politique à part entière ».
Les origines « légales » d’une politique
En 1945, le gouvernement britannique adopte le règlement de défense d’urgence (Defense Emergency Regulation), rédigé en 1937, un an après le début de la Grande Révolte arabe. Celui-ci prévoit la création de tribunaux militaires et encadre en particulier la confiscation et la démolition de biens dans son article 119. En mai 1948, l’État israélien décide, une semaine après sa création, d’adopter ce règlement par ordonnance.
En 1951, en assemblée plénière, le Parlement israélien déclare que le règlement de défense d’urgence adopté trois ans plus tôt met en péril les principes fondamentaux de la démocratie, et demande son abrogation. La Commission parlementaire des lois, de la justice et de la Constitution refuse.
Après la guerre israélo-arabe de 1967, le gouvernement militaire des territoires occupés de Cisjordanie émet un ordre militaire venant geler la situation juridique. Après quoi, la réglementation de la défense sera utilisée extensivement pendant près de quatre décennies, en particulier avec l’aide de la Cour suprême d’Israël qui élargira le champ d’interprétation de l’article » 119 afin de permettre une plus large application (voir la frise chronologique réalisée par l’ONG Hamoked retraçant l’évolution de cette réglementation). Des milliers d’habitations palestiniennes seront alors réduites en gravats avec l’assentiment de l’appareil judiciaire.
En novembre 1979, la Cour Suprême israélienne autorise l’application de punitions collectives, telle que la destruction de structure palestinienne en Cisjordanie, à des fins de dissuasion.
Un comité militaire israélien dirigé par le général d’armée Ehud Shani recommande en 2005 de mettre fin à la démolition de maisons comme moyen de dissuasion et affirme que « les forces de défense israéliennes […] ne peuvent pas franchir la ligne de la légalité, encore moins la ligne de la légitimité ».
Shaul Mofaz, ministre israélien de la défense, décide de prendre en compte cette recommandation. De fait, les démolitions punitives de maisons sont gelées entre mars 2005 et juillet 2008 et entre mai 2009 et mai 2014. Elles reprennent à l’occasion de l’agression contre Gaza en 2014.
« Ils ne voient que le court terme »
Ce renouveau est le signe qu’« Israël n’apprend pas de l’histoire et n’a pas de pensée stratégique ni de dirigeants stratèges, ils ne voient que sur le court terme » vitupère Shawan Jabarin. Il fustige l’hubris (la démesure) à l’origine de cette politique des démolitions punitives et la dialectique à l’œuvre ; soulagement éphémère d’un côté, haine durable de l’autre. « Israël prétend agir pour la sécurité, mais ça ne peut que créer que l’inverse », conclut-il.
Après plus de quatre décennies de démolitions punitives, la mécanique institutionnelle israélienne s’est huilée. « L’exécutif décide des démolitions, l’armée exécute, la justice légifère » déplore Hisham Kadoumi en insistant sur la systématisation de ce qui doit dès lors être appelé une politique.
Pour autant, l’expérience montre, notamment avec les trois démolitions de la maison des Abou Hmeid étalées sur trente ans, que cette vision brutale ne fait que renforcer la détermination des Palestiniens à se battre. « Quand mes oncles ont vécu la première destruction de notre maison en 1991, ça les a déterminés à agir », soutient Ayed Abou Hmeid. Une détermination « souvent rehaussée d’un niveau de violence, pour compenser l’injustice dont ils sont victimes » assure Bader Araj.
Contrairement à la dissuasion proclamée et recherchée par Israël, cette politique semble motiver certains Palestiniens à retourner la violence et l’injustice dont ils souffrent. Ceux qui y perdent la vie ou qui finiront en prison deviennent alors des martyrs aux yeux de tout un pan de la population palestinienne, dont une partie importante de la jeunesse qui voit en eux un modèle de résistance.
Les dirigeants israéliens semblent enfermés dans une situation de pure contradiction par un manque cruel de réflexion sur les effets de leur politique de démolition punitive.
Dans un avenir proche, l’espoir d’observer une accalmie dans les démolitions punitives est faible. Shawan Jabarin, craignant même une intensification de cette politique, argue que « sur le plan politique, Benyamin Nétanyahou gagne presque tout et ne veut pas céder à sa droite ». La volonté de créer un Grand Jérusalem — plan qui prévoit l’annexion d’une trentaine de colonies à l’est de la ville — pourrait aussi être une source de motivation.
« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », écrivait Bossuet. Tout donne à penser que l’État israélien se trouve ici dans cette situation logique et paradoxale.
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1Cette forme de résistance est appelée soumoud, signifiant la stabilité dans la résistance.
2ONG récipiendaire du prix des droits de l’homme de la République française décerné en décembre 2018.
3Les permis de construire décernés par Israël pour les territoires palestiniens en zone C et à l’est de Jérusalem coûtent plusieurs dizaines de milliers d’euros, sont longs à obtenir — entre 5 à 10 années d’attente —, et 9 sur 10 sont refusés.