Égypte. La rente mémorielle aiguise bien des appétits

En Égypte, le patrimoine est avant tout un enjeu de politique intérieure et une ressource économique. Le régime n’a rien à faire valoir sur le plan social de bien concret auprès de sa population, par conséquent le patrimoine sert deux objectifs : trouver un dérivatif nationaliste, et faire rentrer des devises grâce au tourisme.

Entrée principale du Musée national de la civilisation égyptienne (NMEC), au Caire
Roland Unger/Wikimedia Commons

Pour le gouvernement égyptien, archéologie égale tourisme. Même si le tourisme balnéaire de mer Rouge s’est beaucoup développé et a même sauvé le secteur pendant les années troublées qui ont suivi 2011, le tourisme culturel de la vallée du Nil reste l’image de marque du pays. Le Caire voit grand, avec des circuits de plus en plus automatisés qui charrient un tourisme de masse. Avec les transferts des travailleurs expatriés, le canal de Suez, et l’aide américaine, le tourisme est en effet l’un des pôles de l’économie de rente égyptienne, même s’il ne représentait en 2019-2020 que 2 % du PIB (des chiffres largement perturbés par la crise sanitaire) et peinait toujours en 2018, avec 11,3 millions de touristes contre 14,7 en 2010.

Le mélange des genres s’est pleinement exprimé en 2019 quand Khaled El-Ennani, égyptologue chevronné et ministre des antiquités depuis 2016 est devenu ministre du tourisme « et » des antiquités, l’ordre des mots n’étant pas anodin. La priorité accordée aux chiffres de fréquentation se traduit par des choix de gestion et d’aménagement des sites privilégiant souvent le rentable et le spectaculaire sur la rigueur scientifique. Les budgets onéreux qu’il faudrait consacrer à la conservation et au traitement des édifices pour stopper leur dégradation seront ainsi jugés non essentiels, car leurs effets sont peu visibles, alors que les parkings pouvant accueillir des cars ou les centres d’accueil des visiteurs concentreront les dépenses et les attentions. De même remontera-t-on à la va-vite et in situ des obélisques ou autres monuments sans se préoccuper de leur emplacement initial, afin de donner rapidement un aspect attractif et parlant à des sites trop dégradés.

Si certaines restaurations, notamment dans le Caire islamique, peuvent être considérées comme réussies, d’autres constituent de véritables déprédations, comme le repavement de la cour de la grande mosquée d’Al-Azhar en mode carreaux de salle de bain. Les plus respecteuses et les plus réussies sont celles conduites par des opérateurs privés, comme les travaux réalisés par la Fondation Agha Khan pour rendre tout son éclat à la délicate mosquée Aqsunqur, dite aussi « la Mosquée bleue », au pied de la Citadelle.

Des cabinets d’architectes se sont aussi emparés du sujet, combinant sauvegarde du patrimoine et insertion des populations riveraines : un couple de Polonais (Archinos Architecture) établi en Égypte de longue date a su mobiliser crédits étrangers (européens et français) et autorisations du ministère pour redonner vie au maqad (salle de réception) de la résidence du sultan Qaitbay dans la Cité des morts. Outre une restauration très respectueuse des bâtiments avec l’aide d’ouvriers du quartier, ils organisent des événements culturels et ont attiré de jeunes artistes qui aident les artisans locaux à préserver et transmettre leur savoir-faire tout en renouvelant leur vocabulaire stylistique. Pendant la crise sanitaire, des masques ont été distribués aux habitants alentour.

Une initiative similaire est en cours de réalisation dans la ville de Qena en Haute-Égypte, sous l’impulsion de jeunes architectes égyptiens. De telles opérations permettent à la fois de sauver des éléments du patrimoine architectural et d’empêcher la disparition de pans entiers de l’artisanat égyptien, menacé par un désintérêt patent des autorités et la concurrence des produits chinois qui ont envahi le marché. Depuis 2011 et les lendemains qui déchantent, et face à la répression, de nombreux activistes, notamment des jeunes, ont prudemment délaissé la politique pour s’impliquer dans des projets locaux portant sur la protection de l’environnement ou la défense du patrimoine. Mais leur combat est souvent par trop inégal.

Les opérations de prestige du ministère, largement couvertes par les médias, ne doivent pas faire oublier que l’État laisse faire, voire réalise lui-même des destructions irréversibles. Pour ne citer que deux exemples, à Alexandrie, en dépit de la mobilisation des habitants, la villa Aghion construite par Auguste Perret en 1926 a été détruite pour laisser le champ libre aux promoteurs. Au Caire, la Cité des morts, véritable musée à ciel ouvert inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, va être défigurée et dénaturée par le percement d’une route, commencé en juillet 2021 sans consultation de l’organisation onusienne, pour desservir la Nouvelle Capitale ; dans ce type de situation, les populations sont expulsées sans ménagements.

Souvent l’armée n’est pas loin, notamment quand de juteux marchés se profilent derrière des projets urbains, immobiliers ou touristiques, à faible coût (matériaux subventionnés, pas de taxes, main d’œuvre « captive » de conscrits) et haut rendement. Depuis 2019, les chantiers archéologiques ont été classés zone militaire. Sur la côte du Golfe de Suez, le site de Ouadi El-Jarf a livré, entre autres vestiges de première importance, des papyrus de la IVe dynastie d’une valeur inestimable, qui permettent de comprendre l’organisation administrative de l’État pharaonique et même la construction des pyramides de Gizeh. Mais la poursuite des fouilles est menacée par des projets de BTP, alors même que les rives de la mer Rouge sont déjà presque complètement bétonnées.

L’héritage pharaonique récupéré par le discours nationaliste

Le gouvernement égyptien ne perd pas une occasion de mettre les pharaons et leurs vestiges au service de l’orgueil national, dans un contexte général de montée d’un nationalisme vindicatif. À défaut d’un réseau ferroviaire en état de marche ou d’un système de santé décent, des manifestations et des projets de grande ampleur engloutissent des budgets pharaoniques, comme la parade des momies du 4 avril 2021. Il faut faire le plus grand, le plus vite, le plus haut, souvent sans avoir défini au préalable la cohérence d’ensemble et les fonctionnalités de chaque élément. C’est ainsi que « le plus grand musée du monde » (Grand Egyptian Museum, GEM) aurait dû sortir des sables au pied des pyramides en un temps record si le malfaisant Dieu Corona ne s’en était mêlé, pour être relié par la ligne 4 du métro qui n’existe pas encore au National Museum of Egyptian Civilization (NMEC), sis à l’autre bout du Caire et dédié aux techniques et traditions populaires. Ce bâtiment est resté une coquille vide plus de deux ans après son ouverture (une seule salle à visiter), jusqu’à l’accueil des pharaons défunts. Quant au joli musée de la Place Tahrir, monument historique en lui-même, la foire aux questions a été ouverte pour savoir ce qu’il convenait désormais d’en faire : présentation des dernières découvertes ou des milliers d’objets restitués par les pays étrangers ?

Bien que l’Égypte regorge de richesses archéologiques, le sujet des restitutions occupe une place centrale dans les activités du ministère où des équipes dédiées épluchent les catalogues de ventes du monde entier. Si le ministre se garde de réclamer la pierre de Rosette, exposée au British Museum, les demandes concernant le retour du buste de Néfertiti conservé à Berlin sont récurrentes sur les réseaux sociaux. Morigénées en haut lieu, car elles n’en font jamais assez, les missions étrangères peinent souvent à obtenir les permis de fouilles, perdant de précieuses semaines sur une période de campagne limitée par les conditions climatiques. Ces autorisations renouvelées chaque année peuvent faire l’objet de chantages pour inclure des travaux non prévus et surtout non budgétés, mais qui répondent aux attentes des autorités égyptiennes selon les critères définis plus haut. En novembre 2019, le XIIe Congrès international d’égyptologie s’est tenu dans des conditions fastueuses dans les jardins du palais Manial, grâce au financement des instituts de recherche étrangers, dûment « sollicités » pour la circonstance.

Archéologie et enjeux de pouvoir

Le monde de l’archéologie en Égypte est souvent associé au très médiatique Zahi Hawas, coiffé de son chapeau de cow-boy et au look très « harrisonfordien ». Celui-ci a cédé officiellement son portefeuille à Khaled El-Enani, mais reste en position de vedette et tire les ficelles par le biais de son « fidèle homme de main », le bien nommé Mustafa Waziri (wazir signifie ministre en arabe), vice-ministre et secrétaire général du Conseil suprême des Antiquités. Waziri flatte la fibre nationaliste, multiplie les coups d’éclat et les déclarations flamboyantes. Il éclipse la figure du ministre, contraint à son tour à la surenchère nationaliste pour ne pas perdre sa légitimité politique, et se défendre contre les soupçons plus ou moins implicites que lui valent sa formation à l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO) et sa francophonie.

L’objectif visant à reprendre la main sur un secteur encore très dépendant de l’étranger serait louable s’il s’agissait de passer le relais aux nombreux égyptologues égyptiens compétents qui se voient trop souvent supplantés par des collègues moins sérieux, mais mieux introduits. Pour les nouvelles technologies en archéométrie ou pour la muséographie, l’Égypte doit encore recourir à l’expertise étrangère : pour le musée de la Place Tahrir, les travaux de rénovation ont été confiés aux cinq grands musées européens disposant de collections en égyptologie (Paris, Berlin, Turin, Londres, Leyde), sur financements européens, et au GEM les équipes du Louvre sont à la manœuvre.

Des enjeux de politique intérieure dictent certains choix peu rationnels dans la cartographie des musées. Chaque gouvernorat, chaque ville, veut avoir le sien et les inaugurations se succèdent en une des journaux. Mais une fois éteints les flashs des photographes, nombre de ces petits musées construits hors des circuits touristiques restent peu fréquentés et succombent à l’une des plaies d’Égypte, l’absence d’entretien et de maintenance. Sous la pression des députés de Charqiya, le gouvernorat le plus peuplé, les autorités égyptiennes ont tenu à mettre en valeur un site composite et tardif du delta, en tablant sur une attractivité qui reste à démontrer, compte tenu de l’état des vestiges et des difficultés d’accès.

Champollion dans la tourmente

L’année 2022 marquera le bicentenaire du déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion. L’occasion certainement de célébrer la très fructueuse coopération franco-égyptienne dans le domaine de l’archéologie. Mais nul doute que les sujets de friction et les tiraillements ne manqueront pas. À commencer par la statue du savant sortie du ciseau du sculpteur Auguste Bartholdi, qui trône au centre de la cour du Collège de France à Paris. Le père de l’égyptologie française médite… le pied posé sur une tête de pharaon. Une posture impérialiste aux yeux de certains Égyptiens, qui réclament depuis plusieurs années que la statue soit déboulonnée ou qu’à tout le moins le pied du maître trouve un appui plus modeste.

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