Égypte. Cheikh d’Al-Azhar et révolutionnaire

Le martyr d’Emad Effat · Il y a huit ans, l’Égypte se soulevait contre la dictature. Quelques mois plus tard, le 16 décembre 2011, Cheikh Emad Effat tombait sous les balles de l’armée. On se souvient de lui désormais sous les surnoms de « Cheikh de la Révolution » (Cheikh Al-Thawra) et de « Martyr d’Al-Azhar » (Chahid Al-Azhar).

Portrait du cheikh Emad Effat par Ammar Abo Bakr sur un mur de l’université américaine, Le Caire.

Cheikh Emad était un cheikh d’Al-Azhar, c’est-à-dire un alim (érudit) au sens ancien du terme. Il était diplômé dans plusieurs disciplines : en langue arabe de l’université Ain Shams d’abord, en droit islamique (charia) ensuite et aussi en jurisprudence islamique de l’université Al-Azhar. Avant cette formation approfondie, il avait penché vers le salafisme ultra-conservateur, mais dans sa vingtaine il s’était tourné vers le courant dominant du sunnisme traditionnel.

Il enseignait entre les vieux murs de la mosquée Al-Azhar à la manière traditionnelle, fidèle à la méthode d’enseignement (minhaj) azharie. Cela signifie, comme le décrit l’imam Al-Saffarini dans son livre Lawami Al-Anwar, les deux écoles théologiques dominantes que sont l’acharisme et le maturidisme, une école théologique mineure (atharisme ou hanbalisme), les écoles sunnites de droit musulman, et le soufisme. Ces écoles représentent le sunnisme normatif à travers l’histoire, et la majorité des musulmans le suivent. J’ignore si le cheikh Emad faisait partie d’un ordre soufi particulier (tariqa), mais je sais qu’il enseignait des textes soufis, entre autres Hikam (aphorismes) d’Ibn Ata Allah Al-Iskandari, maitre spirituel de l’ordre soufi chadhili.

Dans le même temps, il croyait profondément à la contextualisation des situations, dans la plus pure tradition de sa formation azharie. Son étudiant Ibrahim Al-Houdaibi le rappelle : « Le cheikh tenait en haute estime les gens compétents et écoutait attentivement les experts de disciplines diverses. Il prenait volontiers l’avis de spécialistes en sciences sociales avant d’exprimer son opinion sur un sujet lié à leurs domaines. Il dénonçait les soi-disant "prêcheurs" et "cheikhs" qui parlaient de la religion de Dieu sans être vraiment qualifiés. » Combien sont peu nombreux ceux qui prêtent attention à ce point important aujourd’hui, malgré sa résonance à travers les siècles, conformément à l’enseignement des savants et théologiens (oulémas).

Un comportement inspiré par Hassan et Hussein

Cheikh Emad était également membre de l’establishment officiel d’Al-Azhar. Par cela, je veux dire qu’il s’est engagé d’une manière plutôt directe sur des textes officiels de grande envergure. De l’année 2003 à sa mort, il a été le directeur des verdicts religieux (amin al-fatwa) à Dar Al-Ifta, une branche du ministère de la justice qui rendait des jugements pour répondre aux demandes de citoyens ou d’administrations de l’État. L’un de ses professeurs préférés était l’ancien grand mufti de l’Égypte, Ali Gomaa.

Mais un autre aspect de la personnalité du cheikh Emad Effat le poussa à manifester contre les dirigeants militaires en 2011. Ironiquement, un des témoignages les plus significatifs de cette facette du cheikh vient du grand mufti Ali Gomaa qui n’approuvait pas ses positions. Ses propos ont été rapportés par le docteur Walid Almusharaf : « Il ne m’a jamais demandé mon avis pour se rendre sur la place Tahrir. Il me reprochait de ne pas y avoir été moi-même. Il disait qu’à ses yeux "l’air de Tahrir était plus pur que celui autour de la Kaaba." Je l’ai critiqué pour cette déclaration. »

Sa veuve, Nashwa Abdel-Tawwab, rappelle : « Durant les sit-in à la place Tahrir [en janvier et février 2011, lorsque la révolution éclate], il allait au travail le matin et passait la nuit à Tahrir. » Cheikh Emad croyait en la révolution, il y voyait l’application du texte coranique qui invite à « promouvoir le bien et interdire le mal ». Dans la journée, il faisait son travail en tant qu’alim appartenant au système officiel étatique, et dans la soirée, il allait sur la place Tahrir pour demander des comptes à ce même système. Il n’y voyait aucune contradiction, mais bien au contraire la fidélité à ses principes.

Un de mes amis m’a raconté qu’il se trouvait dans le bureau du cheikh Emad lorsque celui-ci reçut un appel téléphonique d’un policier qui voulait le consulter sur le droit de tuer des manifestants désarmés. Cheikh Emad fut catégorique : c’est totalement interdit (haram). Certes, il était engagé dans cette structure d’autorité étatique, mais sur la base de principes, et ces principes comprenaient le fait de dire sa vérité à l’institution elle-même. Cela révèle un aspect de sa personnalité inspiré par Hussein1, comme nous le rappelle le docteur Walid Almusharaf : « Quand vint le temps des élections [en 2011], il exprima son opinion sans craindre la critique : voter pour d’anciens membres du régime était un péché, car cela voulait dire voter pour quelqu’un qui était convaincu de corruption. »

Cheikh Emad alliait donc deux approches du pouvoir, inspirées par les personnalités de Hassan2 et de Hussein, les petits-fils du Prophète : le premier prônait le dialogue avec le pouvoir pour minimiser le conflit et ses répercussions ; le second s’opposait au pouvoir en le critiquant ouvertement. Selon le cheikh, ces deux approches étaient étroitement liées par l’adhésion aux principes et le refus total de se soumettre à tout type d’autoritarisme.

Le bon, la brute et le truand

Évoquant les affrontements de la fin 2011 au cours desquels il a été tué, son épouse affirme qu’« il ne voulait pas participer au sit-in devant le siège du gouvernement, mais dès qu’il a vu la violence, il ne pouvait pas rester en retrait et regarder les gens mourir, il est allé à la manifestation pour se montrer solidaire avec les manifestants. » « Il n’était pas partisan de la violence, ajoute-t-elle, il était là en solidarité avec les manifestants.

Prétendre qu’il tenait des discours différents selon les publics serait réducteur, car cela voudrait dire qu’il n’était pas cohérent. En réalité, l’opposition ouverte — inspirée par Hussein — convient à certaines situations, quand la temporisation des conflits — inspirée par Hassan — convient à d’autres. Et les deux sont prophétiques. Et ils reviennent tous les deux à l’ancienne prescription selon laquelle il faut interdire le mal et enjoindre le bien. Cet engagement est-il efficace ? Qu’en est-il de ceux qui souffriraient en son absence ? Quelle est l’ampleur de cet engagement qui est nécessaire ? Peut-il être limité ? Devrait-il l’être ? Et si l’on ne peut pas le faire correctement et correctement, alors ne pas s’en mêler n’est pas une mauvaise option. Mais il faut suivre les principes sans relâche. Si j’ai appris quelque chose du modèle de Cheikh Emad c’est ceci : ce n’est pas parce qu’un pouvoir est moins corrompu que le précédent que cela doit le mettre à l’abri d’une critique justifiée. Dans le monde du bon, de la brute et du truand3, l’existence de la brute n’excuse pas le truand. Même si cela semble irréaliste et difficile, s’efforcer d’être dans le bon est une récompense en soi — dans ce monde et dans l’au-delà —, même si cela veut dire qu’on est condamné à la fois par la brute et par le truand.

Le massacre de Maspero

Il existe d’autres aspects subtils de la vie du cheikh Emad ; bien que discrets ils sont extrêmement importants. Par exemple, lorsque Cheikh Emad participait aux manifestations, il le faisait incognito sans porter le costume traditionnel d’Al-Azhar. Ses étudiants savaient qu’il y participait, et le respectaient pour cela, mais il n’abusait pas de son autorité religieuse. Il y allait en tant qu’Égyptien, éventuellement en tant que religieux. Il détestait l’utilisation de l’imagerie et du langage religieux à des fins contraires à l’éthique. À l’un de ses étudiants, il dit qu’il ne portait le costume d’Al-Azhar, car il n’avait pas l’intention de représenter cette institution ni Dar al-Ifta’ lorsqu’il manifestait. Il y participait en tant que citoyen égyptien inquiet pour l’avenir de son pays : « L’amour de la patrie fait partie de la foi » — hadith mis en doute pour son authenticité, mais non pas pour son sens.

Mon ami Ibrahim Al-Houdaibi a twitté un jour sur le massacre des Coptes à Maspero qui avait eu lieu au Caire le 9 octobre 2011, en déclarant que tout discours qui ne commençait pas par condamner ce massacre était « un affront à l’humanité et au patriotisme ». Cheikh Emad, qui n’a posté que neuf tweets dans sa vie, répondit : « Et à la religion. »

Le vocabulaire religieux dans le lexique de Cheikh Emad avait pour seul rôle de défendre la vérité face au pouvoir, et non de justifier l’abus du pouvoir par une sorte de gymnastique verbale. Il était clair sur le rôle de l’État égyptien — malgré le fait qu’il travaillait dans une de ses institutions — ainsi que sur le confessionnalisme. Le massacre de Maspero n’était rien d’autre qu’un scandale confessionnel commis par des institutions gouvernementales et défendu par des populistes religieux, Frères musulmans et autres. Mais pas par Cheikh Emad.

Je trouve la condamnation du massacre de Maspero doublement intéressante, car elle indique clairement qu’un homme religieux tel que Cheikh Emad rejetait l’autoritarisme et l’abus de pouvoir contre les faibles par les puissants. Que ce soit au nom de la religion ou d’autre chose ; que ce soit par l’État ou par des acteurs non étatiques. Et ceci indépendamment de son adhésion au sunnisme traditionnel, ou plutôt, dirait-il, à cause de sa fidélité au sunnisme traditionnel. Il ne préconisait pas une dissociation complète du pouvoir, bien que je pense qu’il respectait également ce choix comme légitime. Mais il était cohérent.

Se soumettre aux pressions ?

Dans les années qui ont précédé la révolution de 2011, cheikh Emad écrivit à Ibrahim Al-Houdaibi qui avait évoqué le respect envers les cheikhs. Sa réponse est révélatrice :

Il y a toutes ces bonnes paroles sur le respect des cheikhs, qui leur confèrent une marge de manœuvre et leur trouvent des excuses, mais qu’en est-il du droit de Dieu défini par la religion ? Où est le droit du public qui ne sait où se trouve la vérité, car les cheikhs demeurent silencieux au nom du respect dû aux grands cheikhs ? Quelle est cette nouvelle idole que vous appelez « pression » ? Comment comparer cela à la résistance de Ahmad Ibn Hanbal et à son emprisonnement pour avoir refusé de contourner la religion pour justifier des souverains injustes ?

Quelle est cette idole que tu as inventée, cette idole qu’est la pression ? Si nous nous soumettons à ces nouveaux rites, à cette nouvelle idole, nous tolérerons les menteurs, les pêcheurs et d’autres grandes calamités sous prétexte de la pression que nous subissons et pour pouvoir y échapper. Ô, Hommes, cette pression n’existe que dans vos têtes, pas dans la réalité. Y a-t-il une nouvelle opinion en jurisprudence qui dit que la coercition peut se produire par illusion ? En sommes-nous réduits à employer des termes religieux pour contourner la religion afin de justifier les grands pêchés que nous commettons ? Nous utilisons donc des termes légitimes tels que le pour et le contre, le moindre mal ou la pression pour trouver des excuses à ne pas dire ce qui est juste et à se soumettre à ce qui est faux !

Les cheikhs d’al-Azhar avaient l’habitude de laisser leur lettre de démission auprès de leurs secrétaires en leur enjoignant de les envoyer à la presse s’ils les surprenaient à céder aux pressions. Quand ils sont honnêtes envers Dieu, Il les rend victorieux et les chérit.

Où étiez-vous pendant ces événements ?

Si deux phrases pouvaient résumer la vie de Cheikh Emad, ce seraient celle de sa veuve, puis celle de l’un de ses élèves. La première a été écrite sur sa vie pendant le soulèvement, la seconde sur sa vie et sa mort pendant la période révolutionnaire.

[Cheikh Emad] allait au travail [à Dar Al-Ifta Al-Misriyya] le matin et passait la nuit à la place Tahrir. (Nashwa Al-Tawwab)

[Cheikh Emad] a fait face aux balles et au reste. (Dr. Walid Almusharaf)

Mais si devais ajouter quelque chose de plus long, ce serait peut-être cette première leçon qu’il donna après la démission de Hosni Moubarak en 2011, et que rapporte Houdaibi :

J’invite tout le monde, et surtout mes étudiants, à s’arrêter et à réfléchir. La jauge n’est pas le succès de la révolution, mais la prise de position. Les révolutions peuvent échouer, et les appels sincères peuvent être réduits au silence. Certains prophètes, la paix soit sur eux, viendront seuls au jour du Jugement dernier, certains ont été tués, mais cela n’est pas une preuve de leur échec. Bien au contraire, ce qui compte, c’est leur prise de position.

Ne regardez pas les conséquences de ce qui s’est passé, mais la nature de cet événement et ce qu’il a été. Quelle était ta position ? Où te situais-tu ? Pourquoi certains d’entre nous étaient-ils présents en classe et à la prière, mais absents à ces moments bénis ? Nous devons nous réévaluer et nous sentir responsables, parce que Dieu, dans Sa Miséricorde, a prolongé nos vies. C’est notre chance de nous remettre en cause. Tant que nous respirons, nous avons la chance de nous repentir et de nous réévaluer. La fin est l’indicateur. Il n’est pas trop tard. Peut-être que ce qui vient est plus dur que ce qui est passé.

1NDLR. Petit-fils du prophète Mohammed et fils de Ali, le gendre du Prophète, dont se réclament les chiites. Il tombera en martyr à Kerbala en 680. Il est le troisième imam de la tradition chiite

2NDLR. Autre petit-fils du prophète Mohammed, il est le deuxième imam de la tradition chiite après Ali.

3NDLR. Allusion au titre du film de Sergio Leone Le bon, la brute et le truand (1966).

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