L’achat par l’Égypte des deux Mistral que le gouvernement français a refusé de livrer à la Russie soulève plusieurs questions. Autant la vente à ce pays de frégates de type Gowind et Fremm ou d’avions de combat Rafale contribuent à la modernisation de l’armée égyptienne sans en modifier le champ des capacités d’action, autant il en est tout autrement s’agissant des Mistral.
Qu’est-ce qu’un Mistral ? À quoi sert-il ? Ce que la défense française appelle « bâtiment de projection et de commandement » (BPC) — nom peu évocateur pour le commun des mortels — est un porte-hélicoptères et d’assaut amphibie (Landing Helicopter Dock, LHD selon la nomenclature de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord — OTAN). En France, avec une capacité d’emport d’hélicoptères qui passe de 4 à 16, il a remplacé les vieux bâtiments d’assaut amphibie de la classe Siroco. Depuis leur mise en service dans la marine française qui en possède trois — le Mistral (2006), le Tonnerre (2007) et le Dixmude (2012) —, ces navires ont été utilisés dans diverses situations réelles : porte-hélicoptères de combat lors des opérations en Libye en 2011, secours aux populations sinistrées par le tsunami dans l’océan Indien en 2008, évacuation de ressortissants au Liban en 2006 lors de la guerre israélo-libanaise.
Ce qui caractérise avant tout ces navires est le fait de pouvoir débarquer sur une côte jusqu’à 500 fantassins et une cinquantaine de blindés lourds — ou plus de 100 blindés légers — avec des péniches de débarquement qu’il transporte dans ses flancs ; l’ensemble accompagné d’hélicoptères de combat. Bref, c’est avant tout un outil maritime à long rayon d’action d’offensive à terre. Autant ce type de bâtiment est conforme aux ambitions connues des États-Unis, de la France ou de la Russie en matière de capacités militaires, autant pour l’Égypte il constitue une franche évolution dans ce domaine. Ce pays possédait bien déjà quelques bâtiments de débarquement, fournis jadis par l’URSS, mais de très faible capacité, sans commune mesure avec ce que permet un Mistral.
Pour Riyad, renforcer le « front sunnite »
Quelle ambition nourrit donc le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi ? L’implication militaire de l’Égypte contemporaine loin de ses frontières offre peu d’exemples. Gamal Abdel Nasser était intervenu militairement dans la guerre civile du Yémen du Nord entre 1962 et 1967, intervention qui coûta 25 000 morts à son armée. Depuis la signature du traité de paix avec Israël en 1979, l’Égypte, entrée dans l’orbite des États-Unis, a participé à la guerre contre l’Irak de 1990-1991. L’important volume de son contingent déployé à cette occasion en Arabie saoudite (40 000 hommes) portait alors l’espoir d’un arrangement de sécurité entre les six monarchies du Conseil de coopération du Golfe (CCG) d’une part, l’Égypte et la Syrie d’autre part. Cet arrangement, énoncé en mars 1991 par les trois parties et provoqué par le traumatisme au sein des monarchies du Golfe du fait de l’invasion éclair de l’armée irakienne le mois d’août précédent, prévoyait la création d’une force arabe intégrée de 100 000 hommes autour d’un noyau de 60 000 Égyptiens et Syriens. L’échange « soutien économique contre soldats » entre le CCG et ces deux pays fut cependant abandonné immédiatement. Les monarchies du CCG considéraient en effet que l’architecture de sécurité élaborée au même moment par Washington (prépositionnement d’armements pour un déploiement rapide, maintien de la présence navale dans le Golfe) garantissait mieux leur défense que de provoquer l’Iran avec une coalition militaire arabe dirigée par l’Arabie saoudite.
Aujourd’hui, en réaction au recul de l’activisme militaire américain dans la région, le roi Salman s’efforce de créer un « front arabe sunnite » face à l’Iran. La confiance des Saoudiens à l’égard des États-Unis s’est en effet fortement dégradée. Le « lâchage » d’Hosni Moubarak par les Américains au début de 2011, puis leur renonciation de dernier instant à bombarder l’armée syrienne après l’attaque chimique d’août 2013 dans la banlieue de Damas ; enfin l’ouverture faite à l’Iran avec l’accord sur le nucléaire, ont été très mal vécus à Riyad, et c’est un euphémisme. Pour le nouveau monarque saoudien, l’Iran « libéré » de son endiguement passe au premier rang de ses priorités, avant même la menace que représentent l’organisation de l’État islamique (OEI), Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA), voire même l’islam politique et les Frères musulmans. La farouche opposition de l’Arabie saoudite à la solution proposée en Syrie par Vladimir Poutine, qui laisserait quasi intact, au nord et à l’est du royaume, l’« arc chiite » de Beyrouth à Téhéran en passant par Damas et Bagdad, est ainsi non moins forte que sa détermination à détruire par les bombes le mouvement houthiste au Yémen, considéré comme un pion de Téhéran.
Le front sunnite voulu par l’Arabie saoudite est déjà concrétisé dans la coalition qu’elle dirige au Yémen : Maroc, Soudan, Égypte, Jordanie sont joints aux quatre autres régimes sunnites du CCG1. Dans ce front arabe sunnite, l’Égypte tient une place prépondérante. Le Caire ne possède pas les armements les plus avancés au plan technologique — en comparaison de ce que peuvent s’offrir les monarchies du CCG —, mais cette faiblesse relative est compensée par des ressources humaines autrement plus fournies que celles, rares et peu motivées par l’uniforme, des monarchies du Golfe. Dans le domaine maritime, l’Arabie saoudite éprouve ainsi d’énormes difficultés à maintenir une flotte opérationnelle de navires hauturiers, malgré les milliards de dollars dépensés au plus grand bénéfice des chantiers navals français. En comparaison, l’Égypte, qui possède la plus importante flotte de la région, ne manque pas de main d’œuvre qualifiée et surtout possède une longue tradition maritime. Dans la campagne militaire que mène actuellement l’Arabie saoudite au Yémen, la participation de la marine égyptienne est déterminante dans le blocus naval mis en place au large des côtes yéménites.
Une alliance objective, des intérêts bien compris
Arrière-cour stratégique de l’Arabie saoudite au plan géographique face à l’Iran, l’Égypte l’est aussi au plan militaire. C’est l’une des deux grandes raisons — l’autre étant de mettre à bas, dans un pays arabe, une conquête du pouvoir par les Frères musulmans par les urnes et après une révolution — qui avaient poussé Riyad (ainsi qu’Abou Dhabi) à soutenir de tout son poids le coup d’État du maréchal Sissi, afin de remettre le Caire dans son orbite. Le renforcement de l’armée égyptienne et de ses capacités à se projeter dans la région est donc dans les intérêts stratégiques de l’Arabie saoudite. Le « succès » de la France dans les contrats Rafale, frégates Gowind et Fremm, ainsi que des bâtiments d’assaut amphibie Mistral est à comprendre dans ce cadre. Sans un financement en arrière-plan de l’Arabie saoudite au profit de l’Égypte, ils n’auraient pas pu exister. Certes, Washington a repris son aide financière au profit de l’armée égyptienne, mais la traduction concrète de celle-ci passe au filtre de ce que les États-Unis considèrent utile selon leurs intérêts sécuritaires dans la région — et ceux d’Israël — , et non pas de celui des ambitions du maréchal Sissi ou de la monarchie saoudienne. Si le maréchal Sissi cultive le souvenir de Nasser et celui de l’Égypte première puissance militaire du monde arabe, ce rêve dépend cependant largement maintenant des subsides de l’Arabie saoudite.
L’entente entre les deux régimes n’est pourtant pas sans tache. Les divergences entre les positions égyptienne et saoudienne sur la Syrie sont cependant à relativiser à la lumière de ce qui fait la base, pour le maréchal Sissi, de la légitimité de son pouvoir acquis par un coup d’État. En Égypte, il se pose en effet en rempart contre l’islam politique et tous les autres « terrorismes », mêlant dans un même sac les groupes authentiquement terroristes avec les Frères musulmans. Sans jamais avoir apporté de soutien au régime de Bachar Al-Assad, le nouveau raïs égyptien critique néanmoins les soutiens apportés par l’Arabie saoudite et d’autres monarchies du CCG aux groupes armés islamistes de l’opposition syrienne. Dans cette même ligne et en conformité avec ses bonnes relations bilatérales (politiques, économiques et même militaires) avec Moscou, — développées en réaction aux atermoiements américains pour reprendre leur aide militaire après son coup d’État et la répression qui a suivi — , il accueille favorablement l’intervention russe en Syrie qui est, pour lui, de nature à « limiter le terrorisme en Syrie et à l’éradiquer »2.
Cette divergence sur la Syrie entre Riyad et Le Caire ressort donc surtout d’une divergence dans l’ordre des priorités — l’Iran pour Riyad, les Frères musulmans pour Le Caire -– , et non pas pour leur contenu global : la monarchie saoudienne considère toujours les Frères musulmans comme dangereux pour son assise, mais après l’Iran. Au final, après le financement du réarmement de l’armée libanaise avec du matériel français3, c’est encore une faveur que fait l’Arabie saoudite à la France. Rien n’étant gratuit en politique internationale, c’est en échange de l’appui politique tacite sinon fervent que Paris fournit à Riyad, notamment au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, comme on le peut le constater notamment dans la guerre menée actuellement par la coalition saoudienne au Yémen.
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1Oman, qui demeure en dehors, n’est pas une monarchie sunnite mais ibadite, branche du kharijisme
2Déclaration du ministre égyptien des affaires étrangères le 3 octobre 2015.
3Selon un contrat cadre signé en novembre 2014 en l’Arabie Saoudite et la France, qui prévoit un financement à hauteur de 3 milliards de dollars de la part de Riyad.