Égypte. L’économie va mieux que les Égyptiens

Trois ans après la signature d’un accord avec le FMI qui lui apportait 12 milliards de dollars, l’économie égyptienne présente des résultats dans de nombreux secteurs comme la croissance, l’inflation ou le chômage, mais la population n’en bénéficie guère. La pauvreté, la gloutonnerie des généraux, le dévoiement des subventions ont appauvri les deux tiers des Égyptiens.

Dimanche 20 octobre 2019 à Washington, devant ses pairs du Groupe des 24 pays émergents les plus importants, Mohamed Maait, 57 ans — un pur produit de la bureaucratie égyptienne — ministre des finances depuis l’an dernier n’est pas peu fier d’afficher les performances de son économie : près de 6 % de taux de croissance sur l’année. Un chiffre qui rivalise avec celui de la Chine et fait pâlir d’envie les 23 autres ministres de pays en voie de développement. À de rares exceptions, ils stagnent désespérément dans les basses eaux avec à peine 1 à 2 % de progression, voire pire pour les orgueilleux potentats du Golfe qui, avec la baisse des prix pétroliers, découvrent les inconvénients de taux de croissance négatifs.

Le Caire a d’autres bonnes nouvelles à annoncer : l’inflation a baissé, loin des + 30 % d’il y a trois ans quand en novembre 2016 le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi signait enfin, après les années d’atermoiement de ses prédécesseurs, un accord de confirmation avec Christine Lagarde, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI). En échange d’un prêt de 12 milliards de dollars (10,75 milliards d’euros) sur trois ans versé au rythme d’un milliard par trimestre, l’Égypte s’engageait à dévaluer sa monnaie, à réduire son déficit budgétaire, à durcir sa politique monétaire et à libéraliser un tant soit peu son économie. Aujourd’hui, la hausse annuelle des prix tourne autour de 8-9 %, les réserves de change augmentent, les finances publiques s’améliorent, l’endettement public est maitrisé et le service de la dette ne serait plus intolérable.

Et pourtant, les Égyptiens, dans leur immense majorité, n’ont pas le sentiment que ça va mieux pour eux. Le ressenti est à des kilomètres de ces résultats. Comment expliquer l’écart ? Début octobre encore, quelques milliers de manifestants osaient défier une répression impitoyable qui s’est traduite par 4 000 arrestations selon les ONG. Il y avait bien sûr l’indignation devant les palais dignes des « Mille et une nuits » construits pour abriter les pontes de la kleptocratie cairote alors que des dizaines de millions d’Égyptiens sont parqués dans des quartiers inhabitables et croupissent dans des taudis dégradants. Mais la colère égyptienne va au-delà et se nourrit de sérieux griefs.

Un tiers de la population est pauvre

Et d’abord la pauvreté. Selon les travaux d’un centre égyptien dévoilés en octobre 2019, 32,5 % de la population est pauvre, d’une pauvreté insupportable. Est réputé pauvre celui qui gagne moins de 1,90 dollar (1,7 euro) par jour, soit environ 700 dollars (627,12 euros) par an. Une misère pour au moins 30 millions d’Égyptiens qui survivent avec à peine plus qu’un citoyen de la République centre africaine, un pays en guerre depuis 30 ans ! La pauvreté a progressé de plus de 11 % dans les plus grandes villes du pays (Le Caire, Alexandrie, Port-Saïd, Suez) depuis 2016, les campagnes s’en tirent à peine moins mal. La moitié de la population bénéficie d’à peine 17 à 18 % du PIB selon Wid World, une base de données établie par l’équipe de Thomas Piketty, spécialiste des inégalités dans le monde. Autant que 1 % des plus riches !

Bien sûr, les pauvres ont accès à des subventions pour se nourrir, s’éclairer et se déplacer ; le pain, l’électricité et les carburants sont en théorie moins chers pour eux grâce à ces fameuses subventions tant décriées. À condition d’être admis à la table, les obstacles sont multiples et loufoques : les nouveau-nés n’y ont pas droit, les retraités en sont volontiers radiés, la détention d’un téléphone portable suffit à vous en exclure. Les produits alimentaires réservés aux pauvres sont plus chers que les prix de marché, le litre d’huile d’olive coûte 26 % plus cher, le kg de sucre 11 %. Enfin, la hausse des prix est oubliée, gommée. Jusqu’à une époque récente, des produits étaient distribués aux pauvres. Désormais, ce sont des espèces. En 2016-2017, l’inflation a dépassé pendant de longs mois 30 % et les aides alimentaires n’ont pas été relevées d’autant.

La maîtrise du budget s’est faite en réduisant le poids des subventions dans les dépenses publiques, celles pour l’alimentation ont baissé de 44 % depuis la loi de finances 2017-18, le nombre des bénéficiaires a reculé de 3 millions. Le résultat recherché a été atteint et place a été faite dans le budget pour une autre dépense, le paiement des intérêts versés aux carry traders, une nouvelle « race » de financiers qui vit de l’écart de rendement entre l’argent qu’ils empruntent à New York ou à Londres à moins de 1 % et celui qu’ils prêtent aux autorités égyptiennes à plus de 6 % pour financer leur déficit qui se maintient autour de 5 % du PIB. Aujourd’hui, le service de la dette absorbe 70 % des impôts payés par la population. On appauvrit les pauvres pour enrichir les riches…

Effets désastreux des entreprises « en kaki »

Sur un de ses chevaux de bataille favoris, les privatisations, le FMI a eu moins de succès, tout au plus une affaire de tabac vendu et des ouvertures modestes du capital de deux banques. Pourquoi cette timidité ? Les entreprises en kaki, où les généraux ont des intérêts, sont majoritaires dans le PIB du pays. L’armée égyptienne, compte tenu de l’impécuniosité chronique du Trésor, verse à ses chefs des retraites médiocres. Pour pallier cela, les généraux en fin de carrière se voient offrir des postes dans des sociétés publiques. La conséquence — dramatique pour l’économie — est un blocage de l’offre. Ces entreprises militaires ont des pratiques exorbitantes du droit commun, réduisent la concurrence des civils dans leur secteur, accaparent le crédit bancaire, contournent les appels d’offres, évincent par des moyens extra-économiques leurs concurrents, comme dans le ciment où ils ont conduit au retrait d’une multinationale italienne.

Signe du poids des généraux dans le régime militaire du maréchal Sissi, le FMI a dû accepter d’exempter les entreprises militaires de la hausse de la TVA prévue dans l’accord de novembre 2016. Tout cela se traduit par une productivité médiocre, des prix supérieurs à ceux du marché et à une dramatique insuffisance de la création d’emplois.

Stagnation de l’emploi

Plus de 1,6 millions de demandeurs d’emploi supplémentaires arrivent chaque année sur le marché du travail et pour la plupart rejoignent une immense armée de réserve, celle des oisifs et des condamnés aux petits boulots, dont de très nombreux diplômés de l’université, qui ne leur rapportent rien ou presque. L’emploi dans les entreprises privées stagne désespérément et seul le secteur informel recrute sans garantie aucune. Malgré une dévaluation record de la livre égyptienne amputée de 50 % de sa valeur, les investissements étrangers ne sont pas arrivés contrairement à ce qui se passe ailleurs en pareil cas. Seuls les hydrocarbures ont attiré des multinationales comme l’entreprise pétrolière italienne ENI qui a développé un immense gisement gazier et rendu l’Égypte autosuffisante. Mais rien de pareil dans l’industrie manufacturière ou dans les services, les investissements directs étrangers (IDE) y ont été inexistants ou presque, et il n’y a pas eu la création d’emplois promise. Conscient du défaut majeur de sa stratégie, le ministre des finances promet de demander un nouveau prêt au FMI en mars 2020 pour justement développer l’investissement et surtout les jobs.

Confrontés à des subventions rognées et à l’absence d’emplois, les jeunes Égyptiens ont des raisons d’écouter Ali Mohamed, l’entrepreneur réfugié à Madrid qui dénonce les scandales du régime, et d’en faire un rival du maréchal Sissi. Le précédent de la Tunisie où un obscur professeur de l’université de Tunis a remporté récemment les élections présidentielles avec 72 % des voix devrait faire réfléchir au Caire.

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