
À Salalah, ville portuaire de 450 000 habitants du sultanat d’Oman, située à plus de 1 000 km de la capitale Mascate, le derby1 opposant les deux principaux clubs locaux ravive les souvenirs de la guerre du Dhofar (1965-1975) et met en lumière les tensions entre mémoire locale et récit national.
Tout au long du règne du sultan Qabous (1970-2020) jusqu’à aujourd’hui, Mascate a agi avec fermeté pour tenter de gommer les spécificités régionales. Ainsi, dans la narration officielle, la guerre du Dhofar, pourtant solidement ancrée dans un discours anticapitaliste contestataire, est réduite à une simple période historique et est détachée de toute revendication contemporaine. Les symboles tribaux sont aussi bannis des espaces publics, et l’héritage régional est mis sous cloche au profit d’un récit unificateur centré sur la figure du sultan et vantant l’idée de progrès économique.
Toutefois, dans les marges, le football offre un espace où ces appartenances sont indirectement cultivées. Bien qu’il se soit édulcoré, le derby de Salalah constitue d’une certaine manière un acte de résistance culturelle. Derrière un certain apolitisme, la mémoire du derby persiste au sein des familles et demeure une expression de la subsistance de cette identité dhofarie.
Un symbole de pacification
Situé à la frontière avec le Yémen, le Dhofar a été marqué par une décennie de soulèvement armé contre l’autorité centrale de Mascate. Ce mouvement, mêlant revendications nationalistes et idéologie marxiste, a été écrasé en 1975 par l’intervention conjointe des forces du sultan Qabous, des Britanniques et de l’Iran du Shah.
Depuis cette date, Mascate marque de son empreinte la région du Dhofar et sa grande ville côtière, Salalah. Cette présence se traduit notamment par l’apport financier de l’État central sous la forme d’infrastructures variées et d’investissements économiques. Au-delà de la démonstration de puissance économique des autorités centrales, l’écosystème de Salalah laisse entrevoir le maintien de luttes de pouvoir locales, structurées autour de grandes familles qui revendiquent d’ancestrales origines tribales.
Au sein du sultanat, un pays de 309 500 km2, les grands clubs sont répartis entre les grandes familles de chaque région et sont considérés comme des rouages financiers de l’État. Si la famille régnante des Al-Bou Saïd domine la majeure partie des clubs de Mascate et de ses environs, à Salalah, les deux clubs historiques de la ville, le Dhofar Sports, Cultural and Social Club (SC) et Al-Nasr SC, sont entre les mains de deux familles influentes de la puissante confédération tribale des Al-Kathiri : les Al-Ruwas et les Al-Shanfari. Leur rivalité est nourrie par leur relation passée avec Mascate et la famille du sultan. Alors que les Al-Shanfari ont témoigné de leur loyauté envers les Al-Bou Saïd, les Al-Ruwas ont joué un rôle de moteur dans le soulèvement contre le pouvoir il y a plus d’un demi-siècle. De ce fait, leur intégration dans l’État omanais a été plus progressive.
Dans cette région comme ailleurs, l’assise familiale et plus largement tribale des fondateurs et fans des clubs explique le poids de ce derby. Ce sont les rivalités armées d’antan qui se rejouent sur le terrain.
Le Dhofar SC, incarnation d’une langue, le « jibbali »
Le premier de ces deux clubs, le Dhofar SC, est fondé en 1968, en pleine guerre, sous le nom d’Al-Chaab (le peuple), reprenant alors le credo marxiste. Il incarne l’identité dhofarie et constitue un héritage des velléités d’indépendance des grandes tribus de l’arrière-pays dont la langue n’est pas l’arabe mais le jibbali, une langue parlée dite sud-arabique moderne. La base du club provient des grandes familles montagnardes : Al-Ruwas, Al-Maashani, Al-Hakli, Al-Awafi et Al-Mugheiri. Elles sont originaires des reliefs du Jebel Qara et du Jebel Samhan qui surplombent la plaine côtière. Pour leurs membres, soutenir le Dhofar SC, c’est porter haut l’identité jibbalie.
Khaled, un fidèle supporteur, explique que le club est bien plus qu’une simple équipe : il représente leur identité et honore les martyrs du Dhofar, ces hommes dont le sacrifice ne doit pas être oublié. Il se souvient des veillées autrefois organisées dans les quartiers historiques d’Al-Hafah, d’Al-Awqad ou d’Al-Ateen, où la mémoire se transmettait encore et où le jibbali était courant. « Aujourd’hui, en tribune, le jibbali est à peine audible, pour ne pas dire inaudible. Certains vous diront que c’est uniquement la langue des éleveurs », poursuit Khaled. Selon lui, cette question reste sensible. Il ajoute que l’identité s’est policée sous l’influence de Mascate : « Il est de fait difficile de retrouver la place de cette langue dans la généalogie du club, l’arabe s’est imposé aux dépens des autres cultures. » L’imposition de l’arabe se fait au cours des années 1970, comme un signe de la puissance du sultan Qabous sur cette partie du territoire. Dès son arrivée sur le trône en 1970, Al-Chaab devient Al-Chou’la (la flamme), avant de prendre, en 1972, le nom d’Al-Dhofar. Ce nouveau nom ressort alors comme l’une des dernières marques de son particularisme identitaire.
Le club, qui est le plus titré de l’histoire du football omanais, garde une fibre populaire. À sa dominante jibbalie se greffent aujourd’hui les descendants de populations venues d’Afrique de l’Est. À l’avant-garde en tribunes, ils apportent un répertoire et une gamme de rythmes musicaux hérités de leur territoire d’origine. Khaled souligne que le swahili est aujourd’hui la langue la plus présente aux côtés de l’arabe dans la culture du club, en raison de la place importante des populations d’origine africaine au sein de sa tribune de supporteurs.
Al-Nasr SC, la loyauté envers Mascate
Le rival du Dhofar SC, le club d’Al-Nasr SC est, quant à lui, fondé en 1970. Il est l’incarnation de la modernisation et de la pacification de Salalah. Le club prend forme autour de familles dhofaries ayant fait le choix de l’allégeance à Mascate et au sultan Qabous, à l’instar des Al-Shanfari, dont l’un de ses membres, Saïd ben Ahmed Al-Shanfari, a longtemps occupé le poste de ministre de l’agriculture, de la pêche, du pétrole et des minéraux.
Le club attire principalement la classe moyenne, les fonctionnaires et les militaires, souvent originaires de Mascate ou d’autres régions du sultanat. En termes de lignages, sa base sociale se compose de familles telles que les Al-Bou Saïd, Al-Balushi, Al-Rawahi ou Al-Abri, des groupes moins liés aux racines tribales profondément ancrées dans le Dhofar et dont la langue maternelle est l’arabe.
Mohammed, membre d’une famille impliquée dans la création du troisième club de la ville, le Salalah SC, décrit les valeurs défendues par le noyau populaire d’Al-Nasr comme étant centrées sur la loyauté envers l’État : « Contrairement au Dhofar, Al-Nasr revendique historiquement un Oman unifié, tendant vers le progrès et ouvert sur le monde. »
La persistance d’un héritage identitaire
Les armes déposées, les matchs entre les deux clubs pacifient ces rivalités. Les rencontres se disputent d’abord, à la fin des années 1970, sur les terrains vagues de la ville, puis dans les années 1990 sur la pelouse du premier complexe sportif de Salalah, avant de se dérouler, à partir des années 2000, sur le gazon du stade Al-Saada. Si la charge symbolique de ce derby n’est pas toujours visible dans les travées, elle le reste dans les discussions. Lors des matchs les plus disputés, les chants et les animations audibles expriment des visions du monde antagonistes. Du côté du Dhofar SC, les chants résonnent :
Nous sommes les hommes des montagnes, notre foi est dans la victoire.
Dans la tribune d’Al-Nasr, sur des pancartes brandies par des supporteurs, des messages tels que « Avance, ô Nasr — le temps est à nous » peuvent être lus ou chantés, reprenant en arabe un imaginaire porté par l’État omanais.
Si cette ferveur populaire apparaît moindre aujourd’hui, du fait de la mondialisation des imaginaires sportifs, les matchs au sommet de Salalah continuent cependant de nourrir une rivalité autour des kops, même s’ils ne donnent effectivement pas lieu à des scènes de violence physique.
Un derby en perte de vitesse
Cependant, la 10ᵉ place au classement de la Ligue professionnelle d’Oman 2024–2025 du Dhofar SC traduit l’irrégularité désormais persistante d’un club surnommé Al-Zaïm (le leader), en référence à son histoire prestigieuse. Bien que porté par une nouvelle génération de jeunes talents dhofaris, son éloignement géographique, combiné à un environnement économique difficile, a progressivement érodé son attractivité au profit des grandes équipes de la métropole de Mascate. Al-Nasr SC, de son côté, a remporté le championnat à cinq reprises, la dernière fois en 2004.
Depuis le lancement du sixième plan quinquennal en 2001, les autorités omanaises ont réorienté leurs investissements sportifs vers des disciplines en lien avec la nature. Oman Sail, dédiée à la promotion de la voile à Oman, en est la principale vitrine sportive sur la scène internationale. Si le football demeure le sport le plus populaire auprès des Omanais, il ne bénéficie plus du même soutien malgré quelques succès de la sélection nationale comme lors de la Coupe du Conseil de Coopération du Golfe, remportée en 2018. Relégué au second plan dans une stratégie nationale axée sur le tourisme, ce sport demeure semi-professionnel, à mille lieues des ligues saoudienne, émiratie ou qatarie.
Dans ce paysage en mutation, le Dhofar SC peine à trouver sa place. Le club a traversé de sérieuses difficultés de gestion financière qui ont pesé sur ses performances sportives ces dernières années. Le dernier derby de Salalah, en quarts de finale de la Coupe du sultan 2025, a cruellement mis en lumière ces fragilités. Défait sur le score de cinq à zéro, ce nouvel échec symbolise l’érosion progressive de la domination du Dhofar SC.
Mais, comme l’expliquent plusieurs supporteurs, sous l’influence de Mascate, ce qui prédomine autour de ce derby n’est plus une quelconque victoire politique ou idéologique, mais bien la quête du triomphe sportif pour la tribu et la réactivation de son existence. Cette quête de victoire devient un moyen de réaffirmer leur identité et leur cohésion sociale dans un contexte où les expressions politiques directes sont limitées et où une uniformisation est recherchée.
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1NDLR. Un derby est une rencontre sportive opposant deux équipes issues de la même ville ou de villes voisines, généralement situées à moins de 50 kilomètres l’une de l’autre, et marquée par une rivalité sportive intense.