
Israël lance depuis le début de l’année 2025 des campagnes diplomatiques et médiatiques contre l’Égypte, l’accusant de violer les accords de Camp David1. Le Caire serait ainsi coupable d’avoir déployé des forces militaires dans le Sinaï, de vouloir établir des infrastructures militaires — notamment à travers le développement de l’aéroport et du port d’Al-Arich, et de certaines installations militaires dans le Sinaï.
Autant de projets qui, selon Israël, n’avaient pas fait l’objet d’un accord, alors que lui-même occupe l’axe de Philadelphie, situé le long de la frontière entre l’Égypte et la bande de Gaza en violation totale des accords de paix. Tout cela n’a pas empêché en parallèle que la quantité de gaz importée par Le Caire de Tel-Aviv augmente à plusieurs reprises durant ces derniers mois — +20 % en octobre 2024, +10 % en novembre, puis +17 % en janvier 2025.
Ce tableau résume la nature des relations entre l’Égypte et Israël depuis la signature des accords de Camp David en 1978. Le président Anouard El-Sadate avait alors placé l’Égypte dans le giron de l’influence étatsunienne, forçant Le Caire à adhérer à ses stratégies, telles que la paix avec Israël — que l’écrasante majorité du peuple égyptien considère comme son principal ennemi — et la lutte contre le communisme.
Les gouvernements égyptiens successifs ont exploité cette situation en se présentant auprès de Washington comme le régime protégeant Israël de la haine et de l’hostilité du pays le plus peuplé du monde arabe. Le Caire tente de canaliser la colère et la frustration populaires, en organisant des manifestations par l’intermédiaire des services de sécurité. Ainsi, le régime égyptien a mobilisé quelques milliers de personnes le 9 avril pour manifester à la frontière de Rafah contre le projet israélien de déplacement forcé de la population de Gaza. Mais, en même temps, le parquet de la Sûreté de l’État a prolongé la détention de dizaines de jeunes hommes qui avaient manifesté en solidarité avec Gaza en dehors de la tutelle des autorités2 D’une main, il distribue des banderoles, de l’autre il interdit les manifestations dont il n’est pas à l’initiative, de peur qu’elles ne dégénèrent et ne finissent par menacer la sécurité du régime.
Dans ce contexte, et depuis 2005, la bande de Gaza est devenue l’un des principaux centres d’intérêt commun entre l’Égypte et Israël. Pour ce dernier, Gaza représente la zone la plus dangereuse et la plus importante de résistance palestinienne à l’occupation. Or, la seule autre frontière dont dispose l’enclave est celle avec l’Égypte. Le point de passage de Rafah était, jusqu’à octobre 2023, la seule fenêtre de la bande de Gaza sur le monde.
Le régime « le plus proche » de Tel-Aviv
Si la relation entre l’Égypte et Israël est complexe, elle l’est devenue encore davantage sous le régime d’Abdel Fattah Al-Sissi, au regard des circonstances de son arrivée au pouvoir et des événements ayant remodelé la région depuis. Israël a été l’un des plus importants soutiens et défenseurs de Sissi après le renversement, en juillet 2013, du président islamiste élu Mohamed Morsi. À l’époque, Benyamin Nétanyahou et son équipe s’étaient comportés comme un véritable bureau de relations publiques à l’international, cherchant à nier la réalité d’un coup d’État militaire contre un président élu. L’ancien ministre israélien de la coopération régionale, Gilad Erdan, était même allé jusqu’à accuser le gouvernement sud-africain de favoriser le terrorisme par sa position critique envers le régime de Sissi.3
Tout autant que pour le régime militaire égyptien, il était crucial pour Israël de mettre fin au danger d’une prise de pouvoir par les islamistes. Il s’agissait également, pour Israël, de pousser l’armée égyptienne dans le bourbier de la politique, de la gouvernance et des affaires, comme l’avaient explicitement déclaré plusieurs généraux et chefs des services de renseignement israéliens à l’animateur Razi Barkai sur Galeï Tsahal (« radio de l’armée israélienne ») en février 2014. Dans cette émission, l’ancien chef d’état-major de l’armée de l’air israélienne, le général Reuven Pedatzur, l’ancien chef d’état-major Dan Halutz, et Amos Gilboa, ancien chef de la Division de recherche du renseignement militaire, avaient déclaré que le coup d’État représentait un grand intérêt stratégique pour Israël. « Même dans ses rêves les plus fous, Israël n’aurait jamais pu prévoir ce résultat », avait déclaré Reuven Pedatzur. « L’implication sans précédent de l’armée égyptienne signifie que l’équilibre des forces entre Israël et les Arabes ne changera pas avant longtemps. »
Dans ce contexte, la bande de Gaza était un atout politique majeur que le régime du Caire pouvait jouer auprès de Tel-Aviv et de Washington. Après des années de pression et l’utilisation de la fermeture du point de passage de Rafah comme mesure punitive contre les Gazaouis et les factions de la résistance, les services de renseignement égyptiens ont développé, sous le règne de Sissi, des relations avec ces factions. Elles ont même coopéré dans le cadre de la guerre contre les organisations terroristes armées du Sinaï. Parallèlement, et avant même son accession au pouvoir en 2013, Sissi a œuvré au renforcement significatif des relations avec Israël. En tant que ministre de la défense de Mohamed Morsi, il a œuvré sans relâche à détruire et à inonder les tunnels reliant l’Égypte à la bande de Gaza, sans l’opposition du président, voire avec l’approbation de son entourage. En 2014, il a également fait évacuer la bande frontalière pour isoler complètement le territoire palestinien. On en voit aujourd’hui les conséquences, avec le blocus strict imposé par Israël qui empêche l’entrée d’un seul morceau de pain depuis plus de deux mois.
Les services de renseignement égyptiens ont ensuite joué un rôle important dans l’apaisement de la situation et l’arrêt des affrontements militaires entre les factions de la résistance et Israël. L’Égypte a ainsi parrainé le cessez-le-feu de 2021, après l’offensive dite de « l’Épée de Jérusalem ». Le régime égyptien est alors devenu un acteur clé des relations entre Gaza et Tel-Aviv.
Sissi s’est également tourné vers Israël après son arrivée au pouvoir pour l’aider dans sa guerre contre les organisations terroristes armées du Sinaï — une intervention qui aurait l’intérêt pour Tel-Aviv de la protéger également des attaques lancées depuis ce territoire.
À plusieurs reprises — dont la dernière en 2021 —, les accords de Camp David ont été amendés afin de permettre aux forces égyptiennes d’accéder plus largement au nord du Sinaï. L’aviation israélienne y a également mené des frappes aériennes. Le New York Times a rapporté, dans un article publié en février 2018, que plus de 100 frappes avaient été menées secrètement par Israël, avec une coordination étroite et l’approbation personnelle de Sissi4. Ces opérations ont débuté après l’attentat, revendiqué par l’Organisation de l’État islamique (OEI), contre un avion de ligne russe dans le Sinaï en octobre 2015, qui a fait 224 morts.
Cette coopération sécuritaire est la plus étroite et la plus solide de l’histoire des deux pays, comme l’a reconnu Sissi lui-même dans une interview accordée à l’émission « 60 Minutes » sur la chaîne américaine CBS, en janvier 2019. Il demandera par la suite à ce que cet entretien ne soit pas diffusé5.
Tout cela a été réduit à néant après le déclenchement de la guerre génocidaire contre Gaza en octobre 2023, avec le soutien inconditionnel des États-Unis. Tel-Aviv a brisé toutes les limites politiques, militaires et humanitaires, rendant toute médiation et diplomatie impossible. Israël a contrôlé la frontière et séparé Gaza de l’Égypte, occupé de vastes zones du territoire et s’apprête, selon le gouvernement israélien réuni le 4 mai, à « conquérir » l’ensemble de la bande6..
Les paradoxes de l’armée
Malgré son importance sous le régime de Sissi, cette coopération est restée limitée sur le plan militaire. De même que les intérêts ont rapproché Israël des hauts responsables égyptiens malgré l’opposition populaire, un certain rapprochement s’est également fait avec les dirigeants de l’institution militaire, malgré la haine et l’hostilité que voue à l’État israélien la majeure partie de l’armée. Mine de rien, cette pression du corps de l’armée a eu pour impact de limiter le degré de coopération avec ce voisin encore considéré comme un « ennemi stratégique ». Dans l’imaginaire populaire égyptien, Israël demeure en effet l’ennemi qui, au cours des guerres successives depuis 1948 jusqu’à 1973, a occupé le territoire, bombardé des écoles et des usines, commis de nombreux massacres contre des civils et enterré vivants des prisonniers7
L’aspect militaire est peut-être le point le plus épineux et le plus flou des relations entre l’Égypte et Israël. C’est en effet grâce aux accords de paix que l’armée égyptienne a bénéficié de plus de 60 milliards de dollars (53 milliards d’euros) d’aide militaire américaine depuis 1979, soit 1,3 milliard de dollars (1,15 milliard d’euros) par an. Dans le même temps, les États-Unis ont toujours veillé à maintenir la supériorité militaire absolue d’Israël sur tous les pays du Proche-Orient. Cette supériorité repose sur les armes fournies à Tel-Aviv, mais aussi sur le fait d’empêcher les autres pays d’acquérir un arsenal équivalent. Sous pression étatsunienne, l’Égypte a par exemple été contrainte en 2019 de se retirer de deux accords avec la Russie pour l’acquisition d’avions de combat Sukhoi-35 et du système de défense aérienne S-4008. Ces accords faisaient suite au refus des États-Unis de fournir à tout pays arabe — y compris aux Émirats arabes unis, malgré la normalisation de leurs relations avec Israël à l’été 2020 — ses avions de chasse F-35, grâce auxquels Israël domine l’espace aérien de la région.
L’Égypte a souvent tenté de combler ce retard en utilisant des systèmes de défense aérienne et des avions de combat, tels que le système S-300 et les avions MiG russes. Elle a également tenté d’acquérir des avions chinois équipés de missiles air-air longue portée et d’autres combinaisons air-sol susceptibles de neutraliser les escadrilles israéliennes. Ces tentatives visent également à combler l’écart entre les capacités égyptiennes et la suprématie aérienne israélienne. L’armée égyptienne a d’ailleurs connu sous Sissi un réarmement massif, que l’on pourrait presque qualifier de sans précédent en termes de quantité et de diversité des sources. Il est question de systèmes de défense aérienne, de sous-marins allemands, de porte-avions, de frégates, d’escadrilles d’avions et d’hélicoptères français et russes, ainsi que de destroyers, en plus de centaines de chars et de pièces d’artillerie. La coopération militaire et le commerce des armes se sont également intensifiés à l’Est (Russie et Chine), avec notamment des avions MiG-29 russes, des hélicoptères Ka-52 et des drones chinois. Il convient de noter que cet armement est destiné à la guerre conventionnelle et ne devrait donc être utilisé que contre un voisin direct. Le pourcentage de l’aide étatsunienne a d’ailleurs diminué par rapport au volume des dépenses militaires égyptiennes actuelles, puisqu’elle est passée d’un quart du budget militaire dans les premières années à 12 % actuellement, selon l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm et l’Institut international d’études stratégiques9.
Le plan de déplacement forcé à Gaza
C’est dans ce contexte qu’il faut lire les campagnes israéliennes contre l’Égypte, qui s’inscrivent dans le cadre des pressions sur Sissi pour accepter le déplacement forcé des Palestiniens de Gaza vers le désert du Sinaï. Avec le 7 octobre 2023, Israël voit une occasion de mettre en œuvre ce plan qui remonte aux années 1950. Ce faisant, Tel-Aviv éliminerait le principal foyer de résistance palestinienne, facilitant ainsi la conquête de l’ensemble de la Palestine historique. Cependant, Israël s’est heurté au rejet catégorique de l’Égypte, que les efforts israéliens et américains n’ont pas réussi à ébranler.
Le régime de Sissi a rapidement compris que le déplacement des Palestiniens cette fois-ci ne ressemblerait pas à ceux de 2005 et de 2008, lorsque des centaines de milliers de Gazaouis s’étaient réfugiés dans le territoire égyptien pour échapper aux bombardements israéliens. Une fois l’agression terminée, ils étaient alors rentrés chez eux. Or, cette fois-ci, non seulement le territoire est à 80 % détruit, rendant très difficile toute possibilité de vie, mais la volonté d’Israël d’occuper et de coloniser la bande de Gaza est désormais claire.
Pour l’Égypte, le déplacement de plus de deux millions de Palestiniens — dont plus de 10 000 combattants — serait un désastre sécuritaire à plusieurs égards. Premièrement, la forte probabilité de formation de foyers de résistance dans le Sinaï — que Le Caire a déjà eu beaucoup de mal à juguler —, et d’où pourraient être lancées des opérations de résistance contre les territoires occupés. Cela entraînerait des bombardements israéliens sur le territoire égyptien, reproduisant le scénario jordanien des années 1960, lorsque l’armée jordanienne avait mené une guerre contre les groupes palestiniens pendant le « Septembre noir ». Or, retourner ses armes contre les Palestiniens aurait en Égypte des conséquences négatives.
Sur le plan de la sécurité intérieure, il y aurait également un risque important si jamais une partie de l’opposition égyptienne, notamment islamiste, qui a conduit une insurrection armée dans le Sinaï à partir de 2013, était en contact avec dix mille combattants dotés d’une expertise militaire et de combat très avancée, acquise au cours d’un an et demi d’engagement avec l’armée israélienne. Par conséquent, Le Caire considère que les avantages financiers ou les menaces économiques américaines sont insignifiants comparés aux risques que pose ce plan.
Les critiques et les avertissements constants d’Israël concernant la puissance de l’armée égyptienne, contre laquelle l’ancien chef d’état-major israélien a mis en garde avant son départ, doivent être interprétés dans le contexte de ces pressions. Et des risques d’une confrontation entre Tel-Aviv et Le Caire.
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1NDLR. Accords signés le 17 septembre 1978 entre l’Égypte et Israël sous médiation étatsunienne, et qui donneront lieu au traité de paix de 1979. Celui-ci permet à l’Égypte de récupérer la totalité du Sinaï occupé par Israël en 1967. Il établit des relations diplomatiques entre les deux pays et limite le positionnement de forces militaires à la frontière. Il fait également bénéficier l’Égypte d’une aide étatsunienne conséquente.
2Farah Saafan, « Egypt extends crackdown on Gaza activism with student arrests », Reuters, 31 mai 2024.
3NDLR. En 2015, des avocats sud-africains avaient déposé une demande officielle à la justice pour que le président égyptien soit arrêté à son arrivée en Afrique du Sud pour assister au 25e sommet de l’Union africaine. Ils déclaraient qu’Al-Sissi avait « commis des crimes contre l’humanité et de crimes de guerre à la suite du coup d’État de 2013, lorsqu’il a renversé le président égyptien élu, Mohamed Morsi ». Le président égyptien avait annulé son voyage.
4David D. Kirkpatrick, « Secret Alliance : Israel Carries Out Airstrikes in Egypt, With Cairo’s O.K. », The New York Times, 3 février 2018.
5« Egypt’s President El-Sisi denies ordering massacre in interview his government later tried to block », CBS, 6 janvier 2019.
6« Israël approuve un plan prévoyant « la conquête » de la bande de Gaza », Le Monde, 5 mai 2025
7Adam Raz, « Revealed : Dozens of Egyptian Commandos Are Buried Under an Israeli Tourist Attraction », Haaretz, 8 juillet 2022.
8Vivian Salam, « U.S. Threatens Egypt With Sanctions Over Russian Arms Deal », WSJ, 14 novembre 2019.
9« Trends in International arms transfers 2024 », SIPRI, mars 2025.