Échec de l’offensive de l’Armée syrienne libre contre l’État islamique en Irak et au Levant

Le 3 janvier 2014, deux formations issues de l’Armée syrienne libre (ASL), renforcées plus tard par une coalition de rebelles modérés et de salafistes du Front islamique ont lancé une offensive contre l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL). Elle s’est soldée par un échec, malgré la supériorité numérique des assaillants. Plus d’un mois après, l’EIIL semble en mesure de maintenir nombre de ses positions.

Cérémonie d’allégeance de plusieurs tribus à Abou Bakr al-Baghdadi, émir de l’EIIL. Au centre, le représentant de l’émir chargé de recevoir les allégeances.
Raqqa, octobre 2013 (RMC).

Malgré l’affiliation officielle de Jabhat an-Nosra à Al-Qaida, c’est contre l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL)1 que se sont focalisées les critiques des autres composantes de la rébellion, qu’elles soient laïques, islamo-nationalistes ou même salafistes. Ces dénonciations se résument en trois points principaux :

➞ l’EIIL combat toujours d’autres rebelles ;

➞ l’EIIL ne se confronte pas au régime syrien ;

➞ le régime épargne systématiquement les positions de l’EIIL.

Il convient de faire une différence entre les conflits mettant aux prises des soldats à un checkpoint, qui dégénèrent parfois, et l’élimination délibérée de brigades « laïques » pro-occidentales qui relève d’une stratégie de plus en plus clairement assumée par le commandement de l’EIIL. C’est ainsi que la brigade « Tempête du nord » de l’ASL basée dans la ville d’Azaz, au nord-ouest d’Alep, a été combattue puis expulsée de la ville par l’EIIL dès le début du mois d’octobre 20132. En revanche, jusqu’au déclenchement de l’offensive contre l’EIIL début janvier, il ne semble pas qu’il y ait eu de volonté de frapper les chefs des autres coalitions rebelles. Au contraire, de nombreux récits révèlent que les relations entre groupes étaient plutôt bonnes3.

L’offensive de l’Armée syrienne libre contre l’État islamique en Irak et au Levant
Groupes religieux et villes citées dans l’article, par Philippe Rekacewicz.

La plupart des opérations réalisées par Jabhat an-Nosra jusqu’à la proclamation de l’EIIL en avril 2013 ont été dirigées par des commandants de l’État islamique d’Irak qui ont par la suite intégré son extension au Levant. Ainsi la défense des quartiers rebelles de la ville d’Alep, la conquête de l’aéroport militaire de Taftanaz près d’Idlib et de la ville de Raqqa, où Jabhat an-Nosra joua un grand rôle, sont en partie à mettre au compte de l’EIIL. De même, la plupart des combattants étrangers de la brigade des Mouhajirines qui prirent la base 111 dans la province d’Alep, ont fait quelques mois plus tard allégeance à l’EIIL. On peut citer encore la conquête par ce groupe de l’aéroport militaire de Menagh près d’Azaz en août 2013 et de la base 66 dans la province de Hama en septembre, puis les combats de l’EIIL contre les troupes d’Al-Assad, dans la région d’Alep, sur les fronts de Cheikh Saïd, Nouboul et Zahra, Kweires, Naqarine, Khan Tomane, Magharat al-Artiq et Afrin, ou dans la province de Deir el-Zor, autour de la base 137 et du dépôt d’armes de la localité d’Ayyash.

Convergence d’intérêts entre le régime et l’EIIL

Une simple consultation des dépêches des agences de presse du mois de janvier 2014 indique que l’aviation du régime de Bachar Al-Assad a bombardé plusieurs QG du groupe djihadiste, tuant des dizaines de ses combattants le 19 janvier à Raqqa4 et le 24, dans la ville d’Al-Bab au nord d’Alep, un cadre saoudien recherché par Interpol.

Il existe néanmoins une réelle convergence d’intérêts entre le régime de Al-Assad et ce groupe djihadiste. La domination de l’EIIL sur plusieurs « territoires libérés », qui voient l’application stricte de la charia et l’installation de milliers de djihadistes venus du monde entier, parfois avec leurs familles, donne un argument de poids à Al-Assad dans ses négociations avec les Occidentaux, effrayés par ce phénomène. L’éradication des djihadistes n’est donc pas pour le moment sa priorité stratégique.

Quant à Abou Bakr Al-Baghdadi, émir de l’EIIL dont la priorité est d’abord d’assurer la pérennité de son « État » transnational en cours de formation, il a pleinement conscience que la chute du régime de Damas entraînerait immédiatement la formation contre lui d’une coalition regroupant la plupart des rebelles sunnites et les restes du « régime alaouite », voire l’intervention des drones américains. Ce scénario s’inspire en partie de l’histoire de l’État islamique d’Irak qui, à partir de 2007, combattit à la fois l’armée américaine, les troupes du gouvernement de Nouri Al-Maliki, mais aussi les milices sunnites de la « Sahwa ».

Le modèle irakien de la « Sahwa »

La proclamation de l’État islamique d’Irak le 13 octobre 2006 et l’allégeance politique qu’il a voulu imposer de force au sein de la résistance sunnite à l’occupation américaine avaient provoqué un rejet au sein de cette dernière, y compris parmi les islamistes. Ainsi était né le mouvement de la Sahwa (« réveil » en arabe, en référence au réveil des tribus sunnites se révoltant contre les djihadistes), développé et fortement soutenu en 2007 par les Américains. Bien que de nombreux rebelles syriens refusent d’être assimilés à une nouvelle sahwa, La similitude de la situation actuelle en Syrie avec celle de l’Irak est forte.

Les ingrédients qui ont provoqué l’apparition de la Sahwa en Irak se retrouvent en Syrie : forte résistance de la rébellion à la politique autoritaire de l’EIIL, existence d’acteurs extérieurs proposant des ressources financières et un arsenal à tous ceux qui combattraient l’EIIL. En Syrie, ce sont les puissances régionales, notamment l’Arabie saoudite et la Turquie, qui ont directement contribué à l’émergence de cette sahwa syrienne. Riyad finance et encadre le Front islamique tandis que la Turquie soutient en particulier le Front révolutionnaire syrien (FRS) de Jamal Maarouf.

Le 22 janvier dernier, lors d’une intervention prononcée dans le cadre de la conférence de Genève II à Montreux, le chef de la Coalition nationale syrienne (CNS), Ahmed Jarba, a affirmé que l’ASL, en coordination avec plusieurs pays amis, était venue à bout des terroristes de l’EIIL dans les provinces d’Idlib, d’Alep et de Hama. Sur le terrain syrien, cette guerre contre l’EIIL est justifiée aux yeux de l’opinion publique syrienne par la mort d’Abou Rayan, un commandant salafiste du Front islamique, exécuté par un membre de l’EIIL voulant venger la mort de plusieurs combattants tués par la brigade d’Abou Rayan à Maskana5. Cependant, contrairement à l’affirmation victorieuse d’Ahmed Jabra, celle-ci s’avère aujourd’hui être un échec.

Les victoires de l’EIIL : cohérence idéologique et alliances avec les tribus

Après le déclenchement début janvier de l’offensive de la rébellion, l’EIIL a mené une contre-attaque avec succès, bien que ses adversaires fussent supérieurs en nombre et bénéficiant de l’aide des puissances régionales. Outre la qualité de ses combattants et les compétences militaires de leurs commandants6, c’est d’abord la cohérence idéologique interne de l’EIIL qui explique sa capacité de résistance. L’EIIL est en effet, probablement avec le Hezbollah, la seule force militaire présente en Syrie dont tous les combattants, malgré leurs différences culturelles et linguistiques, adhèrent à la même idéologie et au même programme politique. Cette unité assure une organisation et une discipline sur le terrain qui tranchent avec celles d’une ASL regroupant à la fois des militaires déserteurs et des bandes mafieuses, ou même de celles du Front islamique partagé entre islamistes modérés et salafistes7. Même Jabhat an-Nosra, la branche syrienne d’Al-Qaida ne bénéficie pas d’une telle homogénéité idéologique.

L’ancrage du groupe djihadiste au sein de certaines tribus syriennes contribue aussi à expliquer sa capacité de résistance, notamment dans ses fiefs de Raqqa et de Jarablos. Deux cas exemplaires :

➞ à Raqqa, certaines tribus désireuses de stabilité et convaincues que le régime de Bachar Al-Assad ne reviendra jamais se sont tournées vers l’EIIL, parfois sans aucune considération idéologique. Ainsi la tribu des ‘Afadila, anciennement affiliée au régime, a fait allégeance à l’EIIL, tandis que d’autres tribus ont choisi de placer leurs fils dans toutes les brigades, y compris celles de l’EIIL, afin de préserver leurs intérêts quoi qu’il advienne. Lorsque les combats ont éclaté à Raqqa entre pro et anti-EIIL, la plupart des tribus de la ville ayant des fils dans les deux camps les ont écartés du champ de bataille pour éviter qu’ils ne s’entretuent, contraignant le camp anti-EIIL de la ville à faire appel à des combattants salafistes du Front islamique d’Idlib et d’Alep, pour appuyer la brigade des révolutionnaires de Raqqa alliée à Jabhat an-Nosra. Mais cette dernière n’a pas participé directement aux combats contre l’EIIL, malgré l’annonce de l’exécution de son émir local, Abou Saad Al-Hadrami8. La chute, dès le 9 janvier, des positions tenues par les renforts du Front islamique a préfiguré la victoire de l’EIIL qui a été définitive le 14 janvier après la chute de Ramayla, dernier quartier tenu par la brigade des révolutionnaires de Raqqa ;

➞ à Jarablos, ville située au nord-est d’Alep, plus de dix jours de combats ont été nécessaires à l’EIIL pour reprendre le contrôle total de son bastion, en s’appuyant sur une vieille rivalité entre les deux principales tribus de la ville : les Jays et les Tayy. Liée au régime puis à l’ASL, la tribu des Jays, qui a la réputation d’être peu pratiquante, avait toujours dominé les Tayy, perçus comme davantage conservateurs, dont les fils ont pour une large part rallié Jabhat an-Nosra, puis l’EIIL9. En juillet 2012, lorsque les troupes de Damas quittent Jarablos, les deux tribus disposent chacune d’une légitimité révolutionnaire. Les Jays s’appuient en effet sur la famille de Youssouf Jadir, un officier déserteur qui a rejoint l’ASL avant de mourir « en héros » lors de la bataille de l’académie militaire d’Alep, tandis que le cheikh Ahmad Moustafa, membre de la tribu des Tayy et l’un des imams les plus populaires de Jarablos, a trois frères qui sont tombés « martyrs ».

Le cheikh Ahmed Moustafa n’a pas fait formellement allégeance à l’EIIL mais plusieurs membres de sa famille, dont deux de ses frères, ont intégré l’organisation, renforçant ainsi la légitimité des Tayy à diriger la ville de Jarablos. Le conflit a fini par éclater entre les deux tribus, après l’assassinat d’un djihadiste étranger par un homme de la famille Jadir des Jays. Les membres de la tribu des Tayy appartenant à l’EIIL décidèrent alors de chasser de Jarablos leurs rivaux et finirent par prendre le contrôle total de la ville durant l’été 2013.

C’est à l’aune de ces événements qu’il convient d’aborder les combats du mois de janvier 2014 qui ont opposé les combattants de l’EIIL — regroupant à la fois des volontaires étrangers mais aussi de nombreux membres de la tribu des Tayy — et de l’autre la famille Jadir, avide de revanche, épaulée par une partie de la tribu des Jays et par quelques miliciens séparatistes kurdes. Surpris par l’attaque du 5 janvier, puis retranchés dans le centre culturel de Jarablos jusqu’au 16, les combattants de l’EIIL ont brisé le siège imposé par les rebelles grâce à l’arrivée de renforts venus d’Alep. Le lendemain, l’EIIL reprenait le contrôle total de la ville.

À Jarablos comme à Raqqa et probablement dans d’autres villes, beaucoup d’habitants soucieux de voir revenir l’ordre et la sécurité dans leurs villes s’accommodent, tant bien que mal, de la présence des combattants de l’EIIL. « Au début mes parents étaient contre l’EIIL mais aujourd’hui ils préfèrent encore leur attitude autoritaire à l’anarchie qui règne dans les endroits contrôlés par l’ASL. C’est vrai qu’avec l’ASL on était libre de faire ce que l’on voulait mais avec eux la ville n’était pas sécurisée et l’on pouvait se faire enlever par des gangs du jour au lendemain » 10.

Convaincus que l’autorité du régime syrien ne reviendra jamais à l’est ni dans la campagne bédouine d’Alep, plusieurs leaders tribaux à la recherche de protecteurs et désireux d’établir de nouvelles alliances ont donc choisi de faire allégeance à l’EIIL, sans même passer préalablement par la case ASL ou Front islamique. L’EIIL a ainsi récemment reçu l’allégeance de la tribu des Haddidin, présente à l’est d’Alep et dans la Badia (désert de Syrie), et celle du clan des Bou ‘Izz ad-Din apparenté à la tribu des ‘Agaydat, dans la province de Deir el-Zor, non loin des frontières avec l’Irak. La prise de contrôle de cette province pourrait à terme assurer à l’EIIL une continuité territoriale allant de Fallouja jusqu’aux campagnes du nord d’Alep.

Plus d’un mois après le début du lancement de l’offensive contre elle, l’EIIL semble en mesure de maintenir nombre de ses positions, à Raqqa, dans la vallée de l’Euphrate et aussi probablement, si les djihadistes parviennent à briser le siège d’Azaz, dans tout le nord de la province d’Alep. Dans un [communiqué daté du 3 février 2014, le commandement général d’Al-Qaida a réfuté tout lien organisationnel avec l’État islamique en Irak et au Levant, confirmant ainsi que Jabhat an-Nosra est la seule branche d’Al-Qaida en Syrie mais aussi au Liban, où elle a déjà effectué plusieurs attentats.

1Contrairement à une idée reçue, l’EIIL et al-Qaida sont aujourd’hui deux organisations différentes, avec des stratégies distinctes et des agendas parfois divergents. Lire Romain Caillet, « De la désaffiliation de l’État islamique à al-Qaïda », The Huffington Post (version française), 8 octobre 2013, et « The Islamic State : Leaving al-Qaeda Behind », Carnegie Endowment for International Peace, 27 décembre 2013.

2Les principales raisons de la confrontation entre l’EIIL et la brigade « Tempête du Nord » sont évoquées dans Romain Caillet, « Non-dits autour d’une libération d’otages en Syrie », Al Huffington Post Maghreb, 22 octobre 2013.

3Voir notamment cette interview du colonel Abd al-Jabar al-Okaïdi, chef du conseil militaire de l’ASL à Alep, évoquant ses relations cordiales avec les commandants de l’EIIL à Alep.

4Dépêche relayée notamment sur le compte Twitter de la chaîne d’information libanaise al-Mayadeen TV.

5Un responsable de l’EIIL a publié un long texte à propos de « l’affaire Abou Rayan ». Outre sa responsabilité dans la mort de plusieurs combattants de l’EIIL, le commandant salafiste était également accusé par les djihadistes d’être l’homme des services turcs lorsqu’il opérait dans la ville frontière de Tal Abyad au nord de Raqqa.

6En particulier Omar ash-Shishani, de son vrai nom Tarkhan Batirashvili, ancien sergent de l’armée géorgienne ayant participé à la guerre russo-géorgienne d’Ossétie du Sud en 2008.

7Le Harakat Ahrar ash-Sham al-Islamiyya (HASI), la composante salafiste du Front Islamique, compte en son sein un courant djihadiste, minoritaire mais néanmoins influent, dirigé par Abou Khalid as-Suri, un ancien membre d’al-Qaïda proche d’Ayman Al-Zawahiri. Consulter : « Syrian rebel leader was bin Laden’s courier, now Zawahiri’s representative ».

8Voir le communiqué de la section de l’EIIL à Raqqa, annonçant l’exécution d’Abu Saad al-Hadrami pour apostasie sans donner davantage de précisions, ni mentionner les projets de ce dernier visant à renverser l’EIIL à Raqqa.

9Entretien effectué à Beyrouth le 25 janvier 2014 avec un ingénieur originaire de Jarablos, qui réside actuellement au Liban et dont le dernier séjour dans sa ville natale remonte au mois de décembre 2013, quelques semaines avant le début des combats.

10Ibid.

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