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Égypte. Dans l’île d’Al-Warraq, la mobilisation exemplaire des habitants

Début février, les habitants de l’île d’Al-Warraq se sont mobilisés pour empêcher le débarquement de matériel de construction. Ils contestent la décision du gouvernement égyptien de créer une « communauté urbaine », qui serait le prélude à l’expropriation contre laquelle la population est mobilisée depuis des années. Une décision judiciaire est attendue pour le 23 mars.

Projet d’urbanisation de l’île d’Al-Warraq proposé par RSP, un cabinet d’architectes basé à Dubai.
RSP

« Nous sommes les habitants de l’île d’Al-Warraq. Nous n’avons jamais été et nous ne serons jamais contre l’État ni contre une urbanisation de l’île fondée sur des améliorations dans les domaines de la santé, de l’écologie ou de l’éducation. Parce que ce sont les véritables investissements dont notre chère Égypte a besoin. » Voilà les premiers mots de la déclaration publiée en ligne le 19 décembre 2018 par le conseil local élu par les habitants d’Al-Warraq, qui marque un nouvel épisode dans le combat juridique opposant cette île du Nil au gouvernement égyptien.

En 2017, le gouvernement égyptien a annoncé des projets d’urbanisation et de réaménagement de 1 400 feddans1 sur l’île d’Al-Warraq, sur le Nil, pour en faire un centre touristique destiné à attirer les investissements nationaux et étrangers. Située à cheval sur trois gouvernorats égyptiens : Gizeh, Le Caire et Qalyubiyah, mais administrée par Gizeh, l’île d’Al-Warraq est considérée comme la plus grande île habitée du Nil égyptien, avec une population estimée à entre 90 000 à 120 000 personnes, en majorité des agriculteurs. Le conseil des familles d’Al-Warraq estime dans sa déclaration que la population est convaincue que « l’État envisage le déplacement des habitants de l’île ». Il récapitule et met en cause les motifs des récents décrets et décisions du gouvernement concernant l’île.

Le 22 novembre, le premier ministre égyptien Mostafa Madbouli a décrété l’expropriation immédiate de 100 mètres de terrain le long des deux côtés du pont de l’axe Rod Al-Farrag — qui traverse l’île — ainsi qu’une bande de 30 mètres de largeur autour du littoral, pour construire une corniche (route riveraine). Les habitants de l’île affirment que cette décision, qui n’a pas encore été mise en œuvre, devrait toucher près de 5 000 citoyens vivant et travaillant sur les terres de l’île et que, selon le décret publié dans le journal officiel, l’État expropriera d’abord les terres avant de procéder à un arpentage pour indemniser les habitants.

Pour eux, ce décret est une nouvelle tentative de les expulser et de vider l’île, afin qu’elle puisse être vendue à des investisseurs du secteur privé qui ont des projets touristiques au cœur du Nil. Mais le gouvernement prétend que sa principale préoccupation est d’urbaniser l’île pour offrir à ses habitants un mode de vie moderne conforme aux critères internationaux. En même temps, il ne nie pas qu’il y a des projets de développement touristique. Pour Le Caire, les résidents ont trois possibilités : se réinstaller dans l’île après son urbanisation, être transférés dans des villes nouvelles comme la Ville-du-6-octobre ou Badr pour ceux qui le souhaitent, ou alors recevoir une compensation financière pour quiconque veut vendre son terrain ou sa maison. Les îliens considèrent pour leur part qu’il ne devrait y avoir qu’une seule option : le respect de leurs droits, conformément à la Constitution et aux lois égyptiennes sur la propriété privée. Dans sa déclaration, le conseil des familles d’Al-Warraq affirme que les habitants « n’ont pu approuver aucun plan d’urbanisation », car « personne ne leur en a montré ». Sans compter que les compensations financières proposées sont très faibles par rapport à la valeur réelle de la terre. Une action collective est actuellement intentée devant le tribunal administratif contre le dernier décret ministériel visant à exproprier immédiatement les terres autour du pont. Il y avait déjà eu une action en justice devant le tribunal administratif contre un autre décret qui prévoyait d’établir une nouvelle « communauté urbaine » sur l’île en juin 2018.

Une lutte ancienne

En juillet 2017, Al-Warraq a fait la une des journaux lorsque des affrontements ont éclaté entre les insulaires et les forces de sécurité, qui ont pris l’île d’assaut pour appliquer un ordre d’expulsion du gouvernorat de Gizeh, ainsi que pour démolir plus de cent maisons qui auraient été construites sur des terres domaniales de l’État. Cette allégation a été rejetée par les insulaires qui ont montré leurs titres légaux de propriété foncière et elle a été contestée devant les tribunaux. Les confrontations ont entraîné la mort d’un habitant et plusieurs blessés, y compris parmi les policiers, tandis que 22 insulaires étaient arrêtés et sont actuellement jugés pour avoir attaqué les forces de sécurité et leur avoir résisté. Les forces de sécurité n’ont pu exécuter les ordres que sur un très petit nombre de maisons, effectivement démolies. Les affrontements et la prise d’assaut de l’île ont créé une grande méfiance à l’égard du gouvernement. Certains des habitants expliquent que la décision du gouvernorat de Gizeh de démolir plus de cent logements a été prise après que le président Abdel Fattah Al-Sissi a critiqué indirectement l’île dans un discours de juin 2017. « Il y a une île au milieu du Nil qui s’étend sur plus de 1 250 feddans où les gens ont construit sur des terres qu’ils ont accaparées. Maintenant il y a 50 000 maisons, et où vont leurs eaux usées ? Elles vont dans les eaux du Nil », a-t-il déclaré. Les insulaires ne nient pas que leurs eaux usées se déversent dans le Nil et polluent l’eau qu’ils boivent, mais selon eux, c’est parce que le gouvernement n’a effectué aucune véritable urbanisation pendant trop longtemps. Ils affirment avoir construit et vécu légalement sur leurs terres depuis des décennies.

Dans les mois qui ont suivi, un nouvel acteur est intervenu dans les pourparlers avec les habitants : l’Autorité du génie des forces armées et son chef, le général de division Kamal Al-Wazir. L’Autorité du génie mène actuellement de nombreux projets civils, y compris la construction de nouvelles communautés urbaines dans l’ensemble du pays. Lors de ses rencontres avec les représentants locaux, Al-Wazir a déclaré qu’il n’y aurait pas de déplacements de ses habitants, et que le plan était d’urbaniser l’île.

L’une des personnalités les plus en vue de l’île, Yahia Al-Maghrabi, ancien chef du conseil local de Warraq raconte que lors d’une de ses rares rencontres avec Al-Wazir en 2018, le président Abdel Fattah Al-Sissi s’était adressé aux représentants de l’île dans un appel téléphonique retransmis par haut-parleur, leur promettant qu’aucun d’entre eux ne serait déplacé. Des jours et des mois ont passé sans progrès dans les négociations, et il semblait que les pourparlers étaient dans une impasse. Puis, en juin 2018, le gouvernement a pris la décision de créer une « nouvelle communauté urbaine ».

Les insulaires ont exigé de participer au plan d’urbanisation dans un dialogue social ouvert. Car ce n’est pas clair, les journaux et les sites d’information égyptiens évoquant des projets différents. Néanmoins une chose semble certaine : une partie du plan sera consacrée à la population locale et l’autre partie à des investissements touristiques.

Une organisation démocratique de la population

En octobre 2017, le conseil des familles d’Al-Warraq a été créé, fournissant un exemple de la façon dont la démocratie populaire peut trouver son chemin dans une société principalement rurale, dans une tentative des insulaires de s’organiser face à l’État. L’idée est née lors d’une conférence locale de la jeunesse tenue en septembre 2017, au cours de laquelle des jeunes et des chefs de famille plus âgés ont décidé de former un front uni pour défendre leurs intérêts. Chaque famille a nommé jusqu’à cinq membres au conseil ; un quota de sièges à la direction a été réservé aux jeunes. En fin de compte, le conseil des familles est composé de 234 membres, avec des comités comme le comité technique, le comité juridique et le comité des médias2.

Bien qu’il s’agisse de l’un des mouvements populaires égyptiens les plus prometteurs et des meilleurs exemples de démocratie depuis 2011, il n’a soulevé aucun intérêt dans les médias ni dans les partis politiques. Même sa déclaration, publiée sur sa page Facebook, n’a pas été diffusée dans les journaux locaux ni sur les sites d’information. On ne sait pas non plus dans quelle mesure ce conseil est légal selon les lois égyptiennes ni quel sera son sort dès que les élections municipales auront eu lieu. La lutte entre les insulaires d’Al-Warraq et le gouvernement égyptien n’a pas commencé avec Abdel Fattah Al-Sissi. Elle remonte à l’époque de l’ancien président Hosni Moubarak, en 1998 lorsque feu le premier ministre Atef Ebeid a publié un décret distinguant l’île comme réserve nationale, bien qu’elle n’abrite ni plantes ni animaux rares, selon les habitants. En 2001, le gouvernement Ebeid a publié le décret n° 542 qui stipule que les terres de deux îles du Nil, Al-Warraq et Dahab doivent être expropriées pour usage public. Le gouvernement a ensuite prétendu que ces deux îles avaient émergé du Nil à la suite de la construction du barrage d’Assouan dans les années 1960, ce qui est faux puisqu’elles sont mentionnées dans l’histoire égyptienne depuis le Moyen Âge.

Le décret Ebeid a été accueilli avec une grande colère dans les deux îles, dont les habitants ont protesté jour et nuit. Un combat juridique acharné a commencé devant le tribunal administratif, soutenu par la société civile et les partis d’opposition. En 2002, les habitants des îles d’Al-Warraq et de Dahab, aidés par 52 avocats ont gagné leur procès contre le gouvernement. Pour les habitants, l’ancien plan du premier ministre Atef Ebeid est aujourd’hui de retour, mais en 2019, ils ne trouvent plus le même soutien de la société civile ou des médias grand public. Les journaux en arabe ne publient que les déclarations des responsables gouvernementaux sur les ambitieux projets d’urbanisation et de développement. Ils ignorent complètement la situation sur l’île, et ce que pensent ou veulent ses habitants.

Malgré ce manque d’intérêt, la situation à Al-Warraq est arrivée jusqu’aux oreilles de la rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit à un logement décent, Leilani Farha, lors de sa visite en Égypte en septembre et octobre 2018 à l’invitation du ministère des affaires étrangères. Lors d’un entretien avec Madamasr, elle a déclaré qu’elle n’avait pas pu visiter Al-Warraq et y rencontrer ses habitants, car les autorités avaient invoqué des « raisons de sécurité ». Elle avait dû les recevoir en dehors de l’île. Elle a ajouté que les préoccupations concernant l’île s’inscrivaient dans le contexte de « marchandisation du logement ». « Le gouvernement doit s’engager dans un processus participatif constructif avec les habitants de l’île d’Al-Warraq, à l’instar de celui utilisé dans le « triangle de Maspero »3. Les résidents qui souhaitent rester sur l’île doivent pouvoir le faire », a affirmé Leilani Farha dans sa déclaration de fin de mission, publiée sur le site officiel du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH). Ses prises de position sur la situation du logement social en Égypte lui ont valu une sévère condamnation du ministère égyptien des affaires étrangères.

La comparaison avec ce qui s’est passé dans le triangle de Maspero est saisie au bond par Yahia Al-Maghrabi : « J’espère que le gouvernement nous traitera comme les habitants du triangle de Maspero. Ou est-ce que nous, à Al-Warraq, nous sommes seulement des paysans, et eux des citadins ? »

11 feddan = 0,42 hectare.

2L’Égypte n’a pas encore élu de conseils municipaux. Selon les déclarations des responsables, les élections des conseils locaux auront lieu au début de 2019, après presque neuf ans d’absence.

3Maspero était autrefois un quartier ouvrier peuplé du centre-ville du Caire. Il fait actuellement l’objet d’un important projet de redéveloppement d’un montant de plusieurs milliards de dollars. Les expulsions n’y ont été ni faciles ni sans heurts, ni même sans critiques ni défauts, mais au bout de plusieurs années, un accord a été trouvé entre le gouvernement et les résidents. Ceux-ci ont accepté de le quitter, soit pour une réinstallation après le réaménagement, soit pour des logements dans des bâtiments résidentiels publics.

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