Santé

Égypte. Les médecins désertent l’hôpital public et parfois le pays

Maltraitance, manque d’infrastructures, bas salaires… Plusieurs raisons poussent les médecins égyptiens à fuir le secteur public pour les hôpitaux privés, quand ce n’est pas carrément pour partir à l’étranger. Une situation dont ne semble pas s’inquiéter le gouvernement, peu enclin à desserrer les cordons de la bourse pour le secteur de la santé.

Le Caire, Hopital Imbaba, 2020
Ahmed Asan/AFP

Fin 2022, les réseaux sociaux égyptiens se sont enflammés à la suite de la diffusion d’une vidéo dans laquelle on voyait la famille d’un officier de l’armée attaquant une équipe médicale dans un hôpital du gouvernorat de Menoufeya, aunord du Caire. L’incident a été exploité par les chaînes de télévision de l’opposition établies à l’étranger, sans qu’elles s’attardent sur les conditions de travail des médecins dans les hôpitaux publics. Pourtant, les agressions dont ils sont victimes font partie des raisons qui poussent les soignants à quitter l’hôpital public, voire à émigrer.

Déjà en juillet 2022, dans sa contribution au dialogue national lancé par le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi, le syndicat des médecins avait souligné que « le nombre de médecins en exercice était de 230 000, dont 42 % seulement travaillant dans le secteur public. […] On estime à 100 000 le nombre de médecins égyptiens exerçant à l’étranger ». Ce départ massif n’est toutefois pas une exclusivité égyptienne. On le retrouve dans plusieurs pays de la région, notamment en Algérie.

Le docteur Rachouane Chaabane, membre du conseil du syndicat, établit un lien direct entre les démissions des médecins et le manque de considération dont souffre la profession. Selon lui, les agressions ont lieu « à cause du manque d’équipements, de médicaments et de matériel médical, ou encore le manque de lits. Or, cela ne relève pas de la responsabilité du médecin, dont la sécurité n’est pas assurée par l’établissement, sur son lieu de travail ».

La « médecine défensive »

Cette situation pousse les médecins à adopter l’exercice de la « médecine défensive », selon le chercheur en politique et économie de la santé Khaled (pseudonyme). C’est par cette expression que le syndicat qualifie « l’ensemble des procédures non nécessaires d’un point de vue médical, auxquelles le médecin peut avoir recours pour éviter une procédure judiciaire ». Par exemple, le médecin peut retarder une intervention jusqu’à s’assurer que tous les papiers ont bien été remplis et signés, ou attendre un retour de son supérieur hiérarchique même en cas d’urgence. Autant de choix dont les conséquences retombent sur les patients.

Pour le jeune chercheur, la responsabilité de cette situation incombe en partie à l’administration. Le médecin étant un fonctionnaire public, il est censé être légalement protégé sur son lieu de travail. Or, dans la plupart des cas d’agressions,

le médecin porte plainte à titre personnel, sans aucun soutien de l’administration de l’hôpital. Les raisons de ces altercations étant souvent le manque d’équipement de l’hôpital, l’établissement répugne à ébruiter l’affaire et à éclabousser l’image du système de santé.

Résultat : le nombre de médecins démissionnaires du secteur public a atteint les 4 261 en 2022, selon les chiffres du syndicat, contre 1 044 en 2016. Durant les sept dernières années, ce sont en tout 21 068 médecins qui se sont retirés des hôpitaux publics.

Jouer sur les chiffres

Selon le bulletin annuel des statistiques des services de santé de 2020, le nombre de lits a considérablement baissé dans les hôpitaux publics, passant de 98 319 lits en 2011 à 88 597 en 2020, alors même que la population augmentait durant cette période de plus de 20 millions. Le nombre total de lits, tous secteurs confondus, est pourtant resté quasiment stable jusqu’en 2019 (127 712 lits en 2011, 128 344 en 2019), pour ensuite baisser à 123 617 en 2020. Ceci montre bien que la baisse totale du nombre de lits a été compensée par l’augmentation des lits disponibles dans le secteur privé, sachant que l’infrastructure médicale dans son ensemble est bien en deçà des besoins de la population.

Pourtant, l’article 18 de la Constitution stipule bien que « l’État s’engage à allouer au moins 3 % du PIB aux dépenses publiques pour la santé, et à augmenter ce taux progressivement jusqu’à ce qu’il soit conforme aux taux internationaux ». Mais entre 2015 et 2020, ces dépenses sont passées de 1,6 % du PIB à 1,2 %, selon une étude du Centre égyptien des études économiques.

Pourtant, le gouvernement affiche un taux de dépense supérieur à cette barre des 3 %, ce que Rachouane Chaabane conteste :

On joue avec les chiffres. Le gouvernement comptabilise aussi les dépenses liées aux installations sanitaires pour arriver à ce pourcentage, ainsi que les dépenses liées aux hôpitaux militaires et de la police. Mais on sait très bien que les patients de ces établissements ne sont pas traités comme les citoyens lambdas.

Le nombre d’hôpitaux publics a également reculé de 691 en 2018 à 662 en 2020. Selon le chercheur Khaled :

Il y a encore les hôpitaux du projet Takamol1. Ils sont aujourd’hui au nombre de 522. Mais la plupart de ces établissements sont hors service, d’une part à cause de la pénurie de médecins, d’autre part parce que le ministère se contente de s’appuyer sur les hôpitaux centraux.

Un déficit de compétence

La faiblesse des salaires est aussi un des motifs principaux de démission pour les médecins du secteur public. Quand un jeune médecin est nommé à son premier poste à l’hôpital public, son salaire est de seulement 3 600 livres (environ 106 euros). Mais il existe d’autres motifs matériels et moraux qui n’en sont pas moins importants, comme le souligne Rachouane Chaabane :

Les capacités de formation dans les hôpitaux publics sont inexistantes. L’objectif d’un médecin, c’est d’acquérir de l’expérience via la pratique, ce qui peut être une compensation aux bas salaires. Mais de nombreux médecins ne peuvent de fait en bénéficier, en particulier ceux qui travaillent loin des grands centres urbains.

Les stages de formation ayant lieu dans les centres hospitalo-universitaires, les médecins en sont privés pour peu qu’il n’y ait pas d’hôpital rattaché à leur université, comme cela a pu être le cas pendant un moment pour l’université de Port-Saïd. La politique menée par l’État n’a fait qu’accentuer ce problème. Mohamed Abdellatif est un ancien membre du syndicat des dentistes ; il rappelle que, pour augmenter le nombre de médecins dans le secteur public, « le gouvernement a ouvert de nouvelles facultés sans qu’aucun hôpital universitaire ne leur soit rattaché. Il en résulte un déficit de compétences chez les nouveaux diplômés, puisqu’il n’y a ni assez d’hôpitaux ni assez de médecins seniors pour les former ».

L’Égypte compte 8 facultés de médecine privées, 14 facultés nationales dont les frais d’inscription sont presque aussi chers que les établissements privés, et qui permettent de se former avec un meilleur équipement et d’avoir des classes moins chargées. Et enfin, il existe 27 facultés étatiques, réparties dans les différents gouvernorats du pays. Résultat selon Chaabane :

Durant les deux dernières décennies, les étudiants en médecine ont cherché à obtenir une équivalence pour leurs diplômes auprès d’universités étrangères, avant même de finir leur cursus. La plupart de ceux qui partent le font avant même de commencer leur spécialité.

Et de pointer un manque de planification :

Les services de spécialité ne sont pas répartis selon les besoins de chaque région. Pareil pour les médecins spécialistes. Par exemple, on peut trouver dans un gouvernorat deux médecins anesthésistes pour six hôpitaux centraux2. Sans parler des déserts médicaux.

Début 2023 dans le gouvernorat de Sohag dans la Haute-Égypte, le président Sissi a parlé de 7 trillions de livres (environ 207 milliards d’euros) d’investissements dans des projets de développement. Cela en dit long sur les priorités du régime, tournées vers la construction de ponts et de villes fantômes en plein désert, alors que le budget prévu pour la santé pour l’année 2022-2023 est de 310 milliards de livres (environ 9 milliards d’euros), contre 275,6 milliards l’année précédente.

Selon le Rapport sur le développement humain 2021-2022 du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), le secteur privé a participé à hauteur de 71 % au financement des dépenses de santé en Égypte. À noter que 52,2 % du budget de la santé est absorbé par la masse salariale, et seulement 9,7 % est alloué aux subventions et aux prestations sociales. Le même rapport stipule que les Égyptiens assument 62 % de leurs dépenses de santé, soit presque le double de la moyenne mondiale. Il n’est pas rare que les hôpitaux publics demandent aux patients de ramener eux-mêmes les médicaments ou les accessoires nécessaires à une intervention médicale, faute d’en disposer.

Avec les mesures répétées de libéralisation du taux de change de la livre par rapport au dollar ces derniers mois, et la vague inflationniste massive, Mohamed Abdellatif s’attend à une augmentation du nombre de départs chez les médecins :

Si l’attrait des devises étrangères peut être concurrencé par des considérations familiales ou culturelles, le creusement de l’écart entre les deux monnaies et la pression financière importante rendront la décision de travailler à l’étranger encore plus séduisante qu’elle ne l’était auparavant.

1Mis en place en 1997, ces hôpitaux étaient pensés comme des institutions intermédiaires, entre les centres médicaux qui traitent les urgences et les grands hôpitaux centraux, afin de les désengorger. Le projet s’est arrêté en 2002, avec le départ du ministre de la santé Ismail Salam, qui en était l’instigateur.

2Un hôpital central se trouve dans une ville dont le nombre d’habitants varie entre 200 et 500 000. Il dispose de 100 à 200 lits.

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