« Notre relation bilatérale dépend à 90 % de ce que dira l’Espagne sur le Sahara ». Une poignée d’hommes politiques et de diplomates espagnols se souviennent d’avoir entendu cette phrase dans la bouche de Taieb Fassi-Fihri, à l’époque ministre des affaires étrangères du Maroc — et aujourd’hui conseiller du roi Mohammed VI. Lui ne se souvient pas de l’avoir prononcée mais il n’en nie pas la teneur.
Aux yeux du Maroc, l’Espagne est un élément-clé dans ce conflit qui dure maintenant depuis quarante ans1. Ancienne puissance coloniale, elle fait partie du Groupe des amis du Sahara occidental, avec les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni. Son avis, quand elle en émet un, est écouté dans ce cadre et dans d’autres forums. Et le sera d’autant plus que depuis janvier 2015 et jusqu’à la fin de 2016, elle dispose d’un siège comme membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU2.
L’Espagne accueille sur son territoire plusieurs milliers de Sahraouis, souvent des universitaires qui, s’ils ne sont pas tous proches du Front Polisario, sont dans leur grande majorité hostiles à l’« occupation » marocaine. C’est de l’Espagne qu’est envoyée une bonne partie de l’aide humanitaire aux réfugiés sahraouis regroupés près de Tindouf, en Algérie. C’est depuis l’archipel espagnol des Canaries que le Front Polisario, qui revendique l’indépendance du territoire, tente d’aider ceux qui, au Sahara, s’opposent à la présence marocaine.
« Ils nous tiennent à la gorge »
Pour manifester son mécontentement au sujet, notamment, de la position espagnole sur ce bout de désert grand comme la moitié de la France, le souverain marocain n’a pas hésité en 2001-2002 à provoquer une crise majeure avec son voisin du nord en s’appropriant l’îlot Persil, que les Espagnols appellent « Perejil » et les Marocains « Tourah »3. Ce fut la crise la plus grave depuis les tensions créées par la Marche verte de 1975 qui força l’Espagne à remettre les deux tiers du Sahara occidental au Maroc et le tiers restant à la Mauritanie, laquelle s’en retira en 1979 au profit du Maroc.
Si l’on en juge par le résultat de la médiation du secrétaire d’État américain Colin Powell, la dispute au sujet de l’îlot Persil n’a pas tourné à l’avantage du Maroc. Rabat a accepté de revenir au statu quo qui prévalait avant son coup de force. Ce scénario correspondait exactement au vœu du premier ministre espagnol de l’époque, José María Aznar. Malgré cela, les différents gouvernements espagnols, qu’ils soient socialistes ou de centre droit comme le Parti populaire (PP), ne veulent plus de rapports tendus avec le Maroc. « Ils nous tiennent à la gorge » est une phrase souvent prononcée par les politiques espagnols quand ils évoquent en privé les relations avec le voisin méridional.
La preuve que Rabat peut « serrer la gorge » espagnole quand bon lui semble a été faite les 11 et 12 août 2014, quand plus de 1 100 immigrés subsahariens ont pu débarquer sur les côtes andalouses — un record en 48 heures. Ils n’ont eu en effet, ces jours-là, aucune difficulté à quitter le Maroc : la surveillance des gendarmes ou des forces auxiliaires s’était relâchée, au dire de ceux qui ont traversé ce bout de Méditerranée. Cet épisode s’explique sans doute par la colère du souverain après que son yacht avait été stoppé, quatre jours plus tôt, par la guardia civil dans les eaux de Ceuta. Le ministre de l’intérieur espagnol Jorge Fernández Díaz s’est ensuite rendu à Tétouan pour s’excuser de cette « méprise ».
Soutien sans faille au plan marocain d’autonomie
À la crainte des réactions disproportionnées du Maroc s’ajoute la conviction des grands partis politiques et de l’exécutif espagnol que les revers au Sahara occidental peuvent déstabiliser la monarchie marocaine. Cette hypothèse a toujours inquiété la diplomatie espagnole, mais elle préoccupe encore davantage aujourd’hui quand on observe les problèmes dont pâtit l’Italie, voisine d’une Libye en plein chaos après la chute de Mouammar Kadhafi.
Pour ne pas subir les foudres marocaines et éviter tout faux pas qui fasse vaciller le royaume, la diplomatie espagnole soutient discrètement depuis des années la proposition marocaine d’autonomie formulée en 2007 pour résoudre le conflit du Sahara occidental. Cela apparaît, par exemple, dans les câbles dévoilés fin 2010 par Wikileaks. L’ambassadeur d’Espagne au Maroc de l’époque, Luis Planas, y raconte aux diplomates américains qu’il a offert ses services aux Marocains pour les aider à peaufiner leur plan d’autonomie.
Cela ressort également des réunions du Groupe des amis du Sahara occidental à New York, début avril 2013. Ainsi, les diplomates espagnols étaient aux côtés des Français pour faire avorter l’initiative de l’ambassadrice des États-Unis aux Nations unies, Susan Rice, qui voulait élargir le mandat de la Mission des Nations unies pour l’organisation d’un référendum au Sahara occidental (Minurso) afin qu’elle ait des compétences en matière de droits humains. Le Maroc y était totalement opposé et il a eu gain de cause : le mandat n’a finalement pas été modifié.
Il arrive que les hommes politiques — surtout les socialistes — laissent entrevoir leur sympathie pour les thèses marocaines. En 2008, José Luis Rodríguez Zapatero, alors chef du gouvernement, osait dire par exemple que l’offre d’autonomie était une « contribution positive » à la solution du conflit. Quatre ans plus tard, en juin 2012, le ministre des affaires étrangères du PP, José Manuel García-Margallo, est allé jusqu’à soutenir en public la réprobation manifestée par Rabat à l’encontre de Christopher Ross, l’envoyé personnel pour le Sahara du secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon.
« À l’exception de quelques rares voix, le Parti populaire et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) ont une approche qui encourage l’option de l’autonomie », a confié, dans un élan de sincérité, José María Beneyto, porte-parole du Parti populaire pour les affaires étrangères, à un groupe de journalistes marocains qu’il a reçu en novembre dernier. « Notre position est proche de celle du Maroc », a-t-il ajouté pour rassurer ses hôtes.
Plus explicite encore, le principal think tank espagnol, l’Institut royal Elcano (Real Instituto Elcano), écrivait en 2014 dans l’un de ses rapports4 qu’un État indépendant n’était pas viable au Sahara. En conséquence, l’Espagne devait avoir un rôle plus actif en faveur d’une « autonomie authentique ». Or, il faut savoir que l’institut reflète, en général, un point de vue proche du gouvernement. Mais c’est la langue de bois qui prévaut quand les hommes politiques espagnols, socialistes ou de centre droit, doivent s’exprimer sur le Sahara. « Nous sommes aux côtés de l’ONU », avait martelé à la presse l’actuel chef du gouvernement Mariano Rajoy lors de son premier voyage officiel à Rabat en janvier 2012. Ministres et diplomates espagnols ne ratent plus une occasion de vanter les mérites de la coopération avec le Maroc, que ce soit en matière d’immigration ou de lutte contre le terrorisme. Ils expriment également leur satisfaction quant aux avancées du Maroc en matière de respect des droits humains.
La mauvaise conscience des Espagnols
En octobre 2013, dans un élan de sincérité, García-Margallo expliqua à son homologue marocain Salaheddine Mezouar pourquoi le soutien de Madrid à Rabat à propos du Sahara ne pouvait pas être plus explicite. Il y a, lui dit-il, « des pressions de la société civile et des forces politiques [à gauche des socialistes] ainsi que des médias et de l’opinion publique pour essayer d’influer sur la position officielle de l’Espagne ». Ses propos apparaissent dans un câble mis en ligne par un profil anonyme qui, d’octobre 2014 à janvier 2015, a dévoilé des centaines de documents confidentiels de la diplomatie et des services secrets marocains (DGED).
Avant que la crise économique ne chamboule les priorités et suscite un intérêt inusité pour les élections législatives grecques, le Sahara occidental était l’un des rares sujets de politique étrangère auquel l’homme de la rue en Espagne prêtait attention. Le démantèlement, par les forces de l’ordre marocaines, du campement de protestation sahraoui de Gdeim Izik le 8 novembre 2010 a ainsi été de toutes les conversations.
Quarante ans après la remise administrative de la plus grande partie du Sahara occidental au Maroc par les accords de Madrid du 14 novembre 1975, l’opinion publique espagnole a toujours une sorte de mauvaise conscience à avoir « abandonné » un peuple à « l’occupant » marocain. Il n’y a pas une ville, un village en Espagne ou il n’y ait pas une association d’amitié avec « le peuple sahraoui » qui organise des activités solidaires. La plus grande expression de solidarité est sans doute l’accueil, pendant deux mois en été, de 5 000 enfants sahraouis par des familles espagnoles souvent très modestes. Elles les nourrissent et les habillent et vont jusqu’à les emmener chez le médecin pour faire un bilan de santé. Ces séjours, qui ont commencé dans les années 1980, tissent des liens affectifs qui expliquent en partie l’intérêt populaire pour la cause sahraouie.
Cette cause n’est pas seulement l’apanage de la gauche, de l’extrême gauche et des syndicalistes espagnols : elle transcende les clivages politiques. Bien qu’ils soient minoritaires, il y a aussi des cadres et des élus du PP qui ont, par exemple, essayé de se rendre au Sahara pour témoigner de leur solidarité aux indépendantistes. C’est ainsi qu’en septembre dernier, Rosa Valdeón, maire PP de la ville de Zamora, se faisait expulser d’El Ayoun par la police marocaine. Embarrassée, la « numéro deux » du PP, María Dolores de Cospedal, a demandé à l’élue de Zamora d’observer « une attitude prudente » car « le Maroc est un voisin privilégié ».
Sur la corde raide
Pour ne pas heurter la société civile très sensible à la question sahraouie et en même temps ne pas froisser le Maroc, les gouvernements espagnols jouent donc les équilibristes. « Je me sentais comme un trapéziste ; toujours sur la corde raide », reconnaissait un diplomate espagnol en se remémorant le temps où il était directeur général de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient au ministère des affaires étrangères...« Et puis, il nous a fallu en avaler, des couleuvres », regrettait-il.
Après parfois quelques hésitations, les gouvernements espagnols n’ont jamais levé la voix pour protester contre les expulsions de délégations, y compris de députés, qui voulaient se rendre au Sahara. Fin 2010, après Gdeim Izik, les autorités marocaines se sont même mises à expulser tous les Espagnols qui débarquaient dans les aéroports de Marrakech, Casablanca ou Tanger et écrivaient « journaliste » sur la case profession de leur fiche d’entrée. Même s’ils ont acheté un séjour touristique, « ils risquent de se rendre au Sahara », argumente un diplomate marocain. Cet emballement pour les expulsions a fait également des « victimes » parmi les employés d’agences de publicité ou de cabinets de communication espagnols qui se rendaient en vacances en Maroc. Cela dura plus d’un mois sans que Madrid ne bronche.
Autre moment gênant : la visite à Madrid, l’été dernier, de Joaquim Chissano, ancien président du Mozambique nommé envoyé spécial de l’Union africaine (UA) pour le Sahara occidental. Il a rappelé à ses interlocuteurs qu’aux yeux des 53 pays de l’Union, l’Espagne est toujours la puissance administrative de ce territoire, comme le stipule l’avis légal rendu en 2002 par Hans Corell, alors secrétaire général adjoint aux affaires juridiques de l’ONU, et qu’elle devait donc jouer un rôle plus actif et promouvoir l’autodétermination. L’Espagne, a répliqué Ignacio Ibañez, secrétaire d’État aux affaires étrangères, « souhaite préserver le processus de négociation » mis en œuvre par l’ONU, même s’il est maintenant en hibernation. Les Marocains avaient demandé, en vain, au ministère des affaires étrangères espagnol de ne pas recevoir Chissano.
Même si elle a mis une sourdine à sa revendication sur Ceuta et Melilla — les deux villes espagnoles sur la côte africaine —, Rabat ne baisse pas la garde sur le Sahara occidental. Il y a un an, Mbarka Bouaida, la « numéro deux » de la diplomatie marocaine, avait demandé à García-Margallo d’étendre la coopération espagnole au Sahara. Elle avait néanmoins précisé que dans les projets de développement, le territoire devrait être décrit comme faisant partie du Maroc et non pas comme étant « sous administration » marocaine. Pour le moment l’aide espagnole n’inclut pas cette ancienne colonie.
Intérêts réciproques mais armes inégales
Depuis la grande crise de 2001-2002, provoquée, dans une large mesure, par un Aznar qui a un peu modifié la position de l’Espagne sur le Sahara, le Maroc a acquis plus de poids aux yeux de l’Espagne. Il y a maintenant plus de 800 000 immigrés marocains sur son territoire et le Maroc est son deuxième partenaire commercial en dehors de l’Union européenne (UE). Le royaume freine assez efficacement — sauf quand le roi se fâche — les vagues migratoires maritimes ou terrestres, à Ceuta et Melilla. Enfin, il fournit une aide dans la lutte antiterroriste d’autant plus précieuse que le nord-ouest du Maroc, d’où sont originaires un tiers des djihadistes marocains, a des liens très étroits avec ces deux villes.
Mais l’Espagne est aussi devenue plus importante pour le Maroc. Devançant à présent la France comme partenaire commercial, elle lui fournit son deuxième contingent de touristes. Elle s’efforce, en tant que membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, de faire en sorte que le Royaume ne soit pas trop bousculé sur le Sahara. Elle est le pays de transit que traversent bon nombre d’immigrés qui rentrent pour les vacances, et pour les produits agricoles marocains. Elle est surtout, avec la France, la porte d’entrée dans l’UE par où passent tant d’intérêts marocains.
Si les classes politiques espagnole et marocaine appuient ce rapprochement entre les deux pays, elles ne sont pas soumises aux mêmes règles politiques. En effet, alors qu’au Maroc les acteurs politiques ne rendent pas compte de leurs décisions aux citoyens, en Espagne, la prise en compte de l’opinion publique est nécessaire. Il n’y a même pas eu de débat à la chambre des représentants à propos des fuites massives sur les réseaux sociaux, cet automne, de documents officiels compromettants ! Malgré son interdépendance avec la France, le Maroc l’a « sanctionnée », pendant onze mois, interrompant la coopération judiciaire et antiterroriste.
La marge de manœuvre de la classe politique espagnole est, de ce fait infiniment plus réduite que la classe politique marocaine, car il y a une opinion publique qui veut être informée et une légalité européenne qu’elle se doit de respecter. « Il ne sera jamais question de bloquer les immigrés marocains dans les ports d’Algeciras et d’Almeria pour les empêcher de rentrer chez eux », souligne un diplomate espagnol de haut rang. C’est pourtant ce que Mohammed VI craignait en 2001, au tout début de la crise avec l’Espagne. Il envoya alors rapidement à Madrid son ministre des affaires étrangères, Mohamed Benaïssa et celui de l’intérieur, Ahmed Midaoui, pour arracher des garanties sur le déroulement normal de l’opération transit des immigrés marocains à travers l’Espagne pendant l’été 2001. Il les obtint.
« Nous ne jouons pas avec les même armes. Si nous le faisions, le royaume finirait par être ébranlé, comme il commençait déjà à l’être après la récupération militaire de Persil », poursuit le diplomate. Et de conclure : « Quand les Marocains resserrent l’étau, nous sommes perdants ».
Les articles présentés sur notre site sont soumis au droit d’auteur. Si vous souhaitez reproduire ou traduire un article d’Orient XXI, merci de nous contacter préalablement pour obtenir l’autorisation de(s) auteur.e.s.
1Le 14 novembre 1975, l’Espagne, le Maroc et la Mauritanie signent à Madrid un accord tripartite sur l’avenir du Sahara occidental qui exclut totalement l’Algérie. Cet accord, que ne reconnaît pas l’ONU, prévoit le retrait de l’Espagne le 28 février 1976.
2NDLR. Le Conseil de sécurité de l’ONU est composé des cinq membres permanents que sont la Chine, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et la Russie, et de dix membres non permanents élus par l’Assemblée générale pour un mandat de deux ans.
3NDLR. L’îlot Persil est situé en Méditerranée, à 200 m de la côte marocaine et à 6 km à l’ouest de l’enclave espagnole de Ceuta.
4Ignacio Molina (coord.), Hacia una renovación estratégica de la política exterior española, Informe elcano 15, 2014.