Dubaï, capitale économique de l’Iran

Les migrants iraniens installés à Dubaï ont longtemps servi d’intermédiaires pour l’importation en Iran des produits sous embargo, mais la pression internationale exercée à l’encontre des Émirats a abouti à une baisse des échanges commerciaux, avec des conséquences économiques non négligeables de part et d’autre. Depuis l’élection de Hassan Rohani, néanmoins, la question se pose de savoir si l’on ne va pas vers une relance des échanges économiques entre les deux pays.

Iranian Business Tower en construction, Dubai.
Imre Solt, 2011.

L’émigration massive des Iraniens vers les émirats date des années 1900. Elle a commencé après la décision de Téhéran d’imposer des taxes élevées sur les transactions commerciales effectuées dans les ports iraniens, ce qui entraîna un départ des marchands iraniens vers Dubaï. En peu de temps, ils devinrent avec les Indiens les commerçants les plus importants de la ville.

Cette émigration a été freinée après 1948 et la reconnaissance de l’État d’Israël par le shah. Elle était devenue suspecte aux yeux des nationalistes arabes qui établirent des comparaisons avec l’immigration juive en Palestine. Après la création des Émirats arabes unis (EAU) en 1971, il y eut un mouvement d’arabisation volontaire de la part de la communauté d’origine iranienne, qui entendait ainsi affirmer sa volonté d’intégration dans le tout jeune État.

Les échanges entre les deux rives n’ont longtemps concerné que les territoires du sud de l’Iran. Pour des raisons économiques, sociales et politiques, ils se sont élargis au cours du XXe siècle. Après la révolution de 1979 et la guerre Iran-Irak (1980-1988), une nouvelle vague de migrants iraniens, majoritairement issus des grandes métropoles mais comptant aussi les Iraniens « de retour »1 de l’Occident est venue s’ajouter à la présence ancienne des Iraniens du sud à Dubaï2.

Le Centre des statistiques de la ville refuse de fournir les données exactes mais le chiffre de 400 000 Iraniens dans les EAU circule dans la presse aussi bien iranienne qu’émiratie ou occidentale. Quatre vingts pour cent de cette population serait concentrée à Dubaï .

Contournement des sanctions internationales

La dépendance de l’Iran vis-à-vis des EAU3 s’est accentuée dans les années 1990 et 2000 avec la multiplication des sanctions internationales contre l’Iran. Dubaï et la Turquie sont alors les zones principales à partir desquelles l’Iran tente alors de contourner les sanctions et d’importer des produits sous embargo. La présence des migrants iraniens à Dubaï se renforce du fait de leur rôle d’intermédiaires, facilité par le peu de zèle des Émiratis à faire respecter les mesures internationales.

Réexportations des Émirats arabes unis vers l’Iran entre 2001 et 2010 (en milliard de dollars)
Source : Ministère du commerce extérieur des Émirats arabes unis

Dès lors, d’autres partenaires commerciaux de la République islamique, comme la Chine, n’hésitent pas à passer par Dubaï pour faire parvenir à l’Iran les biens qui lui sont nécessaires. Ainsi, certaines entreprises chinoises achètent de l’essence en tant qu’intermédiaires à Singapour et la revendent à l’Iran à travers des sociétés installées dans la ville. Ces biens, une fois importés en Iran, sont comptabilisés dans les statistiques iraniennes comme produits en provenance des EAU. Et selon un membre du consulat d’Iran à Dubaï, 40 % des importations d’essence de l’Iran se font depuis les Émirats, ce qui n’apparaît pas dans les chiffres officiels qui ne concernent que les échanges non pétroliers. Cette relation a semblé se maintenir malgré les sanctions, comme le montrent les chiffres récents de la principale compagnie pétrolière de Dubaï, Emirates National Oil Company (Enoc) et la part importante des condensats iraniens, désormais importés par Dubaï sous forme de troc — bien qu’il soit impossible d’identifier ce que les Émirats donnent en retour. Cette évolution confirme le besoin ressenti par les autorités de Dubaï de maintenir leurs relations commerciales avec l’Iran4. L’importation des condensats iraniens à Dubaï a connu une augmentation de plus de 20 % par rapport à 2011.

Par ailleurs, en octobre 2012, la presse iranienne signalait qu’en raison de la dévaluation de la monnaie iranienne le trafic de produits combustibles, par boutre, s’était intensifié depuis les villes côtières iraniennes vers les pays voisins5.

Double jeu

Toutefois, entre 2010 et 2013, les Émirats, et plus particulièrement l’émirat de Dubaï, ont adopté sous la pression occidentale un nouveau discours visant à respecter davantage les sanctions imposées à l’Iran.

En dépit de l’absence de déclarations officielles, les entretiens effectués auprès d’Iraniens de Dubaï montrent que jusqu’en 2013 il était devenu quasiment impossible pour les nationaux iraniens d’obtenir des cartes de résidents s’ils en faisaient la demande pour la première fois (cela ne comprend pas les demandes de visa de tourisme, qui s’obtiennent toujours facilement).

En juin 2010, les autorités émiraties ont annoncé qu’elles allaient geler les avoirs des comptes de quarante et un entités et individus iraniens6. L’ouverture de sociétés est devenue de plus en plus complexe pour les Iraniens. Les autorités de la zone franche de l’émirat de Ras al-Khaimah, pourtant traditionnellement plus souples ont annoncé le 28 juillet 2010 qu’elles n’attribueraient plus de licences aux Iraniens7. De même, les contrôles sécuritaires sur les bateaux en provenance d’Iran sont devenus plus stricts et les compagnies d’assurance de Dubaï ont eu l’interdiction d’assurer ces bateaux8.

Par conséquent, les sanctions ont affecté les échanges commerciaux entre les deux rives. Les tableaux ci-dessous montrent une baisse des importations et exportations entre les deux pays. Les Émirats sont cependant restés le troisième client de l’Iran et le premier pays exportateur de produits non pétroliers vers l’Iran.

Les trois premières destinations des produits non pétroliers exportés depuis l’Iran (en milliards de dollars)
(Source : statistiques de la douane iranienne 2012-2013)
Pays de destinationMars 2012-mars 2013Mars 2011-mars 2012% de variation par rapport à l’année précédente
Irak 6,3 5,1 22,3
Chine 5,513 5,557 - 0,08
EAU 4,2 4,5 - 6,6
Les premiers pays exportateurs des produits non pétroliers vers l’Iran (en milliards de dollars)
(Source : statistiques de la douane iranienne 2012-2013)
Pays de destinationMars 2012-mars 2013Mars 2011-mars 2012% de variation par rapport à l’année précédente
EAU 10,6 19,7 - 46,13
Chine 5,513 5,557 9,2
Corée du Sud 4,2 4,5 1,52

Cette baisse représente des risques, non seulement pour l’Iran mais également pour les EAU. Une partie de cette baisse des échanges avec les Émirats a été reportée, selon la Chambre de commerce iranien, sur les échanges avec l’Inde et la Chine. Les Émirats ont perdu, avec le respect des sanctions, le rôle d’intermédiaire qu’ils jouaient avec des pays comme la Chine, les échanges se faisant directement. Les sanctions imposées aux ports iraniens ont dans un premier temps encouragé l’Iran à utiliser davantage les ports émiriens. Selon la même source, les ports iraniens reçoivent toujours environ deux millions de conteneurs par an dont 1,5 million des Émirats. Les produits à destination de l’Iran sont déchargés aux Émirats puis transportés dans des bateaux de faible dimension vers la côte iranienne. Ainsi, 25 à 30 % des activités du principal port de Jebel Ali à Dubaï seraient liés aux échanges avec l’Iran9.

Le directeur de la Chambre de commerce Iran-Émirats a par ailleurs annoncé en février 2013 la décision d’une partie des commerçants iraniens de transférer leurs capitaux vers d’autres pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) et notamment vers le sultanat d’Oman où ils semblent être mieux accueillis. Une baisse de 20 % du nombre des sociétés iraniennes a été enregistrée aux Émirats. Elle a profité à d’autres pays du Conseil de coopération du Golfe, mais aussi à des régions comme le Kurdistan irakien. Compte tenu des plans de développement de ports comme celui de Sohar au sultanat d’Oman et de sa localisation idéale de l’autre côté du détroit d’Ormuz, les bateaux de petite dimension peuvent très facilement transporter les produits depuis la côte omanaise vers les côtes iraniennes et notamment vers Bandar Abbas. En l’absence de statistiques officielles, on estime aujourd’hui à cinq cents le nombre de sociétés qui ont émigré depuis les Émirats vers le sultanat d’Oman10.

Une nouvelle ère des relations entre l’Iran et les EAU ?

Cependant, la situation des Iraniens aux Émirats semble avoir connu des changements depuis déjà quelques mois : l’obtention de visas a été facilitée11. La question se pose de savoir si l’on n’assiste pas à une nouvelle ère des relations entre les deux États. De fait, les relations historiques de voisinage, d’interdépendance économique et sociale n’ont jamais été complètement suspendues, que ce soit dans la sphère des échanges formels — où les acteurs étatiques jouent un rôle important — ou bien dans celle des échanges informels. Les réseaux formels et informels, qui nourrissent ces échanges, sont constitués par les pratiques qu’entretiennent des individus issus des différentes vagues de migration. Ils peuvent impliquer des citoyens iraniens du sud de l’Iran ayant, par exemple, un cousin ou un oncle naturalisé émirien. Ou encore, les relations entre une société officiellement déclarée à Dubaï comme étant d’origine occidentale et néanmoins gérée par un Iranien naturalisé américain entretenant des liens avec ses partenaires en Iran.

L’histoire de ces territoires qui bordent le Golfe a montré depuis plus d’un siècle que, bien qu’influençant les stratégies d’acteurs, les décisions prises par les pouvoirs politiques — États centralisés comme l’Iran de Reza Shah ou instances internationales d’aujourd’hui — sont aussi facilement contournées lorsque l’économie de la survie dicte ses propres règles.

1Ces derniers migrants emploient le terme de « retour » car ils considèrent qu’ils sont revenus dans un environnement davantage familier que celui de leur pays d’origine.

2Lire à titre d’exemple : « Iranian expats in the UAE see polls as a pointless exercise », GulfNews, 1er mars 2012.

3Daniel Dombey, Blas Javier, Carola Hoyos, « Chinese Begin Petrol Supplies to Iran », Financial Times, 22 septembre 2009.

6« Official : Private Firms, Businesses Oppose Sanctions against Iran », Fars News Agency/Iran Tracker, 13 février 2011.

7Tom Arnold, « RAK free zone refuses Iranian companies », The National, 28 juillet 2010.

8Raissa Kasolowsky, Jonathan Saul, « Iran feels sanctions heat at UAE ports »Reuters, 3 août 2010.

10Idem.

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