Égypte. Du « martyr de la révolution » au « martyr de l’armée »

Le Jour du martyr, célébré le 9 mars, donne lieu à un déchainement médiatique en hommage aux forces de sécurité égyptiennes. Longtemps négligée, cette commémoration instaurée en 1969 par Gamal Abdel Nasser a été relancée depuis 2013 pour contrer la portée contestataire de la figure du héros de la révolution du 25 janvier 2011. Militaire ou policier, celui qu’exalte le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi s’est d’abord sacrifié pour la gloire de la Nation.

Les martyrs ultras de la rue Mohamed Mahmoud, au Caire
Gigi Ibrahim/Flickr

« Demain je serai un héros parfait comme il l’était », déclame le jeune Adam vêtu de l’uniforme des forces armées, tout en effectuant un salut martial devant un parterre d’officiels politiques et militaires. La scène est retransmise en direct sur les chaines de télévision égyptiennes. Le « Jour du martyr », célébré chaque 9 mars, enfants, épouses ou parents de martyrs des forces armées et de la police se succèdent sur l’estrade pour témoigner de l’héroïsme des leurs. La plupart sont décédés dans des attaques ou dans les combats qui opposent l’armée à plusieurs groupes insurgés, particulièrement dans le Sinaï. Accolades et embrassades émues se déroulent sous l’œil des caméras tandis que le président Abdel Fattah Al-Sissi remet des médailles et des certificats d’honneur aux familles sous des tonnerres d’applaudissements, les visages des disparus projetés en arrière-plan.

Instaurée par Gamal Abdel Nasser en 1969 en hommage au général Abdel Munim Riyad1 décédé la même année pendant la « guerre d’usure » opposant l’Égypte à Israël, cette commémoration s’est longtemps déroulée sans fanfares ni trompettes. Devant un parterre de hauts gradés de l’armée et de vétérans, le ministre de la défense déposait une couronne de fleurs sur la tombe du Soldat inconnu à l’endroit même où Anouar Al-Sadate est enterré, et récitait la fatiha (sourate d’ouverture du Coran) en hommage aux martyrs des guerres successives menées par l’armée, notamment contre Israël. Mais depuis quelques années, le Jour du martyr s’accompagne d’une promotion médiatique sans précédent. Le renouveau de cette commémoration longtemps négligée en dit long sur les enjeux symboliques et narratifs en cours dans l’Égypte postrévolutionnaire.

Le souvenir brûlant du soulèvement de 2011

Sans aucun doute, les « martyrs de la révolution » du 25 janvier 2011 et des évènements violents qui ont suivi ont bouleversé le panthéon originel égyptien. Jusqu’à alors encadré par l’État, le titre de « martyr » était essentiellement réservé aux soldats et aux résistants à l’occupant britannique. Les martyrs de la révolution, disputés par différentes entités politiques en concurrence (Frères musulmans, groupes libéraux de gauche, etc.) ont été principalement une production citoyenne, au sens où les citoyens se sont réapproprié leurs décès pour affirmer leurs aspirations révolutionnaires2. Le martyr n’était alors plus utilisé pour souder la nation contre un ennemi extérieur, mais pour contester l’autorité du régime.

Symboles de la répression étatique, les martyrs de la révolution ont été honorés et commémorés à de nombreuses reprises tout au long de l’épisode révolutionnaire, et les revendications pour que leurs meurtriers soient jugés n’ont jamais cessé. Des hommages ont été organisés pour eux dans le centre-ville du Caire le 9 mars 2012 par quelques groupes de la société civile. De son côté, le Conseil suprême des forces armées, au pouvoir à l’époque, saluait les héros de la « chère révolution du 25 janvier » tout en rendant hommage aux victimes du côté des forces armées.

Bien que ces hommages concomitants aient été liés à une période bien particulière, cette incursion révolutionnaire dans la martyrologie originelle promue par l’État permet de comprendre l’ordre symbolique officiel déployé aujourd’hui. En effet, la capacité mobilisatrice des martyrs de la révolution explique sans doute la reprise en main de la figure du martyr par le régime postrévolutionnaire, comme l’illustre le développement des commémorations du 9 mars depuis 2013.

Les enfants et les familles à l’honneur

Le martyr de la révolution a ainsi disparu de l’espace public au profit des « martyrs du devoir » de l’armée et de la police (shohada el wagib). Alors que les forces armées n’avaient pas capitalisé sur le 9 mars avant 2011, le régime post-2013 va développer ces commémorations en reprenant le contrôle de la narration, laquelle n’est pas uniquement diffusée à cette occasion, bien au contraire. Le recours à la figure du martyr s’est également produit à d’autres moments, comme l’élection présidentielle, lorsque des familles ont incité dans les médias leurs concitoyens à aller voter en souvenir de leurs sacrifices. Dans ces récits, tout comme le 9 mars, les policiers morts en service sont désormais honorés aux côtés de ceux de l’armée, unis dans leur sacrifice dans la « guerre contre le terrorisme ».

Le ministère de la défense organise des « séminaires éducatifs » dans le cadre de commémorations militaires, comme celles de la guerre d’octobre 1973. Un séminaire est ainsi dédié chaque année aux célébrations du Jour du martyr. Bien que les dates ne concordent pas toujours avec celui-ci, l’objectif est clair. Retransmis en direct à la télévision, il donne une nouvelle envergure à la cérémonie, et permet la diffusion d’un récit nationaliste autour des sacrifices au nom de la nation.

Ils permettent également de personnaliser les morts évoqués par leurs proches, qui n’apparaissent plus comme de simples soldats ou policiers anonymes ayant accompli leur mission, mais comme des êtres à la fois simples et exceptionnels — des « hommes bien » (ragoul tayyeb) qui se sont sacrifiés afin que leurs concitoyens puissent vivre en paix.

Lors des séminaires éducatifs, un cheikh est généralement invité à prononcer un discours sur les aspects religieux du martyr. Dans les vidéos de promotion du 9 mars, des hommes de religion — dont un prêtre orthodoxe — encouragent le sacrifice patriotique, en expliquent l’importance pour la sécurité de l’Égypte, dans une perspective religieuse : le martyre « est quelque chose que Dieu et l’Église valorisent beaucoup. »

Celui qui s’est sacrifié est également généreux, bienveillant, bon fils, bon mari et bon père. Ses enfants sont de plus en plus largement mis en avant durant la commémoration. En 2018, une longue scène montrant le président Abdel Fattah Al-Sissi avec deux enfants, Omar et Habiba, vêtus de treillis et assis sur ses genoux a été largement reprise dans les médias. Le président demande aux enfants ce qu’ils veulent faire plus tard : ils seront des « héros » comme leurs pères. La petite Habiba aurait ensuite confié avoir pris le président Al-Sissi pour son père. L’accent mis sur les proches donne des airs de fête familiale à cette commémoration, et participe à la création d’un récit qui relie les héros à travers les générations, la bravoure se transmettant par le sang. Ces similarités permettent ainsi l’affirmation claire d’un « nous » contre « eux ».

Contre le « chaos »

« Ensemble, nous allons accomplir la mission du martyr » conclut une vidéo promotionnelle de 2019. Main dans la main, policiers, soldats, religieux, fonctionnaires et travailleurs entourent un enfant. Symbolisant la Nation, ils sont là pour assurer l’avenir du pays et contribuer à son essor. Le lien entre le développement du pays et le sacrifice se retrouve dans plusieurs vidéos réalisées pour l’occasion, qui comptent des images de routes, d’usines ou encore du nouveau canal de Suez. Les « martyrs du devoir » incarnent une Égypte qui cherche la stabilité et le développement, repoussant au loin le « chaos » de la révolution.

Cette cérémonie est l’occasion pour le pouvoir en place de définir le citoyen modèle à travers l’exemplarité du martyr qui se sacrifie pour l’avenir de son pays. Dans ces récits, la frontière est tracée par l’évocation de valeurs communes et d’un passé partagé entre les héros et leurs descendants d’un côté, et les ennemis à combattre de l’autre. Si cette cérémonie est à nouveau célébrée par les autorités — les commémorations civiles ayant pris fin avec la fermeture de l’espace public après juillet 2013 —, elle intègre désormais une dimension populaire en mettant largement en scène les familles des héros tombés à travers différents témoignages.

Les commémorations peuvent devenir une « obsession »3 pour les pouvoirs en quête de légitimité. L’armée et la police ont leurs propres journées de célébrations (le 6 octobre pour l’armée et le 25 janvier pour le Jour de la police). Le Jour du martyr rend désormais hommage aux deux institutions, les unifiant dans une commune « guerre contre le terrorisme » et construisant une identité unique. La martyrologie officielle n’est plus seulement une célébration des héros de guerres passées : le martyr actuel est constamment réincarné par les nouvelles pertes subies par l’armée et la police.

1Le général Riyad est mort le 9 mars 1969 dans le Sinaï au cours d’une attaque au mortier menée par l’armée israélienne. Héros de l’armée, une place lui a été dédiée derrière la place Tahrir au Caire, sur laquelle un monument a été érigé en 2002.

2Elisabeth Buckner, Lina Khatib, « The Martyr’s revolutions : the role of martyrs in the Arab Spring », British Journal of Middle Eastern Studies, 2014. — 41:4, p. 369.

3Elie Podeh, The Politics of National Celebrations in the Arab Middle East, Cambridge University Press, 2014. — p.16.

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