Dès qu’on parle de l’Égypte, il est convenu de commencer le propos par la formule d’Hérodote : « l’Égypte est un don du Nil ». C’est d’ailleurs Hérodote, en décrivant le Nil, qui utilise la lettre grecque delta pour qualifier l’embouchure d’un fleuve qui est évasée. Selon les sources gréco-romaines, le delta du Nil était composé de sept branches (ou bouches), mais Hérodote parle de cinq branches seulement, considérant que les deux autres ne sont pas naturelles, mais auraient été creusées par l’homme. En effet, le cours du Nil a beaucoup évolué depuis l’Antiquité : les éléments naturels (l’érosion, les dépôts de sédiment, la force des crues) et l’action de l’homme ont abouti à des changements importants1. Il faut se départir de cette image d’une « Égypte éternelle », associée à sa civilisation pharaonique, qui serait complètement figée.
Le delta, pionnier pour le développement agricole
En Égypte, l’œkoumène, c’est-à-dire l’espace habitable, correspond à 5 % du territoire national. Le delta y occupe la plus grande surface, avec à peu près la moitié de la population égyptienne2 et les deux tiers des terres agricoles. Mais la région n’a pas toujours eu cette importance pour l’Égypte. En réalité, le limon charrié par la crue du fleuve a progressivement étendu le delta en direction du nord, formant au passage les lacs littoraux, et lorsque Hérodote évoque un « don du Nil », il ne parle pas de l’eau, mais de ces alluvions qui ont fait la richesse agricole du pays3. Néanmoins, il ne faut pas en conclure que la qualité des terres agricoles est partout la même, y compris lorsqu’on parle des « vieilles terres »4
Malgré les reliefs qui sont dessinés, cette carte ne montre pas deux choses essentielles pour comprendre l’organisation de l’agriculture en Égypte. D’une part, on ne peut pas s’apercevoir de la faible déclivité du Nil entre Assouan et la Méditerranée : sur les quelque mille kilomètres qui séparent la première cataracte du Nil de la mer, le dénivelé n’est à peu près que de 200 mètres. D’autre part, la nappe phréatique est très proche de la surface. Ces deux facteurs nécessitent donc d’importants travaux d’aménagement et notamment de drainage de l’eau dans le delta. Celui-ci a donc, à plusieurs reprises, été un front pionnier pour le développement agricole de l’Égypte. Il l’a été durant l’Antiquité, puis à nouveau à partir du XIXe siècle, afin d’étendre les terres cultivables sur des zones plutôt marécageuses ou plutôt désertiques, entre les branches principales du Nil et à leurs périphéries.
« Le Paris du Nil »
Tout ceci a bien sûr influencé l’évolution de l’occupation humaine. Il n’est pas possible de multiplier les informations sur une carte, mais, si on devait représenter la distribution spatiale des populations, à cette échelle, on ne distinguerait plus les terres agricoles. Aujourd’hui, les vieilles terres sont mitées par l’urbanisme et l’artificialisation des sols. En grossissant l’échelle de la carte pour représenter l’évolution d’une ville comme Le Caire, on pourrait voir les transformations importantes qu’a permises la domestication progressive du fleuve.
L’extension de l’agglomération reprend au XIXe siècle et ne s’est plus arrêtée depuis. Pour l’inauguration en grande pompe du canal de Suez, en 1869, le khédive d’Égypte, Ismaïl, entreprend d’importants travaux d’agrandissement et d’embellissement de sa capitale pour changer l’image de l’Égypte auprès des élites européennes. Lui-même impressionné par l’exposition universelle de 1867 à Paris, il s’inspire du style haussmannien pour faire construire de nouveaux quartiers (l’actuel centre-ville). On donnera alors à la ville le surnom de « Paris d’Orient » ou de « Paris du Nil ».
Ces premiers chantiers sont en partie rendus possibles par les aménagements faits sur le Nil à partir des années 1830, avec notamment l’établissement d’une digue pour protéger la ville des crues du fleuve. Ismaïl fait construire un premier pont qui relie la rive occidentale au reste de la ville, permettant ainsi aux hôtes de marque de traverser les immenses jardins qu’il vient de faire planter et de rejoindre le plateau de Giza pour admirer les pyramides.
Parallèlement, l’extension agricole permise par les aménagements hydrauliques et les progrès de la médecine vont générer une augmentation de la population. Le Caire va devenir le principal réceptacle de l’exode rural. Avec la construction d’un premier barrage d’Assouan en 1902, la régulation partielle du débit du fleuve permet l’aménagement des berges (la Corniche), la construction de nouveaux ponts, le développement du quartier Zamalek sur l’une des deux îles principales de la ville et l’implantation de nouveaux quartiers sur la rive ouest du Nil.
Exploitation hydraulique de la déclivité sud-nord
Entre la première cataracte au niveau d’Assouan et la mer, le Nil a un faible débit du fait de sa pente très douce. Or, un autre facteur à prendre en compte et que la carte ne peut pas montrer, c’est le fait qu’il y a un dénivelé plus important derrière les rives du lit majeur du fleuve (la zone inondée en période de hautes eaux) que dans le sens de son écoulement. Ces rives sont surélevées par les dépôts de limon successifs, mais, lors des crues, l’eau se déversait dans tout l’espace bordé par le plateau désertique.
Le contexte désertique, avec une pluviométrie très faible et des crues très irrégulières d’une année sur l’autre (pouvant être trop faibles ou trop fortes) a contribué au développement de l’État de manière plus précoce aux abords du Nil qu’autour d’autres grands fleuves. L’aménagement du fleuve pour faciliter le développement de l’agriculture nécessitait de canaliser l’eau, de la stocker, de la répartir, etc. En d’autres termes, cela nécessitait la présence d’une administration pour, de manière constante, aménager le territoire et mobiliser une main-d’œuvre nombreuse afin d’entretenir toutes les infrastructures, notamment les différentes digues. L’agriculture alors pratiquée était une agriculture de décrue qui exploitait le dénivelé entre le lit majeur et le plateau désertique qui entoure la vallée. Le territoire était organisé en bassins — constitués en élevant des digues autour de la surface à inonder —, reliés entre eux pour submerger les terres de manière optimale en répartissant au mieux l’eau de la crue dans l’espace : le système des hods.
Au milieu de cette organisation, il pouvait y avoir des canaux « naturels », des défluents, comme le Bahr Youssef qui reprenait la pente sud-nord5. Cependant, le reste des canaux présents sur la carte est en fait une réalité assez récente qui traduit une transformation radicale de l’aménagement hydraulique. Sous Mehmet Ali, le développement de cultures d’exportation pour financer, à travers des monopoles, la constitution d’un État et d’une armée moderne a conduit à remettre en cause l’organisation de l’agriculture. D’immenses travaux sont entrepris pour exploiter la déclivité qui va du sud au nord, plutôt que d’utiliser les pentes transversales au Nil, afin de rentabiliser l’utilisation de l’eau.
Au sud du pays, au niveau d’Assouan, on peut voir deux barrages collés. Le plus en aval et le moins connu, c’est le barrage d’Assouan, dit « barrage des Anglais », « vieux barrage d’Assouan » ou encore « bas barrage d’Assouan » inauguré en 1902, à ne pas confondre avec le haut barrage d’Assouan, construit dans les années 1960. L’enjeu de la construction d’un nouveau barrage était d’augmenter les capacités du lac de réserve. Le premier a été rehaussé en 1912 et 1932 : la population nubienne a donc subi plusieurs fois une modification de son environnement, avant d’être définitivement déplacée en raison de la construction du haut barrage. Ce dernier submerge l’antique Nubie, avec la création d’un immense réservoir appelé lac Nasser, mais qu’on appelle, au Soudan, le lac Nubia. Cette distinction n’a rien d’anodin : il s’agit d’une manifestation des rivalités qui entourent le partage des eaux du Nil6. Le géographe Alain Gascon soulignait que l’Égypte avait ainsi, en quelque sorte, « rapatrié les sources du Nil à sa frontière »7. On pourrait même ajouter que l’Égypte, qui a une gestion de l’eau intégrée à l’échelle nationale, contrôle effectivement le débit du fleuve au niveau de sa frontière traditionnelle : la première cataracte du Nil, sur laquelle sont construits les barrages. Pour autant, cela n’empêche ni les incohérences de sa politique hydraulique ni les tensions avec les autres pays riverains du fleuve.
Le barrage d’Assouan, principale ressource en eau
La construction du haut barrage d’Assouan a modifié le rapport à l’espace, mais la carte ne montre pas un autre paramètre fondamental : l’extraordinaire changement opéré par le grand projet nassérien sur le temps. Avec la dernière crue en 1964, la fin de l’inondation du pays un tiers de l’année entre juillet et novembre bouleverse profondément le rythme de la société, calé jusque-là sur les travaux agricoles. Dans le calendrier pharaonique, l’année était divisée en trois saisons : celle de l’inondation, celle des semailles et celle de la récolte. Le Nil était donc étroitement associé, avec la crue annuelle qui apportait l’eau et rendait fertile la terre, au cycle du temps, à l’image de la vie et à l’idée de résurrection. L’érection du haut barrage d’Assouan, symbole par excellence de la modernité, accentue la rupture avec l’appréhension traditionnelle du temps en même temps qu’elle modifie le rapport à l’eau des Égyptiens, en ayant modifié leur rapport au Nil. Le poids de ce dernier sur la vie quotidienne n’est plus le même et, pour la majorité de la population, le lien avec le fleuve est devenu un peu plus abstrait.
Même du point de vue du secteur agricole, qui représente encore presque un quart du PIB et des emplois du pays, l’usage de l’eau a changé. On peut l’observer à travers les évolutions spatiales et sociales. La question des vieilles terres est, dans une certaine mesure, éclipsée par les projets de bonification dans le désert, tandis que les fellahs ont été progressivement marginalisés au profit des « diplômés »8 et des entrepreneurs.
Le Nil est aujourd’hui, sur sa portion égyptienne, un cours d’eau totalement domestiqué : son régime (ou son débit) est régulier et ce n’est plus un « fleuve sauvage » (les fameux crocodiles, par exemple, sont retenus derrière le haut barrage d’Assouan). Son aménagement a eu des impacts environnementaux non négligeables9 et s’est fait au prix d’une forme de réification des liens entre les Égyptiens et le fleuve. Il garde un poids symbolique très fort, mais les dimensions affective, spirituelle et autres se sont quelque peu évaporées au profit de sa dimension économique : il est la principale ressource en eau du pays.
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1Certaines cités de l’Égypte antique (ou de la Mésopotamie) sont aujourd’hui éloignées des rives des cours d’eau, au bord desquels elles s’étaient fondées, car les lits des fleuves se déplacent. On pense à Pi-Ramses (ou à la cité d’Ur, en Irak, qui est aujourd’hui en plein désert).
2En 2022, la population égyptienne est évaluée à 102 millions d’habitants.
3La thèse de Sylvie Fanchette, Le delta du Nil : enjeux et limites du contrôle territorial par l’État, avait pour objet ce front pionnier qu’est le delta, et celle, récente, de Delphine Acloque, Conquérir le désert : recomposition des acteurs et des territoires agricoles en Égypte décrit les dynamiques agricoles sur les marges du delta.
4Pour plus d’information sur la géographie de l’Égypte dans l’antiquité, voir Pierre Tallet, Claire Somaglino, Chloé Ragazzoli et Frédéric Payraudeau, L’Égypte pharaonique. Histoire, société, culture, Armand Colin, 2019.
5Le Bahr Youssef est un cours d’eau endoréique, c’est-à-dire qu’il ne se jette pas dans une mer. Initialement, il terminait sa course dans le Qaroun (ou Moéris dans l’Antiquité). On parle ainsi, de manière impropre de l’oasis du Fayoum, alors qu’en réalité il ne s’agit pas d’une source d’eau, mais d’une dépression dans laquelle ce défluent du Nil se jette.
6Wahel Rashid, « Tensions sur le Nil » in Atlas de l’Égypte contemporaine, CNRS Éditions. Paris, 2020.
7« Combat sur le Nil : la guerre de l’eau ? » Bulletin de l’Association de géographes français (BAGF), s. d., juin 015.
8Dans les années 1960-1970, l’État octroyait des terres aux diplômés agricoles pour moderniser l’agriculture, puis dans les années 1980, aux personnes diplômées de l’université en général pour faire face à la progression du chômage.
9La balance entre les avantages (surtout économiques) et les inconvénients (surtout écologiques) est un débat récurrent à propos des barrages. Le géographe Habib Ayeb propose à cet égard une analyse contrefactuelle intéressante dans « L’Égypte et le barrage d’Assouan. Que serait l’Égypte sans ce très grand barrage ? » Hérodote No. 103, 2001.