Égypte. La mosquée Al-Azhar se démarque du président Sissi

Une campagne de boycott des produits français a été lancée dans quelques pays musulmans, en réponse aux propos d’Emmanuel Macron sur l’islam, « religion qui vit une crise partout dans le monde aujourd’hui » et à la republication des caricatures du prophète Mohammed par Charlie Hebdo. Dans le concert des réactions officielles, l’institution religieuse d’Al-Azhar en Égypte semble aujourd’hui la seule à échapper au contrôle du président Sissi.

Le Caire, cour intérieure de la mosquée Al-Azhar
Sailko/Wikimedia Commons

Une onde de choc a frappé la société française suite à l’assassinat du professeur d’histoire Samuel Paty le 16 octobre 2020. L’attentat a durci les attaques du président Emmanuel Macron contre le « terrorisme islamiste », dont il avait déjà parlé lors de son discours du 2 octobre sur le « séparatisme islamiste ». Dans la foulée, le ministère de l’intérieur a annoncé une panoplie de mesures, dont la dissolution du Comité contre l’islamophobie en France (CCIF), contre des acteurs liés selon lui à la « mouvance islamiste ».

Cette position officielle française a suscité une vague de colère et de manifestations dans les mondes arabe et musulman, à tel point que le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian a fini par lancer un « message de paix au monde musulman » le 29 octobre 2020. Deux jours plus tard, un entretien long avec Emmanuel Macron était diffusé par la chaîne Al-Jazira, dans lequel le président français baissait d’un ton :

On m’a fait dire : ‟Je soutiens les caricatures humiliant le Prophète.” Moi, je suis favorable à ce qu’on puisse écrire, penser, dessiner librement dans mon pays. C’est un droit, ce sont nos libertés. Je comprends que ça puisse choquer, je respecte cela, mais il faut en parler.

Dar Al-Iftaa, caisse de résonance du régime

Avant cela, fin septembre, le ministre français de l’intérieur Gérard Darmanin avait déclaré que son pays était en guerre contre le terrorisme islamiste. Le cheikh de la mosquée Al-Azhar en Égypte, Ahmad Attayeb, avait alors fait part de son « indignation » via le compte Twitter d’Al-Azhar et de sa « colère profonde » devant la persistance de certains responsables occidentaux à utiliser l’expression de « terrorisme islamiste » » et appelait à criminaliser cet usage. Il a ajouté qu’ « accoler l’accusation de terrorisme à l’islam ou à l’une des religions monothéistes est un amalgame désolant ». Attayeb est par ailleurs francophone, selon son curriculum vitae disponible sur le site d’Al-Azhar, et traduit du français vers l’arabe. Cette mosquée, qui abrite également l’université d’Al-Azhar, est la plus vieille et la plus importante institution de théologie encore en exercice dans le monde musulman, fondée à la fin du Xe siècle par les Fatimides. Sa plus haute autorité est le Conseil des oulémas. Al-Azhar est, selon la Constitution égyptienne, la référence théologique principale du pays.

Le mufti d’Égypte Chawki Allam se trouve à la tête de Dar Al-Iftaa, une institution officielle dont le rôle religieux est d’émettre des fatwas, mais qui a également un rôle juridique, puisque les juges doivent consulter le mufti lors des condamnations à la peine capitale1. Allam est monté au créneau, déclarant lors d’une émission télévisée le 9 octobre :

Nous avons étudié la question [de l’extrémisme] en 2016, et nous avons découvert que près de 50 % des musulmans d’Europe, de la deuxième et troisième génération, font partie des rangs de Daech.

Il a également fait le lien entre cet extrémisme et les « agendas des Frères musulmans ou d’autres ».

Devant le tollé suscité par ces propos, l’institution présidée par le mufti a tenté de rectifier le tir en déclarant sur son compte sur Twitter :

Les propos attribués à l’honorable mufti […] sont faux. Il avait en fait déclaré que la moitié des membres étrangers de Daech étaient des musulmans européens de la deuxième et troisième génération, selon une étude publiée par le magazine Newsweek en 2016.

Un « éclaircissement » qui n’est pas conforme aux propos originaux du mufti. Ceux-ci vont d’ailleurs dans le sens des médias locaux, mais aussi dans celui des Émirats arabes unis, alliés du régime égyptien, et qui ont soutenu la position officielle française.

« Une campagne méthodique visant l’islam »

Le cheikh d’Al-Azhar a commenté à titre personnel les propos du mufti sans le nommer, et a écrit sur Twitter :

Les musulmans sont des terroristes ?! Ce sont là des propos qui ont induit beaucoup de personnes en erreur, y compris des musulmans. En vérité, […] les musulmans ont bâti une civilisation partout où ils sont allés. Aujourd’hui, ils sont victimes d’une politique de deux poids deux mesures dans de nombreux pays [européens].

Après les attentats, Al-Azhar a publié une déclaration dans laquelle il condamnait « l’acte extrémiste de l’assassinat d’un professeur » et a qualifié l’attentat de terroriste. Le cheikh Hassan Al-Chafai, ancien président de l’Académie de langue arabe d’Égypte et membre du Conseil des oulémas d’Al-Azhar a également condamné l’assassinat. Mais il a imputé à Charlie Hebdo une part de responsabilité, arguant que

la publication de ces dessins en 2015 a provoqué un attentat et fait plusieurs victimes. Le journal savait que la republication de ces dessins aurait des conséquences graves. Nous soutenons la liberté d’expression — et toute forme de liberté en général -– mais celle-ci doit être responsable. Nous devons éviter de provoquer les gens et de les pousser au terrorisme en souillant tout symbole sacré.

Mais avec la montée des discours sur le « terrorisme islamiste » en France, Ahmad Attayeb s’est exprimé pour la troisième fois sur Twitter le 24 octobre :

Nous assistons à présent à une campagne méthodique visant à mêler l’islam à des batailles politiques, et à créer le chaos en s’attaquant à notre Prophète […]. Nous n’acceptons pas que nos symboles sacrés soient les dommages collatéraux d’une piètre spéculation sur le marché politique des batailles électorales. À ceux qui justifient leurs attaques contre le Prophète de l’islam, je dis : la vraie crise résulte de votre duplicité intellectuelle et de vos agendas réducteurs, et je vous rappelle que la première responsabilité des leaders [politiques] est de préserver la paix sociale, de respecter les religions et de protéger leurs peuples des divisions internes, et non de susciter des conflits au nom de la liberté d’expression.

Parallèlement à ces déclarations, la mosquée d’Al-Azhar a fermement condamné l’attaque contre deux femmes musulmanes à Paris le 21 octobre, en affirmant que

les réactions aux attaques terroristes qui varient selon la religion de l’agresseur sont honteuses, créent un climat de tension et nourrissent les conséquences du terrorisme entre les différents croyants.

« Vous me fatiguez, honorable imam »

Ce n’est que le 28 octobre que le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi a enfin pris la parole pour commenter ce sujet, à l’occasion du Mouloud. Il a exprimé son refus de « porter atteinte aux prophètes » et a estimé que « l’exagération dans l’exercice de la liberté peut devenir une forme d’extrémisme quand elle touche aux droits des autres ». Mais durant tout ce mois d’octobre 2020, seuls Al-Azhar et son cheikh réagissaient aux déclarations officielles françaises, tandis que Dar Al-Iftaa faisait le dos rond, ce qui souligne la dissension des positions des deux institutions. Cette différence de réaction a été lue comme une opposition d’Al-Azhar à la politique extérieure de Sissi, mais la réalité est plus complexe.

Le régime de Sissi témoigne d’une inimitié claire contre le cheikh d’Al-Azhar qui ne date pas d’hier. En 2017 déjà, le président lui a dit, lors d’un discours à l’académie de police retransmis à la télé au cours duquel Sissi critiquait la procédure de divorce religieux : « Vous me fatiguez, honorable imam ». Puis en 2019, dans le cadre des réformes constitutionnelles qui devaient permettre à Sissi de rester à son poste au moins jusqu’en 2024, une proposition — qui n’a jamais été rendue officielle — devait permettre au président de démettre le cheikh d’Al-Azhar de ses fonctions, mais a finalement été abandonnée. Et en juillet 2020, une loi devait être votée par le Parlement afin de subordonner Dar Al-Iftaa à l’exécutif. Mais quand Attayeb a écrit au président du Parlement pour lui demander d’assister au débat et au vote sur cette loi, celle-ci a été retirée.

Pourtant, dans tout cela, le cheikh d’Al-Azhar ne se comportait pas comme un opposant politique, mais dans les limites de ce qu’il considérait être son rôle religieux tel que déterminé par la Constitution, soutenu par le Conseil des oulémas. Ce Conseil, fondé en 1911, a exercé ses fonctions à la tête d’Al-Azhar jusqu’à sa dissolution par Gamal Abdel Nasser en 1961. Ses prérogatives ont alors été transférées à l’Académie des recherches islamiques, un autre organisme d’Al-Azhar.

Après la révolution de janvier 2011, le cheikh d’Al-Azhar a demandé la restauration du Conseil, accordée par l’armée début 2012, avant la présidence de Mohamed Morsi, membre des Frères musulmans. Ce timing a permis d’y faire siéger des personnalités indépendantes. La nouvelle Constitution de 2012 définit sa mission comme étant « l’élection du cheikh d’Al-Azhar en cas de vacance », ce qui n’était pas le cas jusque-là, « et proposer un de ses membres comme candidat au poste de mufti de la République ». Depuis, les prises de position du Conseil des oulémas se sont distinguées par leur indépendance, restant en conformité avec les principes constitutionnels. Cela leur a donné une image d’opposants, surtout après avoir contesté des déclarations officielles.

Quand le cheikh prend ses distances

Plus encore que l’institution à laquelle il appartient, le parcours du cheikh d’Al-Azhar explique ses prises de position. Il était en effet membre de la commission politique du Parti national démocratique (PND) de l’ancien président Hosni Moubarak. Dès sa nomination à la tête d’Al-Azhar, il a présenté sa démission du parti, par souci d’indépendance. Il a refusé la démission de son porte-parole qui avait participé aux manifestations anti-Moubarak en 2011. Après la révolution, Attayeb a œuvré contre la polarisation du débat public entre islamistes et séculiers. Il a toutefois soutenu le coup d’État militaire en juillet 2013, sous réserve d’organiser une élection présidentielle anticipée, et a déclaré choisir « le moindre mal ». Le cheikh d’Al-Azhar a plus tard fermement condamné la répression des manifestants pro-Morsi, en menaçant de se retirer de la vie publique si cela se poursuivait. Ce qu’il a fait, après les massacres de la place de Rabaa le 14 août 2013 qu’il a également condamnées.

Il ne s’est plus présenté à son poste des semaines durant. Mais devant l’insistance de son entourage, il a fini par le réintégrer. Depuis, Attayeb refuse de mentionner les partis politiques dans ses déclarations, y compris les Frères musulmans, contrairement au ministère des affaires religieuses et à Dar Al-Iftaa.

L’ancien et influent mufti de Dar Al-Iftaa Ali Jomaa est un soutien inconditionnel du régime de Sissi dans sa guerre contre les Frères musulmans. Les principaux membres de l’institution sont en effet ses anciens élèves, car il a été à la tête d’Al-Azhar entre 1999 et 2013 et responsable donc de la formation théologique des étudiants. Il aidait également financièrement ses étudiants les plus pauvres. Devenu mufti, il a placé ces derniers dans des postes clés, y compris en dehors de cette institution, comme Oussama Assayed, le conseiller de Sissi aux affaires religieuses.

Tentative d’apaisement de Le Drian

Lors de sa visite en Égypte le 8 novembre 2020, Jean-Yves Le Drian a rencontré Sissi ainsi que son homologue égyptien, avant de s’entretenir avec le cheikh d’Al-Azhar. Le ministre français a affirmé :

Nous avons un premier principe qui est le plus grand respect de l’islam. […] Je veux également dire que les musulmans font pleinement partie de la société française.

De son côté, le site d’Al-Azhar a rapporté qu’Ahmad Attayeb a affirmé à Le Drian son estime pour ses déclarations, mais il a également insisté qu’il refusait « toute attaque contre le prophète Mohammed, et nous poursuivrons devant les tribunaux internationaux quiconque lui porterait atteinte, même si nous devions y consacrer notre vie ». Il a également renouvelé son refus de l’expression « terrorisme islamiste ». Le cheikh d’Al-Azhar a également déclaré que

tous les musulmans à travers le monde — peuples et gouvernements — refusent le terrorisme qui se réclame de la religion et l’islam n’a rien à voir avec cela. […] Nous ne disons pas cela pour nous excuser, car l’islam n’a pas besoin que l’on s’excuse pour lui.

La visite de Le Drian a peut-être révélé le rôle unique joué par Al-Azhar durant cette crise. Certes, l’institution égyptienne n’a pas la légitimité de l’Arabie saoudite, qui abrite les lieux saints de l’islam. Mais en plus d’avoir pris en considération les sentiments des musulmans, il a su inscrire le discours français sur l’islam dans son cadre électoraliste, et c’est là où réside sa force.

1Son avis est toutefois consultatif et n’est en rien contraignant pour le tribunal.

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