L’un des traits communs aux monarchies du Golfe est la réticence des familles régnantes à faire participer l’ensemble de la population à l’effort de défense. Il s’agit de ne pas favoriser l’immixtion des gouvernés dans les processus de décision des gouvernants, monopole d’un cercle restreint et héréditaire, et de minimiser toute possibilité de putsch. Cette politique n’a pas été sans conséquence sur leur capacité à assurer leur défense avec un minimum d’indépendance par rapport à leurs protecteurs fournisseurs d’armements. L’entretien des matériels sophistiqués accumulés depuis les chocs pétroliers des années 1970 nécessite en effet des savoir-faire de plus en plus poussés que seul un investissement approfondi dans la formation militaire et technique de haut niveau permettrait d’acquérir.
Encore faudrait-il, face aux faibles volumes de leurs populations nationales, que les États du Golfe puisent dans toutes leurs composantes tribales ou confessionnelles et que les systèmes éducatifs fournissent des candidats qualifiés et en nombre suffisant à l’enseignement supérieur civil ou militaire. Mais la défiance des clans au pouvoir à l’égard de certaines tribus et la volonté de ne pas introduire les minorités chiites dans les armées réduisent encore plus les réservoirs humains éligibles au recrutement.
Le pacte social entre gouvernants et gouvernés va également à l’encontre de la participation contrainte de la population à l’effort de défense. Ce pacte, par lequel le souverain assure le bien-être de ses sujets par redistribution de la rente pétrolière et garantit leur protection, va en outre de pair avec le développement de l’État-providence où les prébendes et salaires du secteur public, plus élevés que dans le secteur privé, visent plus l’achat de la paix sociale que la performance du travail fourni, y compris dans l’armée.
Les hésitations du Koweït
Seul le Koweït, à partir de 1978, avait établi un service militaire obligatoire pour renforcer son armée régulière dont les trois quarts des effectifs étaient composés de bidoun. Il fut néanmoins suspendu en avril 2001 en raison de « difficultés et problèmes liés à sa mise en œuvre » jusqu’à la promulgation d’une nouvelle loi. Cette décision résultait d’un manque de cadres et d’investissement dans les infrastructures nécessaires, mais aussi des fortes divergences au sein du parlement1 sur la question, alors que les bidoun formaient encore 40 % des effectifs de l’armée. La présence de 30 % de chiites au sein de la population a également pesé. En 2011, le ministre de la défense déclarait que la réinstauration du service militaire était une des priorités du gouvernement, mais cette « priorité » est restée bloquée jusqu’à ce jour.
Au Qatar, un stage psychologique et de cohésion
Le projet de loi qatarien, annoncé mi-novembre dernier, prévoit un service militaire obligatoire pour les hommes de 18 à 35 ans, limité à trois mois pour les diplômés, quatre pour les autres. Avec une population de moins de 400 000 nationaux sur 1,9 million d’habitants en 2013, il ne s’agit pas de grossir les effectifs d’une armée de 12 000 hommes qui serait de toute façon insuffisante pour repousser un envahisseur iranien ou saoudien. L’émirat, qui abrite la plus importante base militaire américaine dans le Golfe, fonde, comme tous ses pairs du CCG, la défense ultime de son territoire sur la protection des États-Unis.
Il ne s’agit pas non plus de « qatariser » les rangs d’une armée où les contractuels étrangers pakistanais, occidentaux, jordaniens et asiatiques sont majoritaires. Ce ne sont pas des « appelés » passant au maximum quatre mois de service militaire qui pourront remplacer une partie de ces soldats étrangers ; mais immobiliser pour une période militaire plus longue tout un segment d’une population nationale active déjà extrêmement réduite nuirait au bon fonctionnement des institutions. Si l’objectif affiché est de créer une réserve pour renforcer l’armée en cas de crise, la principale motivation du régime est tout autre :
— renforcer le nationalisme au sein de la population qatarie dans le contexte de la politique développée par Doha depuis 1995 (renversement de l’émir Khalifa bin Hamad par son fils Hamad bin Khalifa), y compris à l’égard de l’Arabie saoudite ;
— raffermir un peu plus une jeunesse vivant dans une société trop aisée ;
— souder davantage une petite population noyée dans un océan d’étrangers européens et asiatiques cinq fois plus nombreux, tels semblent bien être les déterminants essentiels de cette décision qui, par la faible contrainte qu’elle impose, n’altère pas en outre le pacte social entre la monarchie et ses sujets.
Aux Émirats arabes unis, la consolidation nationale
Aux EAU, un projet de loi rendu public le 20 janvier annonce également un service obligatoire pour les hommes âgés de 28 à 30 ans, mais plus long : neuf mois pour les diplômés et deux ans pour les autres. Ce principe avait déjà été imaginé dans les années 1990 alors que les armées étaient en pleine modernisation. Abou Dhabi avait lors jugé pertinent une participation forcée de la population, à la fois pour le développement de l’outil militaire et pour contribuer à l’« émiratisation » de ses rangs qui, comme ses cousines de la plupart des états du CCG, avait intégré une très forte proportion d’étrangers. La volonté était également de développer un esprit national supplantant l’appartenance à tel ou tel émirat de la fédération. L’émirat d’Abou Dhabi a en effet utilisé la construction de l’armée fédérale pour contrer les velléités centrifuges des autres émirats membres, de Dubaï et de Ras al-Khaimah en particulier, qui réussirent cependant à bloquer ce premier projet de service militaire obligatoire. À défaut de conscription, Abou Dhabi a cependant réussi à obtenir une participation accrue de la population à l’effort de défense. Il a favorisé pour cela la représentativité et l’ascension dans la hiérarchie des ressortissants des petits émirats du nord de la fédération, dont les populations nationales cumulées comptent pour plus de la moitié de la population nationale émirienne.
Aujourd’hui, les irrédentismes centrifuges ont été jugulés. En particulier celui de Dubaï, encouragé jadis par l’Arabie Saoudite pour fragiliser la fédération. À la différence du Qatar, le service militaire prévu aujourd’hui aux EAU, par sa durée bien supérieure, est davantage susceptible de donner une véritable formation militaire et de créer une réserve à l’armée en cas de crise. La motivation principale serait cependant, selon des représentants des petits émirats du nord au Conseil national fédéral, de « renforcer le front intérieur » et de « dynamiser la nation ».
Alors qu’aux EAU le taux de participation de la population nationale à l’effort de défense est déjà le plus élevé du CCG, l’addition d’un service militaire obligatoire d’une durée significative apparaît surtout révélatrice d’une évolution des préoccupations sécuritaires des dirigeants de la fédération. Il y a bien sûr la volonté ancienne de transcender les clivages des appartenances. Sans doute existe-t-il aussi un désir de souder davantage, comme au Qatar, des nationaux très minoritaires dans leur propre pays. Mais aujourd’hui, c’est l’évolution du contexte régional qui a sans doute été le déclencheur final de la décision émirienne. L’exacerbation des tensions entre sunnites et chiites provoquée par la guerre civile syrienne et la guerre par procuration qu’y mène l’Arabie Saoudite contre l’Iran, les prémices d’une fin de l’endiguement de l’Iran et le surcroît de crispation qu’elle va provoquer en Arabie Saoudite, provoquent certainement un besoin de consolidation intérieure.
Des initiatives qui ont toutes chances de rester isolées
Dans le reste du CCG, il ne peut en être question. Outre que les Saoudiens du Nejd, qui contrôlent tous les leviers importants du pouvoir, entretiennent une marginalisation de leurs compatriotes issus des provinces périphériques (contrairement aux EAU, où il s’agit d’attirer les autres émirats de la fédération), la présence de 10 à 15 % de chiites au sein de la population nationale saoudienne est un repoussoir qu’accentue encore l’évolution du contexte régional, dominé par l’opposition entre Riyad et Téhéran. Au Bahreïn, jamais la minorité sunnite au pouvoir n’ouvrira les portes de son armée à la majorité chiite, marginalisée et auteur de plusieurs soulèvements depuis l’indépendance du pays. En Oman, comme en Arabie Saoudite, la représentation dans l’armée des diverses composantes de la population obéit à des critères de loyauté historique à la famille royale. Omanais d’origine baloutche et tribus du Nord forment l’essentiel des rangs, tandis que les Dhofari, auteurs d’une rébellion armée de 1965 à 1975, sont très peu présents. Un service militaire obligatoire irait à l’encontre de cette sélectivité entretenue par la monarchie omanaise, dont la ligne politique de bon voisinage, son refus de s’inscrire dans toute alliance hostile à l’un de ses voisins, effacent d’autant plus toute nécessité de dépasser ces considérations intérieures et de fragiliser le pacte social en vigueur.
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1Fruit de son histoire et de la construction de son État, le Koweit est la seule monarchie du CCG à posséder un parlement élu au suffrage universel doté de véritables pouvoirs.