La lutte antiterroriste a pris en Occident, et tout particulièrement en France — frappée par deux attentats majeurs l’an dernier — une importance centrale. Elle s’est imposée sur les agendas médiatiques. Elle monopolise aussi les débats politiques, entre état d’urgence, révisions constitutionnelles et projets de loi. L’organisation de l’État islamique (OEI) est-elle sur le point de nous pousser à agir de façon totalement irrationnelle et contre-productive ? Penchons-nous un instant sur l’expérience et en particulier les erreurs du passé pour y trouver quelques leçons à ne pas oublier si l’on souhaite se débarrasser de ce groupe terroriste.
1. Ne pas surestimer la menace
Faire peur, ce n’est jamais que l’objectif ultime des terroristes. Un assassin tue. Un terroriste aussi. Sauf que ce dernier ne le fait pas tant pour tuer que pour provoquer des représailles et susciter de l’effroi. Céder à cet effroi, c’est contribuer au succès des terroristes. La peur est mauvaise conseillère. Les gouvernants doivent prendre garde à ne pas surréagir et tomber dans les pièges que leur tendent les terroristes. Cela nécessite un meilleur contrôle du narratif, et un usage très calibré de la force.
2. Ne pas espérer détruire l’OEI avec des bombes
La campagne aérienne déclenchée en août 2014 par une coalition internationale pourra certes détruire des camps d’entraînement, tuer des dirigeants ou perturber les mouvements de l’OEI. Pourtant aucun groupe terroriste n’a jamais été détruit par une campagne de bombardements. En 1998, l’aviation américaine bombardait pour la première fois des camps djihadistes en Afghanistan et une usine au Soudan. Depuis, ces bombardements n’ont guère cessé et se sont irrésistiblement accélérés. A-t-on vu reculer le terrorisme djihadiste au cours de ces trois décennies ? Au contraire, les bombardements, avec leurs dégâts aux infrastructures et leurs inévitables victimes civiles, peuvent contribuer à pousser les populations et les générations futures du côté des extrémistes.
3. Se méfier de ses amis
Tout le monde se déclare prêt à combattre l’OEI, toutefois chacun a ses arrière-pensées. Les monarchies sunnites sont davantage préoccupées par l’Iran, et l’Iran par les monarchies sunnites. Les Kurdes voient dans le combat contre l’OEI une chance de récupérer l’administration d’un territoire autonome, perspective que la Turquie veut éviter à tout prix. La Russie entend consolider sa position stratégique dans la région. Personne, parmi les acteurs cités, n’a les mêmes priorités, et les divergences au sein de cette « coalition » l’affaiblissent.
4. Ne pas être obsédé par le discours religieux
L’OEI justifie avec une insistance suspecte toutes ses actions avec un discours religieux. La religion est importante pour certains de ses militants, mais elle est aussi en partie le masque de la politique : pour paraphraser Olivier Roy, nous assistons à l’islamisation de l’ultra-violence autant qu’à la radicalisation de l’islamisme. C’est d’abord la déréliction politique, économique et sociale dans laquelle ont été abandonnées les populations arabes sunnites de Syrie et d’Irak qui a créé le terreau favorable. La répression féroce qu’ils ont connue lorsqu’ils ont demandé le rétablissement de leurs droits les a poussés dans un cycle de violence dont profite l’OEI pour recruter, lui permettant de se poser en parrain et protecteur. Dans les pays en guerre, on massacre. Et chez nous, on stigmatise et discrimine. Le degré d’exclusion est différent, cependant le résultat identique. Dans tous les cas, ce sont les musulmans sunnites qui sont visés, et que l’OEI cherche à fédérer.
5. Cesser de croire dans les vertus des régimes autoritaires
La vague contre-révolutionnaire actuelle semble remettre en selle le discours des diplomates avant les « Printemps arabes » : « les dictateurs arabes sont peut-être peu fréquentables, mais ils constituent au moins un rempart efficace contre le terrorisme ». Rien n’est plus faux. Certes, si les régimes autoritaires peuvent contenir leur société, ils le font comme la cocotte-minute contient le bouillon. Lorsqu’ils disparaissent, toutes les rancœurs, les frustrations accumulées pendant des décennies éclatent et produisent de la violence politique.
6. Ne pas prendre le résultat pour la cause
L’OEI, comme les autres groupes extrémistes, est un symptôme bien davantage que la cause des maux du Proche-Orient. Combattre l’OEI sans s’attaquer aux causes politiques, sociales, économiques, qui ont permis son ascension et lui ont assuré des succès est voué à l’échec. La violence, l’autoritarisme, le communautarisme, les discriminations sont les principaux carburants du terrorisme.
7. Ne faire reculer l’OEI que là où une alternative est possible
Comme enseigné dans les écoles militaires, il ne faut pas chercher à conquérir un territoire si l’on n’a pas la volonté ou les moyens de le contrôler par la suite, sinon, la victoire de la conquête se traduit en débâcle de l’occupation. Le projet politique doit accompagner, et même anticiper, les opérations militaires. Si l’OEI s’effondrait aujourd’hui sous les coups d’une coalition militaire, cela ne signifierait pas nécessairement une victoire. Faute de projet politique, les populations seraient livrées à un chaos qui ouvrirait la voie, dans six mois, dans un an, à un groupe aussi radical que l’OEI.
8. « Désescalader » le conflit chiites-sunnites
Les tensions actuelles sont alimentées par des sentiments de victimisation réciproque, des envies de revanches, une vision de l’autre fantasmée et parfois paranoïaque. Dans une certaine mesure, l’OEI est la réponse du monde sunnite à la vision d’un chiisme conquérant. L’apparition de deux coalitions parallèles, l’une autour de l’axe Iran-Russie, l’autre réunissant Occident et puissance sunnites, perpétue les tensions et conforte l’OEI.
9. Ne pas laisser pourrir les crises
Il faut bien sûr un accord de paix en Syrie. Il faut aussi que tous les Irakiens soient représentés par des institutions justes et inclusives. Il faut évidemment ramener la paix au Yémen et en Libye. Les guerres et les crises à travers le monde musulman sont un formidable vivier pour l’extrémisme et le terrorisme. Tous les conflits naissent locaux, pourtant lorsqu’un conflit se radicalise, il acquiert une dimension internationale qui le rend inextricable. Et au-delà du Proche-Orient, n’oublions pas le Sahel et l’Afrique subsaharienne.
10. Penser la paix civile avant toute intervention militaire
Une intervention militaire peut certes produire des résultats immédiats, en détruisant l’aura d’invincibilité du mouvement. Mais l’éradication d’un groupe terroriste ne peut provenir que d’un processus politique qui peut prendre de longues années. À l’inverse, le terrorisme provoque des fractures immédiates dans nos sociétés, comme l’ont encore montré les attentats de l’an dernier. Consolider le front intérieur, fragilisé par la menace terroriste, est une urgence qui ne peut attendre le démantèlement de l’OEI. Cela passe bien sûr par une prévention efficace des attentats, et aussi par le renforcement de la cohésion nationale et un rassemblement autour de ses valeurs. Refusons les politiques de la peur.
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