Égypte : contre-terrorisme, terrorisme, deux frères jumeaux (II)

Le président Abdel Fattah Al-Sissi vient d’entériner en ce mois d’août de nouvelles lois contre le terrorisme contraires à tous les principes de justice et criminalisant entre autres les journalistes qui contesteraient la version officielle du gouvernement. Et pourtant, jamais les actions violentes n’ont été aussi nombreuses en Égypte. Comment le contre-terrorisme alimente le terrorisme. Suite de l’article publié hier.

Bombardement sur Rafah, Nord-Sinaï, par les forces de sécurité égyptiennes au cours d’une opération militaire.
Copie d’écran via Aljazeera.com, 29 octobre 2014.

Le discours du 21 juillet 2013 d’Abdel Fattah Al-Sissi, s’il fait référence au terrorisme — clairement celui des Frères musulmans — a pour but en fait de légitimer la répression, plus musclée que les précédentes, d’un mouvement de protestation pour lequel la disproportion des forces est incommensurable.

La répression des sit-in de Rabaa et de Nahda est suivie de plusieurs actions armées dans le Sinaï, où une opération militaire débute le 7 septembre 2013. L’enchaînement chronologique de la répression menée contre les Frères musulmans et des attaques de groupes radicaux armés dans le Sinaï n’implique pas forcément un lien de causalité directe. Plusieurs spécialistes de cette zone et de ses mouvements djihadistes insistent sur la spécificité du Sinaï par rapport au reste du territoire : le nord a sa propre dynamique spatiale, sa chronologie de violences, dont une partie tient à la nature disputée de son territoire entre l’État et les Bédouins. À ce constat il faut ajouter les dynamiques liées à son voisinage avec Gaza et aussi les implications plus globales de la présence de l’armée dans le Nord-Sinaï.

Or les autorités s’efforcent de démontrer un lien de causalité entre l’action de ces groupes djihadistes — dont la plus grande partie était déjà présente avant la destitution de Mohamed Morsi, voire bien avant 2011 — et la lutte contre les Frères musulmans. La confusion laisserait penser que les Frères musulmans agissent à l’encontre des autorités dans le Sinaï. C’est même devenu une habitude du régime qu’à chaque fois qu’Ansar Bayt al-Maqdis (ABM), le groupe principal du Sinaï, lance un attentat et le revendique, le gouvernement accuse aussitôt et punit les Frères musulmans, à l’exemple de l’attentat contre le siège de la sécurité de Mansoura en décembre 2013. Finalement, la confrérie des Frères musulmans est déclarée organisation terroriste.

Opacité de l’information

Mais ce qui reste problématique dans le Sinaï, c’est l’opacité totale en matière d’information. Celle-ci est monopolisée par les militaires, et toute information contradictoire est souvent fortement sanctionnée. Cette opacité est renforcée par l’isolement de la zone du Nord-Sinaï à cause de coupures prolongées d’électricité, d’absence de réseau pour la téléphonie (fixe et portables). Il ne faut pas oublier que les habitants vivent sous un couvre-feu prolongé qui isole techniquement dès 16 h les villes principales de Rafah, Al-Arish et Sheikh Zuwayed. Ce qui n’empêche pas que la majorité des attaques contre les checkpoints et autres casernes des militaires se déroulent… après cette heure. Le couvre-feu a aussi des conséquences économiques et sociales pour les habitants, tout comme la guerre menée par l’armée contre les djihadistes implique des victimes parmi les habitants. Sans compter la démolition des habitations sur la ligne de frontière à Rafah et le déplacement des populations locales de Rafah vers Sheikh Zuwayed. Toutefois, malgré l’isolement du Nord-Sinaï et en dépit des diverses déclarations de l’armée, en 2013 et 2014 il y a eu plus d’opérations contre l’armée et la police dans cette zone et ces attaques ont été menées avec un armement sophistiqué. En fin de compte, l’affrontement du 1er juillet 20151 ne prouve-t-il pas avant tout une difficulté des autorités égyptiennes à justement faire de la prévention contre le terrorisme ou à l’éradiquer ?

Une guerre pour le maréchal

Le 19 mai 2015, Islam Salah Al-Din Atitou, étudiant en dernière année de la faculté d’ingénierie de l’université Ain Shams est interpellé par deux hommes à l’intérieur de la salle d’examen. Quelques minutes plus tard, à sa sortie de l’université, il est embarqué dans un microbus. Le lendemain, le jeune homme est retrouvé mort dans la zone désertique de l’est du Caire, visiblement torturé puis tué par balles. Très vite, le ministère de l’intérieur déclare qu’Islam a été tué lors d’une confrontation avec des éléments terroristes armés.

Cet incident est significatif de la nature du contre-terrorisme et de ses implications, dans la mesure où cette lutte devient une arme de répression plus globale aux mains des nouveaux dirigeants. Le combat contre le terrorisme est d’autant plus nécessaire pour les nouveaux dirigeants qu’il leur permet de pouvoir clore la « phase révolutionnaire ». C’est la répétition du discours sur le danger externe (et maintenant interne) et la nécessité de stabilité et du retour à un pouvoir fort. Qu’y a t-il de mieux pour asseoir la légitimité d’un militaire qu’une guerre, surtout lorsque la propagande désigne un ennemi commun ?

Après les attentats du 29 janvier 2015, à savoir une attaque contre le bataillon 101 de l’armée à Al-Arish qui a fait 29 morts et plus de 80 blessés, entouré par ses militaires, Abdel Fattah Al-Sissi s’adresse au public, annonçant les principaux dispositifs de la lutte anti-terroriste et de l’identification de l’ennemi commun. Ces mesures sont résumées dans une phrase : « je vous l’ai déjà dit, soit vous serez gouvernés soit vous serez tués ». Si cette formule visait les Frères musulmans pour le maréchal, elle s’étend désormais à tous ceux qui ne sont pas en phase avec le combat contre le terrorisme. Il ne s’agit plus de choisir entre être avec l’État (entendre l’armée) ou avec les Frères, mais d’être avec l’État, sinon rien.

Légitimer le pouvoir militaire

La lutte contre le terrorisme intègre les outils de légitimation du nouveau pouvoir aux côtés d’une panoplie de procédures et de lois qui cherchent à fermer l’espace public à toute contestation, surtout à ceux qui refusent la version du nouveau régime concernant le déroulement des événements, non seulement depuis le 30 juin, mais plus généralement le récit de la « nouvelle Égypte » depuis le 25 janvier2.

Finalement, on peut se demander, comme en 2011, si l’armée a la moindre intention de céder le pouvoir. Entre 2011 et 2013, les militaires avaient fait face à une série de critiques importantes quant à leur rôle dans l’assassinat de manifestants. Il leur fallait donc un habit neuf, et légitime cette fois-ci. La transition politique, c’est-à-dire la période de la présidence de Morsi n’est plus qu’une parenthèse pour se confectionner ce nouvel habit : celui de la violence légitime de l’État contre ceux que les dirigeants militaires désignent comme des « terroristes ». Ce qui veut dire généralement, dans le langage des services de sécurité, contre tout ce qui peut perturber l’ordre, avec barbe ou sans barbe. Cette fois il s’agit de désigner un ennemi et de profiter d’une conjoncture politique où cet ennemi est largement contesté par l’ensemble des secteurs de la population d’un côté, et où il va lui aussi recourir à la violence. Ce mode opératoire était déjà constitué, presque institutionnalisé, comme l’une des dynamiques des interactions politiques en Égypte depuis 2011 avec un recours à différents types d’armes, des plus basiques aux plus sophistiquées.

À cette violence diffuse et de niveau bien moindre que celle que peut appliquer l’État, le régime oppose l’usage systématique de tout moyen de violence et ne propose aucune tractation politique. La conjoncture est donc favorable au ralliement d’une opinion publique pour soutenir la guerre contre le terrorisme. Une guerre qui présente l’avantage de le débarrasser non seulement des Frères musulmans, leurs alliés stratégiques par moments (durant la période 2011-2013), mais également de la demande révolutionnaire.

1NDLR. Affrontement entre les groupes djihadistes et l’armée, au cours duquel au moins 70 soldats et civils ont été tués, selon des responsables de la santé et de la sécurité ; 17 soldats tués selon un communiqué militaire. Il s’agit quoi qu’il arrive des plus lourdes pertes subies par l’armée dans le Sinaï.

2Il s’agit de la fameuse loi sur les manifestations et de ses implications ; des arrestations arbitraires à l’usage de la violence à l’encontre de manifestations pacifiques, la liste des répressions s’étend à toute type de contestation, qu’elle soit sociale ou politique.

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