Fariba Adelkhah, au cœur de la société iranienne
Fariba Adelkhah, directrice de recherche à Sciences Po, est notamment connue pour ses travaux sur les femmes et sur l’islam. On ne peut sans doute pas comprendre son choix d’entamer des études de sociologie en France, à l’université de Strasbourg, à l’automne 1977, si l’on ne garde pas à l’esprit sa lecture du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir traduit en persan qui la marqua. Son objet était la mouvance des femmes révolutionnaires se réclamant de l’islam, dont elle a fait une analyse subtile et nuancée en concentrant son propos sur leurs pratiques du voile et sur leurs réunions religieuses (jaleseh). Elle en a tiré son premier livre, La Révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran (Karthala, 1991) qui a pu donner lieu à malentendu, car il a immédiatement été lu à la lumière d’un double débat (ou combat) idéologique, celui des laïcistes français et celui du féminisme nord-atlantique, très occidentalo-centré.
En réalité, Fariba Adelkhah n’a rien d’une « femme islamique », même si elle connaît de l’intérieur la religiosité de son pays natal, en raison de son éducation, au contraire de la plupart des chercheurs en sciences sociales d’origine iranienne, généralement issus de milieux aisés et très sécularisés. Elle a fait œuvre d’anthropologue, et non d’idéologue. L’islam, Fariba l’a toujours étudié de façon originale, en pratiquant l’observation participante des pèlerinages, en suivant des cours de fiqh à Qom, en restituant avec subtilité et ironie les faits relevés, mais avec toujours beaucoup d’empathie et de respect pour les gens qu’elle étudiait. Sa recherche actuelle sur la circulation des clercs, en particulier afghans, dans l’espace transnational qui couvre l’Afghanistan, l’Iran et l’Irak, s’inscrit dans une réflexion plus générale et ancienne, qu’elle a entamée dès le milieu des années 1990, sur la place du voyage dans la société iranienne1.
Car son anthropologie ne s’en tient ni à la question féminine ni à celle de l’islam. Bien au contraire, Fariba Adelkhah s’est à plusieurs reprises insurgée, en particulier dans des articles de la revue Politix2, contre le réductionnisme des interprétations publiques de la République islamique et le cantonnement d’une bonne partie des sciences sociales au seul objet tentaculaire de l’islam.
Les deux livres les plus importants de Fariba Adelkhah, Être moderne en Iran (Karthala, 1998) et Les mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation (Karthala, 2012) réfléchissent à des problématiques beaucoup plus larges : d’une part, celle de l’être-en-société (adam-e ejtemai) qui cherche à mettre en harmonie son extériorité (zâher) et son for intérieur (bâten), sa vie privée et sa présence dans la sphère publique, c’est-à-dire, au fond, qui travaille à l’émergence de la citoyenneté, d’un espace public, fût-il éventuellement d’orientation religieuse, de formes inédites de modernité y compris féminine ; d’autre part, la problématique des relations que l’Iran a entretenues, dans la longue durée, avec le reste du monde (et non pas seulement avec le Proche-Orient auquel il est supposé appartenir) et qui ont contribué à en définir la société culturelle et politique contemporaine. Le Khorassan, dont sa famille est originaire, lui a en outre fourni un tremplin pour déployer des recherches sur l’Afghanistan voisin, dans les années 2010.
Fariba Adelkhah a signé quelques-unes de ses pages les plus éblouissantes sur les figures, souvent très ambiguës, de la bienfaisance, sur la contrebande, sur les cimetières, le hadj, la diaspora iranienne en Californie, à Dubaï et au Japon, les colombophiles, les immigrés afghans, sans pour autant négliger les pratiques religieuses concrètes et la scène électorale, qu’elle a analysées avec précision en montrant que la République islamique, certes non démocratique, n’était pas non plus la dictature que l’on dit.
Cela lui a valu bien des sarcasmes et des suspicions tant de la part des opposants à la République islamique que de celle de ses services de sécurité qui l’ont interrogée et lui ont confisqué son passeport à plusieurs reprises afin d’essayer de l’intimider. Certains se sont demandé si elle n’était pas la Han Suyin3 célèbre du régime, prompte à refouler toute critique par naïveté ou pour ménager ses intérêts, sa liberté, son accès à ses terrains.
C’était bien mal la connaître, comme l’attestent l’article qu’elle a consacré, dans la revue Esprit, à Neda, la jeune manifestante téhéranaise tuée par les forces de l’ordre lors de la contestation des résultats officiels de l’élection présidentielle de 2009, ou la lettre ouverte qu’elle a adressée au président Mahmoud Ahmadinejad lors du procès de la doctorante française Clotilde Reiss.
Simplement, Fariba Adelkhah n’a jamais fait de « politique », ne s’est jamais posée en militante, a toujours porté un jugement équilibré sur la République islamique. En anthropologue, elle s’en est toujours tenue à la complexité des faits, des pratiques effectives, au risque de froisser les idées reçues — elle a signé Les paradoxes de l’Iran. Idées reçues sur la République islamique (Paris, Le Cavalier bleu, 2013) —, et les préjugés ou les automatismes idéologiques.
Roland Marchal, fin spécialiste de l’Afrique de l’Est
Roland Marchal est sociologue, chercheur CNRS au Centre d’études et de recherches internationales (CERI-SciencesPo) depuis 1997. Il a consacré l’essentiel de son œuvre à l’analyse des guerres civiles en Afrique subsaharienne, notamment dans leur rapport à la formation des États. Homme de terrain, chercheur infatigable, méticuleux et exigeant, Roland Marchal est l’un des plus fins connaisseurs de la Somalie, mais son expertise s’étend à toute la Corne de l’Afrique, au Tchad, à la République centrafricaine et au Mali. Il a récemment co-fondé l’Observatoire de l’Afrique de l’Est, un programme de recherches coordonné par le Centre for Social, Legal and Economic Studies and Documentation in Sudan (CEDEJ-Khartoum) et le CERI.
C’est à partir de la connaissance approfondie de ses terrains et dans une perspective comparative que Roland Marchal n’a de cesse de prendre à contrepied les théories établies sur ses objets de recherche. Ainsi, il a été, avec la regrettée Christine Messiant, de ceux qui ont très tôt critiqué le réductionnisme des théories économiques des guerres civiles dans deux articles de la revue Critique internationale qui ont fait date.
Contre ceux qui se contentaient de dénoncer « l’avidité des rebelles » de l’après-guerre froide dans une vision dépolitisée des guerres civiles, Roland Marchal et Christine Messiant ont été parmi les premiers à remettre l’expérience vécue de la guerre au centre de l’analyse en prônant une sociologie des groupes armés là où d’autres cherchaient – et cherchent encore – à modéliser les causes des guerres et de la violence. Leur travail, qui avait donné lieu à la publication d’un ouvrage commun, Les Chemins de la guerre et de la paix. Fins de conflit en Afrique orientale et australe (Karthala, 1997) permet ainsi de montrer comment les guerres civiles, en Afrique subsaharienne et bien au-delà, sont intimement imbriquées dans la fabrique de l’État. C’est cette réflexion qui a servi également de trame de fond à l’ouvrage de référence qu’il a co-dirigé avec Pierre Hassner : Guerres et sociétés. États et violence après la guerre froide (Karthala, 2003).
C’est avec la même intransigeance critique que Roland Marchal porte son regard sur les théories de la « faillite de l’État », à partir notamment de son terrain somalien. Là aussi, dans un contexte où des analyses réductrices ont fait le lit de toutes sortes d’interventions internationales pour « reconstruire » l’État somalien, son travail montre que la légitimité de l’autorité politique se loge rarement dans les institutions qui semblent devoir la porter. Ainsi des « tribunaux islamiques » dans le Mogadiscio des années 2000 qui, avant d’être combattus au nom de la lutte contre le « terrorisme international », avaient apporté une certaine légitimité à l’exercice de l’autorité publique, et dont la disparition au profit d’un gouvernement de transition très largement contrôlé par l’Éthiopie a contribué à l’émergence de la mouvance Al-Shabaab.
Dernièrement, c’est aux notions de « radicalisation » et de « radicalité » qu’il s’est attaqué, apportant une voie originale et dissonante dans le débat public : il a questionné la pertinence heuristique et épistémologique de ces termes et montré, notamment dans un dossier de la revue Politique africaine codirigé avec Zekeria Ould Ahmed Salem, que le concept de « radicalisation » empêche de penser le phénomène que l’on prétend analyser. Le travail de Roland Marchal sur l’islam politique met en avant les dimensions politiques et locales de l’engagement au nom du religieux là où domine, aussi bien dans certains milieux académiques que dans la pratique des cercles institutionnels, une vision réductrice de l’emprise du « terrorisme islamique » à l’échelle globale.
On connaît également Roland Marchal pour la fermeté de ses prises de position qui reflète son intransigeance pour l’honnêteté intellectuelle et les valeurs humanistes. Il défend une recherche engagée dans la cité, observant parfois avec sarcasme et ironie les politiques interventionnistes des pays occidentaux en Afrique (notamment au Tchad, au Mali, au Soudan et en Somalie), tout en prêtant également sa compétence d’expert aux Nations unies au sujet de la Somalie, un pays auquel il est très attaché et dont il a observé le rôle de la diaspora dans le Golfe, notamment à Dubaï dans Dubaï : Cité globale qu’il a dirigé avec les contributions de Fariba Adelkhah et Sari Hanafi.
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1Fariba Adelkhah, Jean-François Bayart, dir. Voyages du développement : émigration, commerce, exil, Paris, Karthala, 2007.
2« La question féminine, angle mort de la démocratie islamique en Iran », 2000 ; Islamophobie et malaise dans l’anthropologie. Être ou ne pas être voilée en Iran, 2007.
3NDLR. Han Suyin (1917-2012) est une romancière dont les écrits sur l’Asie ont été traduits en de nombreuses langues. Favorable au maoïsme, elle a joué un rôle diplomatique discret, mais majeur comme porte-parole officieuse de la Chine de Mao Zedong, ce qui lui a valu d’être critiquée par des défenseurs des droits humains, des sinologues occidentaux et par le gouvernement tibétain en exil et ses partisans.